Voyage à Tokyo : Une vie moins ordinaire
Le train originel de La Ciotat ? Celui faisant escale à Osaka, au terminus dans une absence d’au-delà…
Ōshima ne s’intéressait pas au cinéma
d’Ozu, contrairement à Wenders, qui signa l’insignifiant Tokyo-Ga,
homme-pèlerinage-reportage nécrophage avec visite comprise sur la tombe du
grand homme en compagnie de Chishū Ryū. On peut comprendre l’indifférence de
l’auteur du Petit Garçon, autre mélodrame « sec », davantage
satirique et réflexif : la caméra au sol, les truismes existentiels enfilés
en prêt-à-penser, la saisie d’une société sans analyse ni remise en cause,
toute cette attitude disons zen de sérénité à la méthode Coué, cela peu vite
ennuyer, voire irriter, pas seulement les cinéastes turbulents épris de
révolution sur et au-delà des écrans. Bazin assignait aux hommes d’images deux
tabous majeurs : le sexe et la mort, et l’on n’en trouve aucun dans Voyage
à Tokyo – visez-moi ce mouchoir bienséant sur le visage de la défunte
placide – alors qu’ils figurent constamment dans L’Empire des sens,
mélange suprême de relations sexuelles réelles et d’émasculation heureusement
simulée. Mais le film d’Ozu, un temps jugé trop « japonais »,
désormais encensé partout et par n’importe qui – dont Paul Schrader, of course – mérite mille fois mieux que
sa gloire de cinémathèque et son adoration critique un peu trop soucieuse du sérieux
de sa « philosophie ». Il s’agit, avant tout, n’en déplaise aux
partisans du cinéma narratif et à forte moralité, d’une œuvre de géomètre, de
formaliste visant la transparence, à l’unisson du vocabulaire hollywoodien des
années 30-50 – Kōgo Noda, fidèle et habile scénariste, reconnaît s’être inspiré
du Place
aux jeunes de Leo McCarey, opus
méconnu et renommé, notamment selon Orson Welles ou Errol Morris –, quand il ne
fallait pas attirer l’attention du spectateur sur le style de réalisation ou de
composition.
Bien évidemment, Minnelli et tous ses
amis de l’époque se firent remarquer malgré la doxa, et tout cinéphile mélomane
vous assurera que la partition de Max Steiner pour King Kong se fait bel et bien
entendre, et de remarquable manière. Voyage à Tokyo d’ouvre d’ailleurs
par un beau thème à la saveur mahlérienne de Takanobu Saitō, à base de cordes
et de harpe à faire blêmir les diabétiques. Ozu qualifiait lui-même son film de
mélodramatique et les contempteurs du genre oublient souvent l’étymologie du
terme : drame musical. Comme les deux – pas trois ou quatre, deux – travellings à l’effet décuplé par
l’immobilité générale, le morceau revient peu mais toujours au bon moment, par
exemple durant le vertige de la mère sur la jetée – de Chris Marker – d’Atami,
station thermale bruyante et onéreuse, face à la mer solaire, à la mort déjà
là, où la fille envoie le couple car elle doit disposer de son salon de
beauté-appartement pour y recevoir une convention de coiffeuses. Du premier au
dernier plan, Ozu démontre une science du cadre assez sidérante, dont on doit
chercher l’équivalent chez un Kubrick, voire un Renoir. Il existe probablement trente-six façons de « couvrir » une scène, à l’instar
des mille regards possibles posés sur un événement – mais nécessairement une seule, la bonne,
de « planter » – avec notre cinéaste, la métaphore prend son sens
littéral, et le père, une fois seul, esseulé, ira jeter un œil à ses plantes en pot –
l’appareil, et Lang ou Hitchcock, similaires architectes des espaces scopiques,
ne diront certes pas le contraire. On ne compte plus, dans Voyage à Tokyo, les
perspectives, les diagonales, les verticales, les horizontales, les
surcadrages, la profondeur de champ des intérieurs confinés, tout ceci créant
une musique des formes – des sphères – géométriques, une symphonie de chambre
grisante.
Entre les blocs des séquences, le
réalisateur intercale des inserts sur
des cheminées d’usine à la Lynch, du linge immaculé en train de sécher au
soleil, des rails et des toits, instants de stase et de mouvement telles des
scansions rythmiques et graphiques de son poème domestique. Libre à certains
exégètes et « spécialistes » de les interpréter en symboles temporels
– pour les plus étourdis, Ozu fait offrir à l’émérite belle-fille la montre de
la disparue, accessoire émotionnel et hautement connoté pour une réflexion sur
le temps qui passe, ne revient pas, nous change et ne nous arrange guère –, en
paraphe d’éternité triviale, apposés en contrepoint aux saisons changeantes et
si brèves de l’espèce. Nous y voyons plutôt des motifs, des rimes, des
harmonies non pas détachés du récit mais tangentes à lui, affirmation de la
continuité de la vie et de celle du film lui-même, ruban de temps et de rêve
éveillé – « On dirait un rêve », dit la fille au repas de funérailles
– déroulé sous nos yeux dans la durée, plus de cent trente minutes au compteur
pour nous raconter, finalement, « une histoire simple », « les
choses de la vie », dans le Japon des années cinquante, où l’on s’habille
en partie à l’occidentale, où l’on apprend l’anglais à l’école, où l’on
s’évente sans cesse en ce long été – et du surfait Sautet, mieux vaut louer le
frémissant Max et les Ferrailleurs, avec Romy Schneider en prostituée
supérieure, avec Michel Piccoli en flic névrosé – pléonasme, nous affirme
Olivier Marchal. Les vieux amants – pas ceux de Brel, quoique – restent dans la
capitale une dizaine de jours, effectuent en train un trajet aller-retour d’une
trentaine d’heures, longue traversée avant la dernière, celle des apparences –
ah, ce fichu sourire de politesse culturelle plaqué sur la face, même et surtout
en réponse affirmative à une question sur la déception innée de l’existence –,
celle d’une vie et de l’ultime rivage, avec sur la bande-son la plainte
mécanique et poétique d’un bateau à vapeur, moderne avatar de la barque de
Charon.
« Elle va mourir, la mamma »,
pas vrai, « Azna », après avoir vu de visu, une dernière fois, l’ensemble incomplet – un troisième
mâle s’avère porté disparu, Chuck Norris ne pourra rien pour lui, son épouse
conserve pieusement son portrait sur une étagère, même s’il lui arrive de ne
pas penser au spectre imparfait pendant des jours – de sa progéniture, aux situations
sociales pas mirobolantes, pas déshonorantes non plus, et son coma incontestable,
incontesté, ne provoquera là-bas aucun scandale, nul tsunami créatif et
introspectif a contrario de, mettons,
l’Italie de Mia madre. Dans Voyage à Tokyo – conte ou histoire
tokyoïte nous informe le titre original statique, purement énonciatif –, les
femmes pleurent la nuit, dans le lit de leur fils probablement mort à la
guerre, envolé depuis une huitaine d’années, en plein jour, dans un dialogue « à
cœur ouvert » avec le père du soldat introuvable, lors de la veillée
funèbre, quand le fils annonce à sa sœur et à son géniteur que, d’après lui, sa
mère ne passera pas la nuit, expertise de pédiatre de banlieue – les larmes de
la sœurette semblent parfaitement sincères, de surcroît. Les hommes, eux,
s’affairent, même le dimanche, s’excusent auprès de leur supérieur pour le
dérangement occasionné par la visite des ancêtres, rient avec insouciance
lorsque celui-ci leur cite un proverbe local sur le soin à leur prodiguer de
leur vivant, inutile après leur trépas. Ils vont même jusqu’à se souler en trio
dans un bar à la serveuse lasse et lassée, à ruminer avinés au saké le passé
perdu et la déception du présent, écho des Husbands bourrés, pitoyables,
infantiles et sublimes de Cassavetes. Yasujirō Ozu ne filme pas des salauds,
des compatriotes, des fantoches balzaciens obsédés par l’argent, des « monstres
d’égoïsme » – un reproche formulée par la plus jeune sœur après
l’enterrement – et de cynisme incapables de respect, de piété, leur
descendance, mal élevée, revêche, encore plus désespérante – non, il filme des
gens comme les autres, « ordinaires », ni pires ni meilleurs que
leurs semblables sous toutes les latitudes, et peut-être même un peu mieux –
après tout, ils rappliquent illico
dès le double télégramme sinistre reçu – que beaucoup, notamment ces « enfants
qui tuent leurs parents sans le vouloir », ricane, hilare, le père de
l’assistant du chef de la police, dépité par le statut de son fiston et voyant
dans la barmaid en tenue
traditionnelle un ersatz rajeuni, mais aussi antipathique, de sa femme.
La grandeur du film vient ainsi de sa
« petitesse », de son aptitude à transcender une humble « tranche
de vie » en morceau de gâteau esthétique et discrètement poignant, d’une
constante et majestueuse justesse, dans la calligraphie de la réalisation et
dans l’étude des caractères. Les plus beaux moments et plans de Voyage
à Tokyo, il convient de les chercher dans l’abandon des personnages,
dans ces épiphanies ponctuelles durant lesquelles le masque de sociabilité
tombe enfin ; une vieille dame un peu grosse – sa fille se moque encore
d’elle, plus ou moins gentiment, après tout ce temps – se reconnaît dans une
jeune veuve – Setsuko Hara, femme superbe, actrice talentueuse, héroïne
radieuse –, les deux vieillards commentent sans pitié ni médisance la piteuse position
de leurs enfants, les hommes entre eux s’avouent leurs désillusions, le fils, chef
de gare sis à Osaka, arrivé trop tard, assume son sentiment de culpabilité,
quitte à l’oublier fissa. « Fils à maman » cinéphile ornant les murs
du décor d’affiches de films, Ozu se garde du moindre angélisme,
particulièrement dans le portrait de ses protagonistes âgés, il n’omet pas
l’ancien alcoolisme du père, autrefois à la tête d’une « section
d’éducation », il montre la colère impuissante de sa fille se retrouvant
avec les deux poivrots aux cheveux blancs sur les bras dans son salon, ramenés
par un policier, en plus. L’ouvrage séduit également par la modernité, pas suffisamment
soulignée, de sa morale, explicitée dans une coda qui remua Satyajit Ray,
pensez : une famille, idéale ou déplaisante, ne se résume pas à des liens
de sang, elle constitue un organisme vivant remodelé au quotidien, abreuvé par
du « sang neuf », en l’occurrence celui d’une étrangère attachante
mais pas sainte, tant pis et tant mieux. Dans Gran Torino, autre
mélodrame « asiatique », Clint Eastwood se souviendra de ces liens du
cœur, de leur persistance, y sacrifiera sa persona
raciste et elle-même d’une autre époque.
On peut gloser sur Voyage
à Tokyo en tant que manifeste de « l’incommunicabilité » –
variante de l’antonionienne de la décennie suivante – entre les générations,
témoignage de l’ironique – ou pathétique – « américanisation » des
mœurs et des consciences après le double traumatisme atomique impuni, ode
apaisante et apaisée à l’écoulement des jours, des années, au fil de l’eau
aperçue par une fenêtre ouverte, à proximité rassérénée d’un temple et d’un
cimetière – la mort fait partie de la vie, aimons-nous les uns les autres,
apprenons à surmonter les deuils et moult aphorismes du même acabit. On peut,
de préférence, y lire une élégie sensuelle et modeste – rien, ici, de la
noirceur sentimentalo-sociale d’un Naruse, de la rage épique d’un Kurosawa, du
lyrisme fantastique ou féministe d’un Mizoguchi, précieux contemporains – opposée
à l’agitation de la grande ville, à l’instar du palais
impérial immuable et rafraîchissant du haut de ses cinq cents ans et de sa
verdure, s’amuser du bébé sous cloche, des fêtards à guitare et accordéon,
apprécier la silhouette inquiète de la femme du pédiatre. Entouré par une
distribution chorale irréprochable – mentions spéciales à Chieko Higashiyama, Haruko
Sugimura et Sō Yamamura, vu dans Tora ! Tora ! Tora !
– et secondé par un directeur de la photographie, Yūharu Atsuta en « bras
droit », inspiré en studio ou en extérieurs, d’un premier assistant nommé Shōhei
Imamura, l’artiste Ozu ne philosophe pas, ne prend pas la pose, ne s’admire pas
en train de diriger un chef-d’œuvre dont l’adoubement œcuménique et international
excédera le temps imparti à sa propre biographie – plus important, il réalise
un grand petit film superficiel et profond, ludique et dramatique, parlant à
chacun et adressé à tous les âges – plus appréciable à quarante qu’à vingt ans,
cependant –, à tous les langages, qui, significativement, s’ouvre et s’achève –
réminiscence d’un poste d’instituteur provisoire ? Allez savoir – aux
alentours et à l’intérieur d’une école – tourné au et vers le passé, Voyage
à Tokyo s’admire au présent et, espérons-le, encore pour
longtemps.
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