Winter Sleep : King of the Hill


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Nuri Bilge Ceylan.


Récompense de la patience, voire de l’endurance : à disons une demi-heure de la fin, le spectateur résistant assiste à l’une des meilleures scènes, des plus intenses, du cinéma contemporain, durant laquelle İsmail, poignardeur-prisonnier à la susceptibilité sexuée (se retrouver en « zonzon » pour des sous-vêtements féminins maritaux de vaudeville au couteau), de surcroît buveur (dans les bars) et mauvais payeur (de loyer), jette la liasse dégueulasse de billets bien-pensants apportée par la (trop) belle Nihal, venue nocturnement visiter les pauvres, soulager en secret, son mari parti à la capitale, sa conscience de jeune épouse frustrée (aucun contact tactile dans ce couple), « stérile » (pas d’enfant non plus), pleurnicharde et remplie d’acrimonie (Necla, la sœur du seigneur des lieux, ne vaut guère mieux, vipère récemment divorcée démasquant, lovée sur un confortable canapé, l’arrogance et la suffisance éditoriales de son frère ; notez au passage un faux raccord de lunettes, le genre de détail anecdotique pour étudiants en cinéma que la durée ou l’indifférence permettent de déceler). Aydın, magnanime, fait grise mine, ancien comédien (il affiche sa fierté de n’avoir jamais figuré dans un feuilleton) devenu par le travail (il vécut des débuts dans un village sans eau ni électricité) roitelet d’un domaine et propriétaire (de logements mal isolés) d’un hôtel au nom shakespearien (pas de Maure à l’horizon mais des maisons troglodytes à peine fréquentées, arrivée de l’hiver oblige, par des touristes de hasard, Asiatique amateur de wasabi ou motard connaissant Omar, Sharif, who else ?, en mode Guide du routard).



Ah, la Cappadoce, son silence, sa vastitude, sa steppe, son village en contrebas, peuplé par un peuple « qui sent des pieds » (comme l’imam venu s’excuser au nom du gamin taquin lanceur de cailloux) – rien de tel, à Cannes, pour décrocher une palme, surtout si le métrage s’étire sur trois heures sept (quatre et demie pour le montage original, à partir de deux cents heures tournées, paraît-il, et scénario d’un peu moins de trois cent pages écrit durant six mois, petite comptabilité d’éléphantiasis cinématographique, à faire hurler de rire un certain Orson Welles, déjà contempteur de la longueur du voyage spatial de Kubrick). Nuri Bilge Ceylan, inconsciemment ou pas, ressemble un peu à son protagoniste, il adapte Tchékhov avec sa femme, y rajoute un soupçon de Dostoïevski, une pincée de sonate de Schubert, se souvient d’Antonioni et de Bergman, tourne en DV de luxe et n’oublie pas de saluer lors de son sacre sudiste les manifestants et les mineurs de son pays, amen. La critique, à l’exception d’une plume ou deux (cahiers raturés, amateurs de rock « asphyxiés »), légèrement refroidies par l’auteurisme et l’académisme de l’ensemble, salue à l’unisson, y compris outre-Atlantique, et les seuls à tirer vraiment la gueule s’avèrent les membres de la SPA locale, échaudés par une saisissante capture de cheval sauvage (in fine symboliquement libéré) ou un plan sur un lapin chassé à l’agonie, dotés d’un « coefficient de réalité » à faire saliver le (désormais repentant) Ruggero Deodato de Cannibal Holocaust.



Hibernation, annonce le titre d’origine, et en effet les qualités de Il était une fois en Anatolie – sens de l’espace, étirement signifiant du temps, humour noir et irrésolution de la narration – semblent assourdies par la minceur d’un argument ressassé – portrait, « nuancé » ou « à charge » selon l’optique subjective,  d’un « homme insupportable » pour les deux femmes de sa vie, qui se voit lui-même en « homme simple » –, la dilution d’une œuvre tellement propre (présentable, particulièrement dans les festivals européens) sur elle, dans sa grammaire scolaire (champs-contrechamps « désaxés », privés d’amorce) à la vaine élégance, véhicule immobile de dialogues au coin du feu (naturel ou artificiel), qu’elle se transforme au fil des secondes en une sorte de caricature de camelote cannoise dûment scellée de l’imprimatur « chef-d’œuvre », exemple exemplaire d’Art en suprême repoussoir, en adversaire superbe (double acception) du Commerce hollywoodien, notoirement bruyant, infantilisant, globalisant. De même que le cinéma, tant pis et tant mieux pour ceux qui pensent le contraire, ne saurait se confondre (encore moins équivaloir à) avec la peinture (Pialat passa de l’une à l’autre pas uniquement pour des motifs financiers) ou l’art paysagiste, « la profondeur », « l’intimité », « l’humanité » – verroterie lexicale humaniste, doxa empreinte de mysticisme en ersatz laïc de religion dévalorisée – ne réclament en aucun cas ce chapelet (celui de la vieillarde maternelle) de lignes (réminiscences désolantes de Woody Allen, sinistre amuseur surfait) soignées et cependant superflues, explicatives, illustratives, ni ne nécessitent cent quatre-vingt-sept minutes pour se déployer dans la simplicité poseuse d’une creuse sérénité (Hitchcock signa avec Psychose une « étude de caractère » lapidaire, un brin parasitée par le discours final du psy, oui).



