La Panthère noire : Braquage à l’anglaise


Retour sur un fleuron mortifère de la filmographie British des seventies


Quant à cet être de ténèbres, je le reconnais comme mien.

Shakespeare, La Tempête, V, i

Un carton inaugural affirme la fidélité au fait divers – au générique de fin figure un consultant médical et psychiatrique en tour d’écrou de véracité – mais ce film méconnu et renommé, admiré à raison par un François Guérif (éditeur émérite, notamment de James Ellroy, qui osa vomir naguère parmi d’autres confrères sur le Scarface de Brian De Palma) séduit aussi par son abstraction. Ian Merrick livre avant tout une œuvre béhavioriste, quasiment bressonienne, remplie de silence(s) – pas de phrases dans la bouche du coupable, seulement des impératifs, des suites de mots abrupts, non liés en syntagmes – et dépourvue, Dieu merci, du moindre psychologisme. La Panthère noire s’ouvre sur un paysage d’usine (condition dite ouvrière bientôt laminée par Margaret Thatcher) et de campagne au moulin (chimère selon Cervantès) ; un type en treillis kaki court le dos lesté d’un sac de pierres en hiver (chronologie factuelle des intertitres). Cet « homme des bois » (lapin dépecé pour de vrai, bon appétit) très différent de celui de David Herbert Lawrence paraît un Rambo de province, asocial et instable. La suite va confirmer l’impression première : Donald, père indigne (son obsession de la propreté des couverts fait penser à Leland Palmer, violeur incestueux préoccupé par la netteté des ongles de sa chère Laura chez Lynch) et mari repoussant (il tend sa tasse pour le thé ou le café brûlant, recraché, il insulte sa femme – attachante Marjorie Yates, issue de la « petite lucarne » – qui n’ose même pas toucher son épaule ensommeillée) donne la nuit venue (direction de la photographie évocatrice due à Joe Mangine, notamment à l’ouvrage sur L’Incroyable Alligator de Lewis Teague) dans le braquage rural nordiste. Le jour, il travaille (ne travaille pas, plutôt) en tant que charpentier, chauffeur de taxi (dans le sillage dépressif du Taxi Driver de Scorsese sorti un an plus tôt), il vivote en encaissant des chèques (tentation d’ouvrir le coffre-fort).


Dans son appartement londonien, à l’étage, sa tanière lui sert à cogiter ses méfaits en stratège ému par son passé militaire (possible nostalgie impériale, voire impérialiste), par un album de photographies étrangement classées à l’envers d’une vie, comme si le soldat, autrefois danseur récompensé, régressait pour devenir un gosse à la Ken Loach ou à la Bill Douglas, petit miséreux teigneux se rêvant, adulte, en Alexandre du dépouillement à main armée. Un remarquable panoramique à trois cent soixante degrés nous détaille l’antre aux allures d’arsenal, de quartier général d’un esprit raisonné dans sa folie, tandis que le propriétaire des cartes, des livres, des grenades, des armes, fait torse nu ses pompes à la verticale sur une barre de chambranle à la Batman (le réveil indique midi ou minuit au début du mouvement puis six heures passées à son terme, belle ellipse temporelle d’insomnie ou d’occupation d’après-midi, dans l’indécision d’un bureau éclairé à la lampe électrique, plongé dans les ténèbres d’une psyché). Hélas, rien ne se passe jamais comme prévu, et le piètre détrousseur devient vite un meurtrier de sang-froid, qui accumule les victimes gérontophiles (une vieille virago use d’un balai pour le chasser, il se casse la gueule dans l’escalier, un clébard noir aboie à la portière du véhicule presque volé). Faux western urbain avec ses bureaux de poste domestiques (les gérants dorment au-dessus) et ses récompenses (tête de « l’ennemi public numéro un » rapidement mise à prix, rançon de l’héroïne), La Panthère noire refait l’histoire, retrace le parcours ensanglanté avec une ironie très britannique abouchée à celle du sort.


