India Song : Le Tombeau hindou


Longtemps après la lecture du beau Moderato cantabile, célébrons les noces (de Thanatos) de la Duras, enfin en solo, avec le « septième art »…


(…) et moi j’ai fait les images et les paroles en raison du blanc que je lui laissais pour sa musique à lui (…) et [le film] est en train de parcourir le monde contenant à jamais dans son être les éclats douloureux arrachés de notre corps (…)
Marguerite Duras, Outside 

1

« Marguerite Duras, qui n’a pas écrit que des conneries. Elle en a aussi filmé » persiflait Pierre Desproges en public (Textes de scène). Assez amusant, mais injuste, surtout en ce qui concerne India Song. « De quoi avez-vous peur ? » demande la voix off. Pas de ce cinéma-là, en tout cas, pas de cette liberté, de cette radicalité qui ne pouvaient, peut-être, que naître durant la décennie soixante-dix, à ce moment-ci, dans cette France et ce monde d’alors (le film se finit par une carte d’Asie, par une contextualisation historique du récit d’outre-tombe, avec 1937 en foyer de guerres tombées depuis en poussière, ressuscitées par une Mo Hayder dans Tokyo, par exemple). Marguerite D., dans un entretien serein, s’avoue satisfaite d’être parvenue à « rendre la lèpre à la lèpre, le silence au silence et cette femme à la mort ». Oui, usons aussi de ce mot bref d’assentiment, sur lequel s’achève Ulysse de Joyce, se structure une chanson de Kate Bush en reprise du monologue dit intérieur de Molly Bloom, elle réussit cela, elle rend le cinéma à lui-même, et à travers lui, elle rend le monde à ceux auxquels il n’appartient pas, vous et moi, contre ceux qui croient le posséder, le représenter, sur un écran et au-delà. Nulle contradiction si elle doit passer par l’élaboration sonore et visuelle d’un espace-temps (artificiel, d’une authenticité suprême) n’appartenant qu’à elle, peu encline, à raison, à croire à l’impartialité, à l’objectivité (je poursuis la citation de ses propos). Dans la singularité de l’œuvre respire son partage, dans son refus de jouer le jeu courant, habituel, désespérant de paresse, de bassesse, de fausse ivresse des sens, s’offrent, généreux, un regard, un rythme et une parole pareils à aucun autre et cependant familiers, intimes, profonds comme le Gange ou le Bengale dans leur gangue de crasse, surplombée par une chaleur « couleur de rouille ».


Sa splendeur spectrale (Bruno Nuytten à la direction de la photographie et du 16 mm) se déploie comme frappée de coma, donne à éprouver durant deux heures pleines l’écrasante torpeur purement mentale d’un territoire de luxe, d’oisiveté, d’autarcie. Ici, on danse, avec bienséance, dans un univers parallèle aux malheurs du temps et pourtant déjà mort, contaminé par l’ennui, le désamour, la solitude à plusieurs. India Song, dès le soleil orange à l’agonie du générique, dès l’encens allumé par un mutique serviteur enturbanné sur un piano dont personne ne joue, que l’on entend sur la bande-son – ah, les morceaux mélodiques, mélancoliques, ludiques, extradiégétiques et idiosyncrasiques de l’aimable Carlos d’Alessio, sorte de Satie assorti à Steve Reich surgi en Argentine, installé à Paris après un passage par New York –, fait sentir la mort dans chaque plan, chaque déplacement de personnage, de caméra. Le raffinement des compositions (notez les surcadrages des baies vitrées, des embrasures, du grand miroir mural pour une mise en abyme de la danse macabre, un dédoublement des participants fassbinderiens à la roulette russe, ou chinoise, ou laotienne, de la dernière danse et partie) contredit/équilibre l’engourdissement de la maladie, de la canicule interne, à l’ombre de l’ambassade sépulcrale, hexagonale. Assurément, India Song pouvait plaire à Huysmans, à son des Esseintes, amateur notoire de déliquescence, de morbidité, de beauté trépassée. Il envoûte à l’ouverture, ou repousse celui, celle, qui le redoutent, s’en moquent, y trouvent le temps infiniment long.


Oui, l’éternité du tombeau, du cinéma, d’un art funéraire par essence, par mécanique métaphysique, où même le sein scintillant de sueur de la sublime (« forcément sublime ») Delphine Seyrig – sa robe lie-de-vin de prêtresse assassine et suicidaire, sa chevelure rousse de déesse préraphaélite, son dos nu si blanc de vampire, et sa voix, inoubliable, d’une douceur et d’une élégance absolues, d’une intelligence de soi, de son art, du cauchemar qui la cerne, morte et figurante, voix désincarnée d’un corps muet mille fois plus expressive, bouleversante, que le ramassis de mots, la logorrhée du cinéma parlant, du cinéma d’actrices, de rôles, de psychologie, d’engagement, au double sens du terme, tellement assourdissant, arrogant, négligent – ne suscite plus le désir, s’élève régulièrement dans une respiration exhibée, île de chair laiteuse dévoilée, lourdeur de l’air oblige, sur l’océan sinistre d’une robe noire de gisant, Anne-Marie Stretter couchée à terre, bientôt rejointe par ses soupirants peu loquaces, saisis et saisissants de stupeur. Avec sa lenteur extrême (Orient) propre à faire passer L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais pour une production Michael Bay, India Song continue à raconter, à pratiquer la mimesis, mais il le fait d’une manière inédite qui change tout : les acteurs et l’actrice s’expriment avec leurs corps, avec leurs voix, avec leurs visages et se dissocient de tout cela, ne remuent jamais les lèvres, semblent s’écouter eux-mêmes, agir sous le charme mortifère des descriptions, des évocations (acception spirituelle), des interrogations. Ventriloques sur le déclin, présence de pure absence, ils évoquent les performeurs du X paraissant toujours aviser un invisible écran sur lequel suivre leurs ébats en direct ou se conformer à ceux d’autrui (d’un enfer à l’autre, celui de la jouissance conservatrice, dérivative, lucrative, vers son revers du cérémonial de la chorégraphie sociale, de l’extinction de l’orgasme, d’une lassitude inguérissable n’autorisant, et encore, qu’un baiser d’adieu comme au ralenti).


Pas de gang bang au programme, malgré la configuration du fantasme féminin à partenaires multiples, à foyer souriant unique. Oui, on sourit dans India Song, et l’on hurle aussi (sidérant Michael Lonsdale), on gueule au mépris du décorum, on vomit des cris de bête humaine, d’amoureux désastreux, incapable de se faire aimer, de savoir comment vivre cet amour-là, perdu à Lahore en train de tirer sur des lépreux aux jardins royaux de Shalimar, déclassé à Calcutta à beugler son nom vénitien dans le désert sentimental et formaliste d’un Antonioni en couleurs, en exil, avec l’eau, la brume, l’herbe d’un parc abritant, qui sait, un cadavre à photographier, à consacrer dans la disparition de son abstraction, avant de soi-même s’évanouir une seconde fois, après la renaissance et l’anéantissement du mariage, changement et francisation de patronyme, fi d’Anna Maria Guardi, donc, ne laissant derrière soi, geste aristocratique et signature érotique, qu’un peignoir de soie sur la plage à l’aube. Oui, un film littéraire et populaire qui ne cherche pas à plaire, qui séduit aussi par la sensualité ensoleillée, rosée, de l’épisode dans les îles avec son couloir à la Shining, autre film de hantise, de passé désarticulé, contaminant le présent, un poème funèbre et la captivante démonstration de « l’image-temps » selon Deleuze, laissant « l’immersion » à d’autres, les petits fascistes d’aujourd’hui, puisque la liberté du spectateur se trouve constamment mise à contribution pour interpréter l’image-son, se laisser bercer par son fleuve, le questionner, le tenir à distance, y succomber en toute conscience. Alors oui, il s’agit d’un film sur un ennui qui n’ennuie pas une seule seconde, sa possession discrète à possiblement étiqueter en « transe », « cinéma expérimental », « de recherche » ; pour nous, avant tout, une œuvre poétique et politique, voilà.

