Monster Boy : Comme les cinq doigts de la main


Tel(s) père(s), tel fils ? Pas tout à fait, pas totalement, et heureusement.


Fils tu sais la vie c’est pas un film
Ça dure pas une heure et demi deux heures et puis on rembobine
Les gangsters ne font pas de vieux os
Si oui oui derrière les barreaux

Stomy Bugsy, Mon papa à moi est un gangster

Souvent violent et parfois poignant, Monster Boy délocalise Sophocle du côté de Séoul. Un adolescent au prénom d’arbuste, élevé par cinq pères gangsters, découvre tel Œdipe une vérité à se crever les yeux, ou à se réfugier in fine dans un carnet de croquis. Contrairement au Grec incestueux, notre Sud-Coréen ne commet pas l’irréparable avec sa mère patraque, il se contente de la perdre, en pleurs, à genoux, hurlant-questionnant face à l’irréversible accompli par l’un de ses papounets d’une balle en pleine tête, de surcroît dans une chambre d’hôpital, malgré le talisman d’un mouchoir d’enfant. Si le mélodrame aménage quelques moments de relâchement, ose un soupçon de sourires, l’atmosphère ne prête guère à rire, et le gang des Serpents ne compte aucun marrant, mis à part le psychopathe hilare qui se marre constamment, avec un faux air de Joker à la sauce Nicholson. Tendu vers la révélation, tendu comme une corde pour se pendre à force d’apprendre la paternité, la fausse et la vraie, le métrage déploie une évidente densité durant ses deux heures assez admirables (on peut se passer des dispensables suppléments promotionnels du disque français). Les cinéphiles épris d’Asie se souviendront de Old Boy, Kim Sang-bum par ailleurs monteur-collaborateur de Park Chan-wook, de J’ai rencontré le Diable, dont Mowg composa aussi la musique, similaires voyages dans le temps affolants et miroirs d’abîmes ne laissant personne indemnes, surtout pas le protagoniste auparavant candide ou presque. Kim Yoon-seok, terrible, pitoyable, par conséquent tragique selon Aristote, cependant bien moins pervers que Christopher Walken dans Comme un chien enragé, psychodrame écrit par le fils d’Elia Kazan, faut-il le rappeler, emploie le terme « souiller » à (dé)raison, dès lors que se déroule un récit de corruption, enraciné dans un enlèvement liminaire, à l’instar de Save the Green Planet, le précédent effort apparemment bien plus léger de Jang Joon-hwan, sorti dix ans plus tôt et pas directement en vidéo.



L’acteur majeur de The Chaser, The Murderer ou The Priests se fait ici l’apôtre taciturne et sans remords du déterminisme, dispensant au gamin pas un brin serein une mauvaise éducation à main armée, pourtant exempte de la pédophilie en mode Pedro Almodóvar. Geun-young, gosse autrefois traumatisé par son kidnapping crapuleux, cantonné à la cave de cauchemar, finira par se retourner contre sa famille d’adoption et de déréliction, pour laquelle le christianisme national ne signifie rien, dans laquelle une femme se réduit à une esclave domestique, aux pieds menottés puis aux orteils sectionnés, de quoi lui couper l’envie d’aller voir au-delà de la pépinière remplie de mauvaises graines, couverture arboricole pour les malfrats finalement piégés par leur relative humanité. Dans Monster Boy, le gangstérisme rime avec le capitalisme, collusion de saison avant qu’un grand massacre sis à l’intérieur d’une usine de ciment ne vienne solder quasiment tous les comptes, fratricide agencé par le héros révolté. Le boss du BTP, éminence grise en costume immaculé, se fera dessouder in extremis lors d’une parade publicitaire en public, petite sauterie en plein air pour fêter la rénovation du quartier, que gênait le couple des avérés géniteurs sans peur, pas sans espoir de revoir leur rejeton devenu depuis une machine à tuer aussi précise et impitoyable que le mercenaire du Killer de John Woo, source d’inspiration probable de l’élégance énergique des poursuites et des fusillades. Hwayi devra ainsi dégommer ses ennemis intimes, regarder droit dans les yeux son monstre à la The Host, descendre doublement, cruellement, ses deux paternels, en bonne logique freudienne.



