Damnation : Le Quai des brumes


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Béla Tarr.


Lenteur, noirceur, ardeur, comme si David Lynch, celui de Eraserhead, surtout (notez itou la chaînette de battant et la face féminine issues « inconsciemment » de Blue Velvet), s’alliait à la première manière de Lars von Trier, déployée dans la célèbre trilogie en E, notamment le contemporain Element of Crime : dans Damnation, le noir et blanc sublime la trivialité, d’un rasage ou d’un accouplement, tandis que l’attention portée au son nous fait entendre le monde malade avec une puissance d’expression inaccoutumée. Plutôt qu’un enfer européen, le film de Tarr donne à voir une sorte d’interzone à la Tarkovski (stase psychique de Stalker), autre amateur notoire de flaques azurées, de géographies rieuses, de quadrupèdes angéliques. On ironise un brin mais l’opus, heureusement, ne prend jamais la pose de l’Art (et essai, ou décès de la patience du cinéphile) et son histoire si simple – une proposition disons commerciale et vraisemblablement illégale, paquet de came transité via la frontière –, sa géométrie traditionnelle – la femme, le mari, l’amant –, attestent d’une modestie scénaristique propice à l’envie de faire surgir, éprouver, un univers singulier, cependant inscrit dans l’héritage des mythologies (le « film noir », évidemment, la Hongrie dépeinte renvoyant la Grèce glacée d’Angelopoulos à la facticité colorée d’un dépliant touristique). Œuvre sensorielle et plurielle, Damnation multiplie les surcadrages (fenêtres ou embrasures), les travellings descriptifs, les plans-séquences avec mise au point et division dans l’image, les averses, les chiens errants, les « berlines » de mine (ou d’usine) suspendues dans leur double mouvement incessant. La machinerie du cinéma s’unit à celle du récit, en adopte le rythme épuisé, le crée avec une précision et une plénitude magistrales.



Nous voici face à une « grande forme », à une radicalité généreuse envers les personnages, même anonymes, envers le public, pour peu qu’il laisse ses sales habitudes (la paresse, le divertissement, la narration, la consolation, le message moral, fidèles fadaises infantiles) au vestiaire du bien nommé Titanik Bar, où se produit le soir une chanteuse merveilleuse (et mère, puisque fillette-silhouette éprise de poupées, certes différente de l’homologue allaitante, flanquée d’un improbable match de football sur petit écran) incarnant dans sa voix et son visage le désamour absolu des naufragés. Pas de world of blue à la Julee Cruise (Twin Peaks: Fire Walk with Me) mais l’impossibilité de vivre « sans amour et sans honneur », lance-t-elle à Karrer, égocentrique désœuvré, indic jaloux sur le point de devenir fou, qui se raccroche à elle pour ne pas sombrer dans le sang du suicide (il racontera, détaché, celui d’une amoureuse, prisonnière de salle de bains, causé par ses mots à la Caligula de Camus). Capitulation et rédemption se disputent et vont de pair dans Damnation, film d’amour stérile qui comprend le soupçon d’une fellation dans une « traction » en opération d’évasion et une scène de sexe hétérosexuelle parmi les plus adultes et tragiques du cinéma des années 80, presque filmée (reflétée au miroir) à trois cent soixante degrés, depuis le lit (d’agonie) jusqu’au piano (silencieux). Au sein de la grisaille générale, de la brume pénétrant les « recoins » et les « poumons », même le sperme paraît couler aussi noir que l’humeur de la mélancolie médiévale. Des femmes fortes – superbe persona de l’employée du cabaret, qualifiant l’héroïne de « sorcière », de « sangsue », métonymie blonde, sarcastique et attristée d’un chœur absent autant que les dieux d’hier – et des hommes affaiblis, damnés par/pour leur inertie, leur combine, leur dette ; ils s’expriment en monologues existentiels écrits au rasoir de la poésie (poète adepte des claquettes dans la flotte), lourds du poids charnel d’acteurs brillants lestés d’un parcours en dehors des fictions (Miklós B. Székely, le sculpteur Gyula Pauer, Hédi Temessy & György Cserhalmi, croisés dans le Mephisto de Szabó ou le drolatique Kontroll, sans omettre la comète au micro, Vali Kerekes).