Personnage fondamentalement minable, avec ses proches, avec lui-même, atteint de narcissisme (il sourit au miroir, y admire un fusil à canon court attaché à sa cuisse, il collectionne les coupures de presse à son propos), d’impuissance (il mate un couple en forêt, met en joue la jambe nue de la jeune femme à la robe relevée, avant de presser la gâchette d’un fusil déchargé, tirant à blanc, il découpe une cagoule de rechange dans une jupe courte), de racisme discret (ingratitude envers le « négro » l’aidant à se relever – notez le surnom contradictoire emprunté à son insu au célèbre mouvement politique « ethnique ») et de sentimentalité (il pleurniche devant un cercueil à la TV, un extrait de Intimate Reflections de Don Boyd, il paraît hypnotisé par des images de guerre durant son repas), Donald constitue un magnifique bloc de colère, interprété de manière excellente et assez sidérante par Donald (identité de prénoms à l’occasion) Sumpter, acteur de TV dans le rôle d’une carrière, vu dans le Jésus de Nazareth de Zeffirelli et Les Promesses de l’ombre de Cronenberg, itou au générique de… L’Héritier de la Panthère rose (!) – on imagine mal Ian Holm, un temps contacté, à sa place. Avec sa casquette de gentleman farmer, ses lames de rasoir dissimulées dans une botte ou un briquet, sa jeep verte, son blouson en cuir noir et son imperméable gris, avec, surtout, une constante expression butée, fermée, de dégoût de soi-même et du monde alentour – qui existe à peine, le film focalisé sur son égocentrique sujet –, l’acteur compose un anti-héros mémorable et inquiétant jusque dans sa naturelle maladresse, ses rares instants d’humanité, quand il promet à sa femme soumise, résignée, l’arrivée prochaine de liquidités, quand il conseille à sa fille, interdite de sortie, bien sûr (et la mère lui refuse des pommes de terre, car elle possède déjà quelques kilos en trop !), de faire des économies dans l’attente du pire, quand il rassure avec une certaine tendresse paternelle sa captive friquée.


La Panthère noire, avec son humour de la même couleur et sa violence d’une extrême sécheresse, constitue un exemple exemplaire de la capacité du cinéma anglais à saisir, via son réputé réalisme, une réalité économique et sociale persistante trois décennies après, la grisaille atonale (partition perlée, anxiogène, un peu électronique pour le final, signée Richard Arnell & David Hewson), aliénée, atomisée, des années 70. Dans sa monomanie, le braqueur s’imagine ravisseur et son envie de grandeur élit une héritière mineure, enfermée fissa dans la profondeur des canalisations d’un parc aux airs de terrain vague (idée annotée trouvée dans un article du Reader’s Digest intitulé Buried Alive, beau moment stressant de la filature, tunnel en clair-obscur à la Dead Zone). Le spectateur cinéphile n’ignore pas le triste tort des gamines prisonnières de silos utérins, pas depuis L’Inspecteur Harry, en tout cas, et l’enlèvement se conclura, dans l’énervement muet d’un accès de rage (la voiture du frère muni du magot arrive à peine trop tard, devancée par une bagnole d’amoureux dérangés dans la bagatelle par les signaux lumineux du criminel dépité), par une pendaison hors-champ, intelligemment et puissamment suggérée par sa métonymie, un bout de corde en fer attaché à un barreau d’échelle (au cours du procès, la défense soutînt la thèse de l’accident, peu probable et incohérent au niveau narratif). La fille de riches (jolie Debbie Farrington, grande sœur de l’Audrey Rose de Robert Wise), trop confiante dans sa libération, capturée nue dans son lit, nourrie à la soupe chaude en thermos, apparaissait auparavant telle une Ophélie aux pieds nus et entravés, gisant sur une passerelle en surplomb de l’eau noire de la mort et du désespoir.

