Iona : The Island
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Scott
Graham.
Une femme, une île : on peut bien
sûr songer à Jean Grémillon (L’Amour d’une femme) ou à John
Fawcett (The Dark), au Michael Powell de À l’angle du monde et Je
sais où je vais (les Hébrides en partage), voire à Carl Theodor Dreyer
(communauté autarcique « pétrie » de religiosité à la mode Ordet).
La jeune quarantaine, deux courts et deux longs (Shell, sur la relation
problématique, sinon interdite, entre un père et sa fille isolés) à ce jour, Scott
Graham nous narre une histoire simple, heureusement débarrassée des bourgeois
déprimés de Sautet ; il ne joue pas au petit malin, il filme (en trois
semaines) son portrait de femme d’un air serein, au grand air maritime,
peut-être magnanime, d’un bout d’Écosse (exeunt la TV, les ordinateurs, les cellulaires).
Trois temporalités se tressent dans son métrage – le présent parasité par le
passé au sein d’une éternité de paysage, de pâturage (pas de chromos ironiques
à la Lars von Trier selon Breaking the Waves mais des
ponctuations naturelles, intemporelles). Iona revient à Iona (visitée par Verne
dans Le
Rayon vert, qui dit Rohmer ?), elle fuit sur le ferry en compagnie de son fils de quinze
ans un meurtre de flic, de père par procuration, mélange au ralenti, aperçu en
retours en arrière, dans une sorte de stase itérative et tricolore (noir clair de
sa peau, blanc de son vêtement et du lait renversé au sol, sang du policier
étêté, supputé violeur). Une voiture brûlée, une seconde traversée, un amant
retrouvé, le père, endeuillé depuis une dizaine d’années, de sa meilleure amie
encore blessée par la liaison « incestueuse », elle-même mère, son
mari portant sur ses épaules, tel Énée Anchise parmi les flammes de Troie, sa
fille handicapée, invalide, l’adolescente Sarah. Billy (Bull pour les amis) la
dépose sur une roche face à la mer ouverte, car l’idée de la laisser tomber lui
traversa l’esprit, ainsi va la psyché parfois rageuse (du taureau tendre).
Au même instant, sa mère métisse,
fille d’alcoolique camée venue s’isoler naguère en désintoxication bio, disons,
dansait jusqu’à l’ivresse et à plusieurs (elle confessera ses insignifiantes amours
multiples au lit, dans la chambre austère sous les combles de ses propres
années en fleurs), avant qu’Elizabeth ne vienne rompre le charme et manque de la
projeter contre une table. Cela pourrait sombrer dans la sinistrose touristique,
grise et verte, entre une tranche de brioche offerte, des œufs matinaux, du
lait maison, des fraises pas si bergmaniennes ramassées ensemble sous une
serre. Cela, en réalité, intéresse et « touche » avec une économie de
moyens remarquable (le premier mot, de salut, survient à six minutes et trente
secondes du générique de début, en amorce melvilienne sans samouraï parisien). Graham
compose ses plans avec précision, plénitude, pénétration, par exemple lors de
la « veillée » improvisée du cadavre de Daniel (pas le prophète
biblique, quoique), foudroyé dans sa cuisine, un verre brisé à la main, dans
l’exiguïté triangulaire de l’espace « nordiste ». Film de personnages
et de visages, Iona se voit aussi servi par une distribution à l’unisson,
dominée par la figure de madone (de mater
dolorosa), grave et maternelle,
souriante et sensuelle, de l’Irlandaise d’origine éthiopienne Ruth Negga (à
l’affiche de Loving, le dernier opus « interracial » de Jeff
Nichols), révélation-incarnation (cf. les coups écarlates sur son dos nu dans
la baignoire). Se souvenir ou pardonner, prier ou danser, partir ou s’en
retourner : Iona, subtil et silencieux récit atmosphérique, introspectif à
la lumière incomparable d’une extériorité majestueusement indifférente aux
tourments humains, charme par sa modestie et sa sécheresse généreuse, adulte,
se situe au point exact entre deux tensions à dénouer, conjuguer, conjurer.
Il en faudrait peu pour que ces gens
redeviennent heureux, il en faudrait davantage pour trouver le salut, la
rédemption, le « nouveau départ », la « seconde chance ». Hélas
(pour eux), la némésis en uniforme, informée du péché cardinal, veille et
poursuit le jeune coupable jusqu’au bord d’une falaise suicidaire. Sarah y perdra sa
virginité via un accouplement
refroidissant dans le foin (position debout tenue quelques secondes mais pas de
miracle médical) et Billy sa vie noyée (auparavant, il annonçait sa mort dans
la mer autant que le trépas de son vrai papa, père et fils réunis dans un
gisant domestique). Iona, réfugiée entre ciel et terre, sa douleur plus immense que
l’océan, demeure prisonnière du tombeau insulaire, statue de chair (presque pietà) à peine
agitée par les vagues, comme une rime fatale et désespérée aux mouvements
violents et vibrants de l’écume inaugurale.
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