Winter Sleep commence, par intermittence, à séduire, à respirer réellement, quand les acteurs, tous excellents, d’ailleurs, et mention spéciale à Haluk Bilginer, très à l’aise dans sa persona de solitaire souriant, d’autarcique sentimental (pléonasme) – se taisent quelques secondes, quand le froid reprend ses droits, quand la lumière et la nature contrebalancent de leur beauté, de leur mystère (un salut au talent du directeur de la photographie Gökhan Tiryaki), la conviction des pâmoisons (celle d’Ilyas, rescapé peu amène de pneumonie), des oraisons, des effusions (verbales). Aydın, en bon velléitaire, entend rédiger une histoire du théâtre turc, et NBC – qu’il nous pardonne ce patronyme raccourci, usité sur son site –, scénariste-réalisateur-monteur-producteur, succombe à la complaisance, à l’indulgence, à la perte d’importance. Dès que la perspective change, dès que le point de vue se déplace, son film s’anime, non par un réflexe pavlovien marxiste, non parce que les pauvres constitueraient des créations plus intéressantes que les riches, mais car il retrouve alors la puissance discrète de son opus (apprécié) de 2011, il parvient à montrer – pas seulement dire, dire mieux, ou alors dire en la bouclant – deux ou trois choses valables et vraies sur les classes, l’argent, l’obscénité de la charité, la misanthropie de la philanthropie (« Je ne veux pas m’attarder » dit aussi à sa façon M. Bill Gates et ses comparses). Aider quelqu’un (s’aider soi-même, tant les altruistes arborent un désintérêt toujours psychologiquement suspect) ne signifie pas, jamais ne signifia, filer du fric, en douce ou en public, puis s’en aller regagner son palais pierreux climatisé, chauffé, sur les hauteurs, histoire de pérorer, jusqu’à se sentir « fatigué », parmi ses semblables sur le sens (absurde) de la vie, la « vieillesse ennemie », l’insatisfaction conjugale, la désillusion sentimentale, la victimisation féminine et autres fadaises passant auprès de certains pour d’admirables tirades adultes, sinon philosophiques (Malick, Rousseau du Texas) sur le « malaise » contemporain, a fortiori turc (A Touch of Sin se vit hissé en nos contrées, pareillement et abusivement, au rang d’état des lieux documentaire d’un pays, d’une psyché partagée, de geste politique d’une irréprochable indépendance, au mépris de sa dimension cinéphilique et des « accommodements » du cinéaste avec le pouvoir en place).



Les parlotes, à jeun ou aviné (chez un ami fermier, veuf délaissé par sa fille à Londres), autour de « l’opposition au mal », des « nouvelles valeurs à créer », des grandes espérances amoureuses ou fraternelles déçues, tout ceci, avouons-le volontiers, on s’en contrefout assez. Davantage que le happy end inaccompli (Nihal se morfond à son bureau, sa collecte de fonds éducative regagnée, chèrement payée), avec son « nouvel homme » en voix off s’attelant enfin à sa monographie numérique dans son Overlook enneigé à lui, on retiendra de Winter Sleep, film bien plus sympathique, certes, que le catastrophique The Revenant, similaire exercice hivernal d’hubris de cinéaste à destination d’une niche différente – les VRP de la Pensée, de la Poésie, versus la Masse du « samedi soir » alimentée au Spectacle, la Subtilité du Logos contre la trépanation de l’Immersion –, la main blessée (carreau brisé de vitre en cause), les larmes retenues d’un père épié par son gosse à travers l’embrasure d’une porte, tel un écho à De Sica sur un vélo de prolo, son acte stupide, suicidaire, éthique et magnifique (la généreuse inconnue étouffe ses cris risibles derrière sa main, petite fille attablée découvrant la violence du monde et l’inanité d’un tas de papier) où se loge, brève et brûlante comme une fièvre, un embrasement « d’indigents », la grandeur d’emprunt d’un film bourgeoisement surestimé, lesté d’un presque impardonnable contentement de lui-même, oublieux de la légèreté des flocons, de la rage de l’affliction et de la suspension, évocatrice ou maudite, dans le temps des hommes (et des femmes), de leurs flots de mots, de rancœurs, d’arrangements ou d’affrontements, de la neige, émerveillement mercantile par essence cinégénique.  
    

      

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