Je hais les acteurs : Paradoxes sur les comédiens
Repoussons les récompenses régressives, misons sur une harmonie à
maintenir.
Le cinéma n’appartient pas aux
spectateurs ni aux producteurs, aux réalisateurs, aux scénaristes : il
appartient aux acteurs et aux actrices qui s’y risquent en Narcisse, qui paient
leur provisoire immortalité au prix de leur mort filmée. Soixante ans
d’auteurisme étasunien ou hexagonal ne sauraient masquer la populaire évidence
de la présence-absence de l’acteur – j’utilise ici à dessein le masculin
générique, pas de piètre procès en misogynie, merci –, matériau-héros de facto. Pour la majorité du public,
« un film de » équivaut souvent et à raison à « un film
avec », n’en déplaise à la cinéphilie élitiste, désormais numérisée,
méprisant le quidam inculte, la
populace du samedi soir et les béotiens incapables de rester assis jusqu’au
générique de fin. Ceci se vérifie aussi dans la pornographie, cependant peu
soucieuse de narration, de caractérisation, d’identification, pourtant
pourvoyeuse d’émotions, pas seulement de sensations d’érection ou d’humidification,
et l’imagerie estampillée expérimentale renonce rarement, finalement, à la
figuration, humaine ou non. Professionnels (de la profession) ou point,
dialogués ou muets, les acteurs appartiennent au régime du magique et du
prosaïque, procèdent à la fois de l’apparition d’élection, de l’épiphanie à
l’infini, de l’agrandissement grotesque (sur grand ou petit écran) et de la
vanité (double sens) funeste. Vincent Maraval sait s’émouvoir du taux de leurs
revenus nationaux, les gens de sa corporation, des deux côtés de l’Atlantique,
autorisent depuis longtemps l’avènement de salaires jugés indécents, en réalité
indexés sur les recettes envisagées, sinon avérées, sur tous les supports et
d’autres encore. Une fois posé fissa l’état des lieux, formulons les enjeux.
Il ne s’agit pas de substituer une
« politique des acteurs » à sa consœur des auteurs, comme le fit
autrefois Luc Moullet dans un essai énamouré, pas davantage de traiter les
acteurs en marmaille, en « bétail », en gosses atteints de progéria, insupportables
et décérébrés, à diriger via le
fascisme soft du ciné. Il
conviendrait plutôt de comprendre que l’acteur demeure un comédien, qu’il
trouve dans les conditions de tournage du film et l’espace-temps particulier du
cinéma les meilleures raisons d’exercer son art ludique et physique, dérisoire
et nécessaire. Contre la légende persistante d’une supériorité de la scène sur
le set, contre l’idée que les
planches naturellement ramènent à l’Antiquité, à l’expressivité véritable
étayée par Eschyle, Sophocle, Euripide et compagnie cosmopolite, le cinéma,
basé sur la discontinuité, y compris en plan-séquence, exige du comédien une
capacité de concentration marathon, en retour le métamorphose en acteur, en « être-là »
pour l’éternité minutée, reproduite, de la projection, du visionnage, émancipé
de l’instant déjà fuyant de la représentation. Des différences s’affichent, une
équipe ne correspond pas à une troupe, la répétition des prises ne duplique pas
celle des tréteaux, loin s’en faut, les spectacles ne se superposent pas point
par point, écrits dans des langues lointaines, adressés à des audiences
diverses. Mais on en revient toujours au corps, et le cinéma, mimesis autant que
praxis, le saisit avec une puissance incomparable, animée, immanente,
privilège refusé à la peinture, à la sculpture, tandis que la danse doit passer
par les images afin de déployer son immensité intime, Moira Shearer magnifiée en
mode Anna Karénine par les Archers ne dira certes pas le contraire.