Et l’on entend beaucoup de musique diégétique dans le musical Damnation, dominée par l’accordéon des chants individuels, des farandoles dérisoires et bouleversantes, non plus danse macabre à la Bergman mais tentative d’une collectivité, élan d’une communauté autrement capturée en groupes figés, désespérés, n’attendant plus rien dans le panoramique de la caméra venant recadrer un mur humide, sur lequel la pluie dégouline avec des allures d’encre, d’urine ou d’hémoglobine. La majesté domestique de Damnation irrigue chaque plan, chaque instant, permet d’apprécier la densité du temps, l’inanité suprême des événements dès lors pourvus, par la réalisation, par le montage (signé Ágnes Hranitzky, accessoirement épouse du cinéaste), d’une intensité cosmique. Les « pauvres diables » dostoïevskiens (voire antonioniens, dépourvus des dialogues défectueux de l’architecte de Ferrare) de Tarr nous semblent fraternels, charnels, essentiels. Ils se meuvent au ralenti dans une gangue de basse continue (lancinante « symphonie industrielle », dirait Angelo Badalamenti), ils nous émeuvent dans leur quadrille (personnage du propriétaire de bar, Méphisto de bistrot hilare et vachard). Drame métaphysique athée doublé, en filigrane, d’une comédie dramatique noirisssime (Lynch inaugural, again) sur un triangle sentimental, une femme fatale, un deal létal et une délation orale, Damnation s’avère de surcroît une fable politique et poétique (idéologies enfouies, pragmatisme cynique), sinon eschatologique et scatologique (cf. l’ultime image), devant beaucoup à une équipe primordiale, de l’amical écrivain László Krasznahorkai au scénario à Gabor Medvigy à la direction de la photographie, en passant par Mihály Vig à la partition et Peter Laczkovich au son. Porte ouverte sur un triptyque poursuivi par Le Tango de Satan et Les Harmonies Werckmeister, le métrage de Tarr, dans l’économie du tournage (financé en partie par la TV de Budapest) et de la durée – à peine cent quatorze minutes face aux sept heures et demie de la gigue « diabolique » citée supra –, mérite l’éloge critique et la découverte sans a priori.



Il émane de lui une lumière noire nous éclairant sur notre noblesse et notre lâcheté, une méthodologie en action pour repenser le cinéma, pour utiliser autrement, admirablement, ses puissances figuratives et abstraites, artisanales et transcendantes, y compris dans le cadre (double acception) d’une transposition se fichant du réalisme ou de la religion pour atteindre une vérité intérieure et extérieure, sociale, spatiale, temporelle, émotionnelle, allégorique, ludique, de chaque seconde, quelque part entre l’hypnose et l’épiphanie. Ce conte (hongrois) de et pour notre temps sur la malédiction de la solitude, sur le mal à se faire entre soi avec les meilleures intentions, sur la contamination des âmes et des esprits par une lèpre de l’environnement, du contexte – à moins qu’ils se contentent de matérialiser toute l’horreur banale d’un psyché partagée –, s’achève par une mémorable chorégraphie régressive et sonore, moralité à la Mondo cane, Karrer, dans son imper trempé d’exhibitionniste melvillien, rivalisant d’aboiements circulaires avec un clébard finalement défait. La séquence, concentré d’humour noir, absurde, de matérialité rageuse et de création somptueuse, convie les forces contraires, élémentaires, incendiaires, à l’œuvre dans Damnation, film qui brûle (fumée de cigarette, vapeur d’évier, surréaliste brasier de couloir + motif audiovisuel récurrent de Sailor et Lula, of course) par l’eau et captive par l’esquive (mystère limpide des relations, des abandons). À l’opposé de la profession de foi (double sens, bis) prêtée au « princier » Mychkine dans L’Idiot, la beauté ne sauvera pas le monde, se garda bien de le sauver durant le passé (obscénité orchestrale à Auschwitz). Elle constitue, malgré tout, un ersatz de salut, un aboutissement en soi, la réponse douce et dure donnée à l’infinité des atrocités, des outrages, des humiliations, des trahisons. Damnation, portrait d’un pandémonium indiscernable, apatride, envoûte par sa beauté (irréductible à l’esthétisme, à la posture arty), sa grâce (terme connoté du vocabulaire chrétien), son intelligence (du cinéma, du cœur, du malheur, du combat), son intransigeance et son indépendance. Béla Tarr (Lugosi goudronné par Poe ?), autrefois honoré à La Rochelle puis récemment à Paris, parle ici avec une concision et une justesse lapidaires de sa carrière, de son art, de son refus de se singer lui-même. Visionner le film de cet admirateur de Godard ou Fassbinder, en quête à son tour des real people de Cassavetes (désormais dévitalisés), vingt-huit ans après son surgissement en salle – la longueur d’un travelling dilaté, pour ainsi dire –, équivaut à saluer un maître et à célébrer l’atmosphère assurément dépressive, certainement pas déprimante, d’un film discrètement affolant.      


     

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