2

La femme de l’ambassadeur et le vice-consul au cœur d’un film musical et mémoriel, primé à Cannes, où l’on entend le chant d’une jeune mendiante et une chanson-attraction à la partition posée sur un piano maternel à Neuilly. Autour d’eux, à côté de nous, un chœur commente, accompagne, le hurlement se situe hors-champ, suivant les règles dramatiques énoncées par Aristote dans sa Poétique, durant la stase d’une réception à l’ambassade française pour contrer la mousson, l’odeur mortifère des fleurs. Le film provient d’un roman (Le Vice-Consul) puis d’une pièce ; on y décèle des mesures de Beethoven d’après Diabelli. Stéphane Tchalgadjieff produira aussi Le Diable probablement de Robert Bresson, Le Maître-nageur de Jean-Louis Trintignant, Par-delà les nuages de Michelangelo Antonioni, Eros du même + Steven Soderbergh & Wong Kar-wai, valant surtout pour La Main, le segment du Hongkongais. Le tournage se déroule pendant deux mois en banlieue parisienne (Yann Andréa rencontré lors d’une projection normande), au palais abandonné des Rothschild à Boulogne-Billancourt, au Grand Trianon à Versailles, dans un appartement parisien peuplé de « voix intemporelles » ou « de la réception » (des âmes ?), celles de Marguerite Duras, Viviane Forrester, Françoise Lebrun, Benoît Jacquot (aussi assistant-réalisateur), Jean-Claude Biette (ah, l’accent délicieusement rugueux de Mathieu Carrière). Notez le rôle préféré de Michael Lonsdale, alors lui-même en souffrance et Dominique Sanda & Jack Nicholson provisoirement prévus, pressentis. On diffuse sur le plateau les voix et la musique préenregistrées, à l’instar de Sergio Leone. Succès critique et public pour cet opus financé quasi intégralement par le CNC. Le sieur Carlos transposa Blue Moon, trop chère, en India Song pour Gérard Depardieu (La Femme du Gange). Dans l’oreille, les réminiscences d’adolescence de Jeanne Moreau ou Philippe Pascale, éphémère groupe à deux têtes (l’aigle de Cocteau) par deux anciens de Marc Seberg. Et la double auto-définition, en avril 1975, de Marguerite Duras elle-même : « C’est une histoire d’amour immobilisée dans la culminance de la passion. (…) Autour d’elle, une autre histoire, celle de l’horreur. »


Le soleil orange d’un film crépusculaire. Un plan-séquence à la David Lean (pas vraiment La Route des Indes, disons), souvenez-vous de l’interminable apparition d’Ali, comme un mirage d’image et de paysage, dans Lawrence d’Arabie. La mendiante et la « femme blanche », les reliques d’hier (robe, cheveux, coupes en cristal) au sein d’une maison hantée (par le cinéma, par la mémoire, par l’imaginaire). Une bougie, une photographie en noir et blanc, trois roses : un autel et une flamme au centre du cadre, celle d’une église profane. Plus tard, le miroir-étang, au bord duquel se mire un « homme vierge » habillé en blanc. Une bicyclette rouge, celle d’Anne-Marie Stretter, posée contre le grillage d’un court de tennis désert. Des portes-fenêtres et une « lèpre du cœur ». Les « yeux remplis de lumière » d’une femme à terre. Une Lancia noire en corbillard suggéré, le cri tu de Lola Valérie Stein. Anne-Marie, autrefois au clavier une « artiste prometteuse » puis prisonnière à dix-huit ans d’un mariage de naufragée, offerte adulte à ses amants. Dehors, tout près, hors d’atteinte, le rougeoiement des crématoriums où brûler les affamés morts de famine en variation des victimes de la Shoah. India Song ? Entre autres choses, un film sur la « pensée de l’Inde », et des panoramiques sur un parc fantomatique à la Nuit et Brouillard. Car il faut s’injecter en 2016, plus de quarannte ans après, le « remède de l’immobilité », tirer sur des chiens, dans des miroirs, attendre les tempêtes, ne pas sortir pendant six mois pour éviter le soleil, même « prisonnière de la pluie » et lectrice. L’Inde, magnifique et maudit pays qui fascina Renoir et Rossellini, représentations antérieures, occidentales, de l’ailleurs désormais joliment et déplorablement trahi par ce que l’on nomme ici Bollywood.


Le manager du club de raquettes à son tour vampirisé, le vice-consul dans un « état de pleurs ». Ressentez, si vous l’osez, la « monotonie », la « lumière sans couleurs », écoutez la chanson aphrodisiaque, constatez/devinez les suicides d’Européens se sentant coupables face aux misères indiennes. Des morts-vivants qui boivent du champagne, à l’unisson de la lenteur des bateaux sur le Mékong (Gainsbourg et le rythme similaire de son Équateur). Anne-Marie Stretter en vérité « irréprochable » car rien d’apparent, de désobligeant dans sa conduite. Elle dit : « L’ennui est une question personnelle », elle parle de « découragement général ». De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, la mort rigole devant les pantins mondains – après tout, Proust sut nous passionner avec des bourgeois sentimentaux, non ? La puissance du style, de la sorcellerie (Baudelaire et son spleen), la musique jusqu’à la folie, jusqu’au suicide, la « douleur de la musique ». Alors se suicider ensemble dans une chambre de bordel, gagner les îles du delta. Dans les ténèbres internes, l’éclat tendre de l’amour de Michael Richardson (impeccable Claude Mann, vu dans La Baie des anges et L’Armée des ombres). « Je veux sentir le parfum de vos cheveux » supplie, placide, le fonctionnaire épris d’alcool et de scandale, sa muse courbée sur le piano fermé, parmi les costards et les clopes, un confetti argenté en rime inversée à sa crinière de sorcière blasée, caressée. Un « tableau vivant » ou une « nature morte » à la Helmut Newton dans l’obscurité puis la lumière et retour à la nuit, au cimetière anglais, à l’exil.