Vivre à la manière des gens nommés normaux, par exemple de la jolie lycéenne espiègle portée sur la photographie, témoin sidéré, épargné, d’un meurtre de flic very ripou, il ne le peut, le malheureux, il ne sait que lui offrir une orange, forcément amère, et une image gentiment grotesque de cellulaire générationnel. Quand tout se termine, quand l’histoire et l’hiver s’achèvent, le dessinateur amateur, destiné à une école spécialisée puisque « différent » de ses supposés parents en écho aux papas improvisés de Coline Serreau, retrouve la survivante estropiée, assise sur un banc, feuilletant le temps du générique conclusif ses croquis précités, relecture disons révisionniste, apaisée, des personnages épurés de leurs outrages. L’ultime plan en Scope saisit son visage porteur d’un sourire interrogatif devant ce visiteur invisible, deviné de dos, muni d’un sac en plastique rempli d’agrumes familiers. Cette coda tendre et triste à la fois procure une réponse pertinente à la question cruciale de la filiation, du contexte, de l’héritage, du fatum. Tout ne paraît pas perdu, ni l’identité, ni les lendemains. Monster Boy, film lumineusement sombre, doucement éprouvant, possède donc la politesse de se clore par un encore de reconnaissance, de compassion, de partage. Le tout premier mot du marmot séquestré dans l’obscurité nous revient à l’oreille, émouvant « Maman » applicable maintenant à l’orpheline magnanime. Car nos lascars venaient tous d’un établissement humanitaire aimablement fourni par la fondation du père de l’amputé à la petite amie violée, vous suivez ? Il s’agissait d’une vengeance, il s’agira de se venger en retour. Les misfits ruraux se dévorent et cultivent la plante carnivore, trop polie, trop policée, qui ne se gênera pas pour les trucider à l’aide de nervis rivaux, eux-mêmes inféodés au criminel en col blanc et à lunettes suspectes.



Un policier timbré, tailladé au couteau sur un quai de gare, relie tous les points dans un épilogue explicatif, factuel, miséricordieusement dépouillé de la psychanalyse paresseuse (pléonasme) de Psychose. Le cinéaste précis, qui met en images un scénario signé par autrui, ne palabre pas sur les racines du mal, il observe avec distance et empathie une cellule familiale vicieuse et viciée, en train de se détruire de l’intérieur, l’otage transformé en bombe à retardement peu moralisatrice. Le père leader, vouvoyé par sa portée d’emprunt, ressemble un brin à l’assassin de M le maudit : devenir un « monstre » lui permit de maîtriser les siens, de s’en débarrasser dans le sang. Il voit même dans les crises de son fils putatif une signature de transmission, la preuve d’une parité maladive substituée à la génétique objective. Oui, rien de mieux, pour grandir en enfer, pour se retirer du monde immonde, que l’ADN de la haine, voilà mon cadeau et mon fardeau, Brutus shakespearien au look de mannequin maladroit pour minettes du coin. Au rayon références, assumées, inconscientes ou de hasard (inexistant, au cinéma, au-delà), la tentative de meurtre maternel hospitalier, accessoirement modèle de découpage, de chorégraphie sauvage, de grâce d’un drap bleu lacéré, olé, remémore le trépas de Sean Penn dans L’Impasse, la chute de l’exécutant en fauteuil roulant, si, si, celle de Frank Nitti dans Les Incorruptibles et la machine à compter les billets l’accessoire identique de Scarface. Le réalisateur ressuscité soigne son sens du détail, pratique les correspondances entre une mallette de rançon et un étui de fusil, les deux objets létaux placés avec habileté dans l’introduction ferroviaire, policière, et la conclusion de professionnalisation, de contrat anonyme concocté per se.  



On dénombre en outre dans Monster Boy un père rieur, conducteur, baiseur, suspendu à la bandoulière d’une arme puis empalé, gare au vertige, sur les tiges en métal d’un chantier ; un ancien procureur, escroc occis illico ; un masseur aveugle porteur d’une croix d’orphelinat, celui naguère fréquenté par les vipères vertébrées, d’où son élimination abandonnée, reportée, par ironie, lorsqu’il se met à table, littéralement et symboliquement, chez les condés (pas ceux de Boisset). Chacun s’efface à sa façon, peu pacifique, mais la mère à sauver, à protéger, son visage endormi, déjà mort, caressé sans le toucher, avec des tremblements d’adolescent, avec l’immense mélancolie d’un sentiment de gâchis, d’une imposture insupportable, le garçon en uniforme qui le rend transparent, insoupçonnable, ne pourra lui rendre la vie, à peine lui éviter une pendaison à la Jocaste. Démoli, grandi, Hwayi, juvénile et indélébile Yeo Jin-goo, se reconstruit, s’en va vivre sa vie, prenons-en le pari, à jamais marqué par son milieu et néanmoins émancipé de sa malédiction laïque. Évoluer parmi un univers de fait divers ne fait pas de vous un voyou, sinon un vengeur au grand cœur. Grand petit film en préambule au plus politique 1987: When the Day Comes, en salles locales l’an dernier, consacré aux manifestations estudiantines d’un été militaire, interprété par le même tandem, cette fois co-écrit par le cinéaste-scénariste (de Phantom: The Submarine, drame maritime de 1999, apparemment croisement improbable entre Le Bateau et Docteur Folamour), Monster Boy démontre avec brio la séduisante santé d’une cinématographie valeureuse, louée à longueur d’articles par votre serviteur. Il se lit et s’apprécie également en acte de foi adulte, lucide, dépouillé de pessimisme, de misogynie, dans les hommes, les femmes et le cinéma – s’ils persistent à vous intéresser, en dépit de leur monstruosité, de leur sensibilité, vous verrez Hwayi et vous souviendrez de lui.



Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir