Darling : Abyss


 « Cherchez la femme », toujours, même munie d’une lame virile pour trucider son vague à l’âme…


On pourrait certes adresser à Mickey Keating le reproche de Jean-Luc Godard à Xavier Dolan, être jeune encore et faire pourtant, déjà, de vieux films, sinon des films de vieux. On pourrait exécuter d’une seule balle-ligne, la longueur de son argument, cette resucée aseptisée de Répulsion, qui fit saliver puis jouir les critiques supposés spécialisés. On pourrait se lamenter une fois de plus sur l’état du cinéma d’horreur contemporain, réduit à la pose arty, aux recettes de farces et attrapes, au cynisme mercantile, à l’analphabétisme cinématographique. On pourrait à nouveau conseiller à tous ces gens si propres sur eux de quitter leur niche de riches, d’aller se frotter à la rugueuse réalité, de vivre vraiment un instant de terreur pour pouvoir en parler après, en montrer quelque chose d’intéressant, de sincère, de sidérant. On pourrait fermer sa gueule au lieu d’avoir envie de casser la leur, et deux ou trois autres dans l’élan, puisque la bienveillance, l’humanisme, la fraternité, vocables problématiques encrassés par trop de bouches et de claviers, nous donnent franchement la nausée, et pas uniquement sartrienne. On pourrait se contrefoutre des affections, des influences, des citations du cinéaste avec, par ordre d’apparition dans ses propos, certaines œuvres signées Altman, Polanski, les Coen, Jack Clayton, Clouzot, Lynch, Tsukamoto et Hollis Frampton, sans oublier Wise ou Losey. On pourrait remarquer, quitte à manquer de courtoisie, que Sean Young vieillit aussi, ici entrevue dans une silhouette de propriétaire en rime à celle d’Ava Gardner chez Michael Winner (La Sentinelle des maudits). On pourrait se gausser du découpage en chapitres, avant que l’héroïne en vienne à découper sa victime, à la mode Kubrick du Shining, se souvenir que Michel Chion y vit un exosquelette, quel joli mot. On pourrait reconnaître Larry Fessenden, l’auteur de The Last Winter, transformé pour l’occasion en producteur, grimé en policier. On pourrait recommander de se boucher les oreilles à cause de la partition atmosphérique, bruitiste et redondante commise par l’obstiné Giona Ostinelli.




On pourrait accomplir assurément tout cela, mais l’on préférera louer le caractère évocateur de l’ouverture sur les immeubles new-yorkais hantés, quelque part entre Weegee et Woody Allen, surtout à Manhattan. On sourira du rose du titre calligraphique, clin d’œil à Rosemary’s Baby, bien sûr. On félicitera la rapidité d’exécution, douze jours en tout et pour tout, l’excellence du rendu de la Red Epic et une prometteuse maîtrise du cadre. On saluera au passage le beau boulot de Mac Fisken à la photo, son noir et blanc très contrasté assez envoûtant, comme un voile dualiste, intemporel, abstrait, déposé en douceur sur la violence de la diégèse et son aspiration légitime à s’affranchir des marqueurs technologiques de la navrante modernité. On s’étonnera, ou pas, de la présence de deux chansons en français, dont l’une rendant hommage à la Piaf. On appréciera quelques trouvailles : la valise trop lourde dans l’escalier, le collier à la croix inversée, la porte blanche au bout du couloir, à ne surtout pas ouvrir, empruntée à l’abattoir domestique de Barbe bleue, l’aphorisme sinistre gravé au couteau sur la table de nuit – abyssus invocat abyssum, ce qui donne, dans la langue de Racine et à l’usage de ceux dépourvus d’un Gaffiot, l’abîme appelle l’abîme, quasiment une tautologie à la saveur nietzschéenne, même si le film, contrairement à son anonyme, se garde bien de sauter dans la folie et du balcon de la maison maudite, se tient à peine au bord du précipice du formalisme, de la réalité par nature horrifique, bien plus rarement extatique. On repérera la double allusion à Hitchcock le temps d’un faux coupable et d’une salle de bains récurée avec la minutie obsessionnelle du cher Norman Bates, héritage d’ailleurs souligné par l’affiche géométrique. On ne disposera pas, Dieu merci, du temps pour s’ennuyer, le métrage se bornant, tant mieux, à soixante-quinze minutes répétitives et variées. On goûtera l’ironie de la réplique à propos des histoires de fantôme, la gardienne désormais sujet d’effroi, de « légende urbaine » à demeure, avant qu’une proie blonde et fraîche, jeune et innocente, ne vienne occuper sa place dans le cercle infernal de la malédiction, de la boucle bouclée selon la tradition itérative de l’imagerie conservatrice. 




Par-delà son avertissement préventif au sujet de la stroboscopie et de l’hallucination des images, au-delà de ses accélérés intempestifs, de ses inserts à la frontière du subliminal, de ses miroirs narcissiques et schizophréniques, de ses barreaux de rampe à l’instar de leurs homologues de prison, de ses papillons crucifiés sous verre, Darling vaut surtout pour son interprète principale, presque seule en scène, à l’intérieur de la bâtisse et du plan. L’actrice se nomme, reprenez en chœur, Lauren Ashley Carter, et on la découvrit, on la remarqua, dans The Woman de Lucky McKee. Brune, fine, sa petite poitrine entrevue sous la douche servant à la débarrasser du sang masculin, elle irradie littéralement l’écran, elle constitue le cœur vivant du film et son foyer d’énergie noire. En panoplie de pensionnaire, en chemise de nuit blanche, au double sens du terme, immaculée, propice à l’insomnie, en robe du soir et rouge à lèvres, elle porte sur ses épaules menues le portrait subjectif et gentiment misogyne, comme si le genre étiqueté horrible n’en finissait pas de célébrer des cinglées en les magnifiant, avec un puritanisme adolescent troquant le drain contre le vagin, le massacre au lieu de l’orgasme, la mort gore substituée à la « petite mort » intime. La demoiselle, accessoirement co-productrice, anime le vide du scénario, parvient à faire vibrer les murs purifiés de bras, séduit, émeut, captive le regard et le cerveau. On voudrait la suivre des heures pour lui rendre une babiole perdue, pour savoir ce qu’elle avise derrière la porte vierge, ce qui la terrifie à ce point, hors de toute raison – Terror Beyond Comprehension hurle avec pédagogie l’affiche officielle relisant Le Cri de Munch. Keating, conscient de tenir là une pythie sans peur mais pas sans talent, la suit dans son labyrinthe privé de sortie, d’issue, d’échappatoire. On se doute bien du triste sort qui l’attend, de son suicide motivé par l’occultisme ou la psychiatrie et cependant on accepte de l’accompagner dans sa chute psychique et physique au sein d’un asile eugéniste, où elle ne dort ni ne mange, où elle fume, boit de l’eau et assassine un quidam levé dans un bar, ramené en sacrifice d’un rape and revenge forcément hystérique. Peu importe l’avenir du juvénile Mickey : dans les yeux de Lauren Ashley palpite mille séduisants et dangereux abysses qu’il nous tarde de revoir, muse obscure et radieuse flanquée de son Pygmalion ou non.  

     

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