Miroirs des rizières, « couleur verte » de l’océan, l’hôtel international du Prince de Galles fréquenté par « l’Inde blanche », avec ses filets contre les requins, un bain nocturne, quelques semaines de répit, serviteurs renvoyés à Calcutta et sol à losanges, géométrie noire et blanche survolée par des oiseaux prisonniers de l’orage « décharnant » les manguiers. Partout l’odeur de mort, de l’encens. Lente arrivée du vice-consul dans la perspective, gros plan de la face de Delphine et la brume violette de Venise en hiver, en septembre. Les Asturies, la Russie à la Révolution trahie, le congrès de Nuremberg ; la résidence, le baiser, les lampes qui s’éteignent toutes seules tandis qu’elle baisse les bras assise sur le canapé puis levée, son visage enfoui dans le bouquet du vase ; elle s’en va, dans sa robe noire, à l’intérieur de la demeure et du cadre, figuration de hasard de Mylène Farmer au temps de sa gloire. Un champ tel un pendant de celui du subjectif et fraternel Miroir d’Andreï Tarkovski, le retour de la chaleur comme à Calcutta (mon amour), un ultime panoramique sur une carte (un globe terrestre ?) en invitation lexicale (langue étrangère, mots exotiques ou reconnus). Au générique, l’O.R.T.F., Cerruti 1881, remerciements charmants à M. le Directeur de la Caisse des Dépôts et des Consignations, la société Tattinger, la Maison de l’Inde.


PS : Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976, un an après) constitue (cette fois sans même le corps des acteurs) une fausse suite, une vraie variation (du thème, du t’aime) de la suite (musicale), une exploration, à la lampe torche et dans l’humidité, d’un cadavre de pierre, de verre, de peintures, au lustre définitivement passé ; tout au bout, la mer crépusculaire, évidemment, pendant de l’océan cinématographique de L’Invention de Morel ; « elle marche vers le couchant », « quand elle arrive à Calcutta, c’est déjà trop tard : la tête est déjà vide, le cœur est mort », mais « elle a toujours cherché à se perdre, depuis le commencement de sa vie », oui.

              

Commentaires

  1. Delphine Seyrig "Une voix que le comédien Michael Lonsdale (avec lequel elle jouera à cinq reprises) comparera plus tard à la musique d’un violoncelle"
    Delphine Seyrig, l'inaccessible passion de Michael Lonsdale, elle qui vivait l'amour
    romantique figure théâtrale d'un couple mythique formé avec Sami Frey.
    Delphine Seyrig
    "Je vous trouve très armée, très défendue, très gardée."

    "Ce n'est pas à vous de décider de ce qui est intéressant ou pas !"

    "Vous avez été humiliée, déjà ?"

    "Vous manquez de culture !"

    "Vous aimez séduire ?"

    "Vous aimez séduire en tant que femme ?"

    "Vous séduisez toujours ?"

    "Il y a des gens que vous repoussez ?"

    "Vous êtes jalouse ?"

    "Vous pensez peu !"

    "Vous êtes têtue, non ?"

    (Extrait des questions posées par Claude Lanzmann à Delphine Seyrig, Dim Dam Dom, 1970.)

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    1. https://www.youtube.com/watch?v=3B4umcBLKSg
      https://www.youtube.com/watch?v=bTvBchBmWwU
      https://www.youtube.com/watch?v=UtpFIQhR8L4

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    2. Michael Lonsdale, souvenir ému de ce comédien, apprécié en live lors d'une soirée parisienne dans le décor d'un très grand appartement rive gauche un peu défraîchi où j'avais exposée certaines de mes oeuvres, on l'avait attendu car il jouait ce soir là ailleurs et avait promis à son hôtesse une lecture privée de poèmes de Michel-Ange,
      lumière tamisée, il entre discret, s'excusant presque d'être là,
      il s'assoit dans un fauteuil ancien et profond, tient délicatement une à une les feuilles qu'il puise sur une petite table ovale, il lit, sa voix illumine tout et en italien puis en français
      il ressuscite les magnifiques stances du peintre sculpteur
      qui inondent de leurs feux toute l'assistance comme à la messe.
      Il était très éprouvé par la mort de proches, très fervent en religion, amoureux fou de Delphine S. il n'aurait aimé qu'elle selon ses dires...
      Un acteur inoubliable, une présence humaine discrète autant qu'imprégnante spirituellement parlant...

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    3. https://www.youtube.com/watch?v=1q0W494MktQ
      https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/06/secret-des-hommes-secret-des-dieux-les.html

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