Si l’on supporte aisément un mauvais
film sauvé par un bon acteur, l’inverse ne s’avère, et envisager la solitude du
samouraï sans Alain Delon, l’ascension puis l’amputation de Barry Lyndon sans
Ryan O’Neal, les oiseaux eschatos ou la kleptomanie de Marnie sans la chère
Tippi Hedren, l’une des actrices les plus mésestimées de sa génération,
passons, relève de la « branlette intellectuelle ». Ces trois
exemples, pris sauf au hasard, démontrent que même les créateurs les plus
tyranniques, les démiurges, les visionnaires, les totems critiques, pratiquent
la dialectique cinématographique avec leurs collaborateurs de valeur. Quant à les
contraindre à se conduire en « modèles » à la Robert Bresson, cela souligne à
l’extrême, in extremis, l’importance
capitale de leur aura artisanale, de
leur chair éphémère. Au théâtre, on joue ensemble, on n’improvise pas, on
voyage en province, on s’accommode des déplorables captations de la télévision,
maintenant disponibles dans les salles, suprême ironie de boucle bouclée. Au
cinéma, on joue avec la caméra, on évolue dans le hic et nunc des lieux, intérieurs ou extérieurs, on se déplace
immobile à la manière papale, urbi et
orbi, sous-titres en option, on compose avec le compositeur et le directeur
de la photographie, avec le monteur et le distributeur, responsables de votre
visibilité, au propre et au figuré. Un acteur peut se dispenser d’un
réalisateur, à l’occasion le remplacer, mettre en scène et en plans sa persona au carré, cf. les cas de Welles,
Cassavetes, Eastwood. Un réalisateur s’attache, acception duelle, à son acteur,
le suit, le désire, AD par Melville ou Visconti, oh oui, et le comportement
apparemment blessant de Hitchcock envers sa « découverte » lui
vaudrait aujourd’hui d’être traité de « porc », le pauvre.
Disney, despote éclairé (sur les
aspirations de ses compatriotes), déchirait ses acteurs, rêve destructeur vite envié
en cas de conflit, de « différend artistique » ou de taille de
caravane. Les rivalités de postes et de classes finissent par refaire surface, a contrario de l’utopique (et factice) démocratie
scénique. La tragi-comédie, genre théâtral contesté, contestable, devient une
vision du monde latente, prégnante, une constante acceptée sur film,
spécialement dans le cinéma italien des années 60 ou son homologue sud-coréen
contemporain. Dans le confort exigeant du cadre, dans la promiscuité-complicité
avec l’objectif pas vraiment inoffensif, le comédien/acteur avance en nuances
ou en excès, donne à voir tout ce qu’il sait faire, sans trop s’en faire, sans
en faire trop. Un haussement de sourcil s’apparente dès lors à un tsunami,
notamment chez Leone, le moindre murmure rime avec un aria d’opéra, cara
Claudia, surtout amplifié, fondu dans la matière sonore par le sound design et le mixage pas sage. Cédons
volontiers à autrui la guerre des ego, ne faisons pas de l’acteur le co-auteur
du métrage, ne le réduisons pas à une simpliste fonction d’interprète, à une
métaphore instrumentale aux mains d’un virtuose avide de visions. Quelque chose
de plus complexe et mélancolique accompagne les acteurs à chaque seconde, à
vingt-quatre images par seconde ou pas, et mes portraits (de femmes, de famille
cinéphile), chronologie à rebours, mon amour, d’Elizabeth Taylor, Charlotte
Rampling, Emmanuelle Riva, Anouk Grinberg, Agnès Godey, Sandrine Bonnaire,
Céline Tran (alias Katsuni), Annie
Girardot, Valeria Cavalli, Raquel Welch, Jacqueline Bisset, Mimsy Farmer,
Marlène Jobert, Jacqueline Pagnol, Laure Marsac, Rebecca De Mornay, mes camées
de Nancy Allen, Angie Dickinson, Melanie Griffith, Jessica Harper, Margot
Kidder, Deborah Shelton, Sissy Spacek (multiples muses émouvantes de Brian De
Palma), Jenny Agutter, Edwige Fenech, Caroline Munro, beau trio, mes quelques
lignes sur les couples Sondra Locke/Clint Eastwood, bis, Gena Rowlands/John Cassavetes, idem, Theresa Russell/Nicolas Roeg, mes hommages à John Hurt, Alain
Delon, again, Peter Lorre élaborent
un écho à ma communauté chorale, témoignent de mon admiration, de mon
affection, un salut à l’ironique Ben Hecht auquel je pique une partie du titre
de ce texte.