On retrouvera son corps deux mois plus tard, loin des réjouissances de Noël (dans sa noirceur opposée à la saison, La Panthère noire peut rimer à l’aise avec le Black Christmas de Bob Clark), et l’impitoyable Donald se fera « serrer » par un duo de policiers jeunots (correction de hasard de l’incompétence du superintendant), lors d’un « simple contrôle de routine », devant un snack, de surcroît, son arrestation menottée suscitant l’intérêt poli des badauds en train de se restaurer. À l’ultime plan, bientôt figé par un arrêt sur image et une condamnation à la prison à vie, le protagoniste nous fixe en regard caméra, nous interroge sur sa nature, les raisons de ses actes, l’énergie noire le menant à cette coda en reflet de son odyssée, triviale, lamentable, énigmatique et drolatique. Le mystère de sa personnalité demeure, le charme de ce film glacé, incarné, sans soleil, aux diagonales formalistes – observez les obliques champs humides, la succession des plans en arrière puis en avant, raccordés dans l’axe, durant la scène de la cabine téléphonique rouge et nocturne –, persiste. La Panthère noire, étude de caractère en mode documentaire, in situ, se situe à des années-lumière du glamour de Verneuil ou Soderbergh, de la pétulance pop de Braquage à l’italienne (la version avec Michael Caine). Sur un scénario de Michael Armstrong, auteur du longuet Mark of the Devil (cher Udo Kier), d’après un argument original de Joanne Leighton, Ian Merrick, formé au photojournalisme, qui bossera pour Coppola aux studios Zoetrope puis chez Hemdale, volontiers adepte du petit budget (faire de nécessité vertu, en effet), sorte de Melville (Jean-Pierre, pas Herman) sans l’homosexualité, de Robert Louis Stevenson (Jekyll épris de Hyde) sans la chimie, rejoint le Hitchcock de Frenzy par cette topographie de la laideur et de la banalité (du mal) d’une époque, d’un pays, d’une persona, l’arrimage réaliste, en bonne logique esthétique, donnant lieu à un portrait in fine abstrait (quoi de plus opaque, incertain, insaisissable et décevant que le « réel » ? Rien, et certainement pas le cinéma, malgré ses puissances passionnantes).


En cela, le film ne cesse de nous parler (d’)aujourd’hui, à l’heure paranoïaque de la duplicité des « êtres chers », anonymes, des ennemis intérieurs de toutes sortes, des automates insoupçonnables, des « bombes humaines » carburant à la dissociation, au mépris, au cynisme, à l’indifférence (une bagarre entre adolescents laisse notre quidam nonchalant), à la « mission » et autres matériaux autodestructeurs, téléguidés par les marionnettistes du terrorisme contemporain, du consumérisme global. Au zoo, le félin serein du titre se laisse entrevoir, hiératique, tandis que dans la jungle des villes sévit l’animal bipède, porteur en lui-même d’un néant ne demandant qu’à s’extérioriser, à se déverser à coup de feu dans la masse (et le torse) de ses semblables (on peut penser, à l’unisson, délesté des afféteries réflexives du split screen, au magistral L’Étrangleur de Boston, 1968, de Richard Fleischer, avec un Tony Curtis terrifiant et bouleversant). Le lecteur connaît désormais notre anglophilie (en bonne compagnie, encadré par Bernard Herrmann ou Stanley Kubrick), mais La Panthère noire, trust me, mérite vivement sa (re)découverte.

Mort-vivant dépourvu des canines flamboyantes de Christopher Lee, Donald évolue dans un univers sépulcral, condamné, son échec paraphé d’avance par une étrangeté, une altérité purement intérieures. On peut certes déclarer, avec Proudhon, que « La propriété, c’est le vol ! », mais comment s’appartenir à soi-même, comment combler ce vide fondateur bien plus dévastateur qu’un anecdotique et révélateur ulcère somatisé ? La réponse revient à chacun et la question, adressée directement au public (remember la dévoration identitaire et cinématographique de Norman Bates dans l’épilogue de Psychose, tout sauf atténuée par les pompeuses explications du psy de service), garde sa force de trouble, d’émoi. La Panthère noire, film indépendant, de classes et d’impasse, massacré par des médias revanchards, puritains, irrités par leur juste peinture à charge, ne se termine pas sur un happy end : le « monstre » humain, trop humain (caricature du seigneur nietzschéen, amateur peu viril fasciné par la force, à l’instar des faibles fascistes) pleure d’amertume et ose nous regarder droit dans les yeux, depuis l’abîme (cf. le De Profundis d’Oscar Wilde) d’un égout, d’une tombe, de l’écran-tombeau, et la nuit de son âme, éclairant (sur) la nôtre, saura bien nous hanter modestement et longtemps.

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