Quand on parle d’un acteur, quand on
réfléchit, même en vitesse, avec une poignée de truismes, sur lui, son statut,
sa nature, sa sincérité, ses impostures, on évoque sa silhouette, son visage,
sa voix, ses outils de comédie(n), de drame, sa générosité, sa fragilité. Ni
angéliques ni diaboliques, les acteurs travaillent avec leur cœur, leur peur,
leur mémoire, leur regard. Une comédienne cesse-t-elle d’être elle-même
déplacée au ciné ? Bien sûr que non, et l’on comprend ses réticences, de
quel droit m’assommes-tu de didascalies, mon ami à la caméra ? Maurice
Pialat excella dans le psychodrame, Alain Resnais dans l’onctuosité ; il
n’existe pas une méthode, fi de Stanislavski, il en existe des milliers, pourvu
qu’elles se basent sur la confiance, le respect, l’intelligence du moment et de
l’argument. En 2018, le sacro-saint scénario domine et les financiers réclament
des acteurs bankables. Les stars définitivement disparues, étoiles
mortes au firmament d’avant, tant pis, pas de temps ni d’appétit pour la
nostalgie, des actrices anecdotiques ou remarquables prennent leur place, en
France et partout ailleurs. Au fond (des évocations), le palindrome
s’impose : le cinéma appartient aux acteurs qui appartiennent au cinéma. Conseillons modestement aux
réalisateurs, jeunes ou plus âgés, de se débarrasser des a priori, de ne pas les considérer en ennemis hélas indispensables.
La minable modernité raffole de victimisation, pas uniquement dans les mœurs,
et néanmoins peuvent s’ériger des rapports sereins, fertiles, esthétiques et politiques
– le ciné au sein de la Cité – entre les réalisateurs et les acteurs, les
réalisatrices et les actrices. Le stakhanoviste Stephen King reconnaissait
l’apport des proches ou des connaissances dans l’écriture (en) solitaire,
essayons de l’imiter à propos de filmos, d’art collectif sachant préserver les
individualités, cumuler les rencontres, signifier factuellement plus et mieux
qu’une signature, peu importe son prestige et sa légitimité.
Réévaluer l’acteur dans le processus et le résultat filmiques ne
déprécie pas le réalisateur, ne le spolie pas de son rôle majeur, met en
lumière son talent à tailler le marbre du réel, à parvenir à en extraire avec
ses partenaires un morceau de beauté, d’intégrité, de dangerosité. Et Andy
Serkis, spécialiste productif de la motion
capture, peut en effet se réjouir des nouvelles possibilités offertes à sa
vieille, ravissante activité par la technologie des logiciels, face aux cassandres larmoyantes et aux nécrophiles habiles à enterrer un art industriel
et séculaire. Digitalisé, l’acteur sort vainqueur de sa lutte contre la montre,
l’oubli, l’amnésie, le matraquage, le dépucelage, maladies auto-immunes du
cinéma, à défaut d’une révérence d’obsolescence, il trouve un territoire sur le
tard, une aire de jeu(x), tant mieux. Malgré tout, rien ne supplante
l’épiderme, les imperfections, les interactions en direct et la liaison,
amoureuse ou non, nous reliant (à nous-mêmes) à travers l’écran. L’acteur,
technique ou intuitif, médiocre ou médium, parasite ou patient, pénible ou
bouleversant, parfois les deux en même temps, se réinvente comédien grâce au
réalisateur et à lui-même, au miroir fantomatique de sa liberté préservée,
démultipliée, protégée sur pellicule ou fichée dans un fichier informatique.
L’acteur filmé continue à nous refléter, à nous (faire) réfléchir, à nous
captiver en nous émancipant. Ne doutons pas que Diderot, délocalisé dans notre
présent, lui consacrerait un second essai.
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