L’Étreinte du serpent : Medicine Man


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Ciro Guerra.


Tout se reflète dans et au-delà de ce film dédoublé : les personnages, les voyages, les histoires, les trajectoires, les intentions et les réalisations. On peut certes songer, en bon cinéphile français casanier, à Herzog, Jarmusch, Coppola, Boorman, Tarkovski et Kubrick, voire à Veber, Malick, Gainsbourg, Russell, Gomes ou Deodato, mais toutes ces réminiscences ne s’avèrent finalement que miroitements passagers à la surface mouvante, émouvante, d’une œuvre autonome et indépendante, qui respire très bien toute seule, merci et tant mieux pour elle. Lesté de huit tonnes de matériel, de plusieurs langues (Babel colombienne), d’une lourdeur logistique consignée par l’auteur, à l’instar des explorateurs pris en modèle, en inspiration, dans un journal de bord, le métrage affiche une légèreté, une sérénité de chaque plan. Avec son classicisme occidental et son humour discret, L’Étreinte du serpent nous donne à voir, à revoir, à ressentir et à écouter l’Amazonie d’hier, du début puis de la première moitié du vingtième siècle ; il se réfléchit surtout au miroir des regards, des témoignages, des visages (de survivants), jusqu’à constituer une chanson philosophique incarnée sur l’image, sa nature, sa valeur et son pouvoir. Le « film d’aventures » agencé avec raison, détermination, courage et hommage, questionne en effet le cinéma, la représentation et la perception. Doué d’une aisance de presque débutant – trois titres au compteur, moult récompenses dans leur sillage –, Guerra, pacifique cinéaste-ethnographe, raconte une triple odyssée intérieure et délivre un envoûtement méta. L’Indien se sent vide, vidé de souvenirs, mort-vivant magnanime en rime aux Blancs venus chercher l’herbe magique devant les guérir ou soigner les arbres riches du précieux caoutchouc. Le rêve, denrée (culturelle, diégétique) rare et précieuse, lien et moyen, palpite au cœur de l’opus bercé par un fleuve-région à deux rives, à mille berges, par un enregistrement sur gramophone de La Création de Haydn, à l’unisson de la coda du Pialat avec Marlène en sirène.


Pour apercevoir le serpent cosmique et cosmogonique, pour étreindre de toute son âme l’anaconda en soi, il convient de se camer avec les produits du coin aux noms « exotiques », de se débarrasser des cartes, des boussoles, des malles remplies de science et de sentimentalité. Une photographie relie matériellement les époques et abolit les temporalités : le guide hiératique et hilare, sur sa barque infernale et virginale, se contemple et se lamente face à cet alter ego creux et silencieux, simulacre destiné, avec son consentement, à édifier les lointaines populations européennes. Le cinéma, monstration spectrale, sinon stylisée, du visible, toujours en train de se conjuguer au présent du passé, se déploie avec lenteur, sans longueurs, dans son élément de captation, d’évocation, de transfiguration. Le noir et blanc (beau boulot de David Gallego) instaure une distance temporelle et suscite une abstraction essentielle. L’eau, la végétation, la nudité, les vêtements étrangers, se parent d’une patine esthétique et fantomatique (« Tu me vois ? » demande explicitement le vieil homme au second visiteur). Grâce à l’artifice, le jeunot Ciro fait s’aboucher la fiction et le documentaire, y compris celui du tournage, l’immanence et la transcendance, avant que l’invisible matérialisé ne se donne brièvement à contempler en couleurs durant un trip dont la modestie amusée ne doit rien au mysticisme épique d’Andreï dans ses icônes, Stanley dans l’espace ou même Gaspar Noé dans l’utérus d’outre-tombe. Un double élan porte le film – reconquérir son histoire-identité, prolonger un héritage-partage – et un motif graphique de métamorphose revient à trois reprises. Les papillons, par ailleurs épinglés dans leurs cercueils de verre, entourent l’ancêtre en présage de l’ultime plan, où ils cernent de leur nuée caressante le botaniste autrefois atteint de duplicité, désormais éveillé/réveillé sur un sidérant sommet à la Rossellini, aussi intimement transformé que la Bergman à Stromboli.



Outre le clin d’œil aux « ennemis intimes » allemands de Werner & Klaus, la blancheur des ailes duplique celle de la plante « sacrée », incendiée, recherchée avec l’ardeur indolente d’un William S. Burroughs en quête du fameux yage, équivalent organique, naturel, de l’écriture, drogue personnelle et relationnelle à dealer en librairie et dans les esprits. Au cours de la progression picaresque, les hommes (attachant quintette d’acteurs) s’apprivoisent, se dévoilent, se moquent gentiment d’eux-mêmes et rencontrent des ermites perdus dans un asile végétal et amoral à la démesure de leurs péchés, maltraitance enfantine par curé capucin ou cannibalisme eucharistique (pléonasme) pour gourou dingo. La jungle immense rend cinglé, nul ne l’ignore depuis les chasses particulières du comte Zaroff, à part ce mauvais père de Rousseau, bien sûr. Elle catalyse itou la meilleure part de l’espèce, une éphémère fraternité, un dénuement harmonieux, une solidarité tangente à la violence, au massacre, à l’esclavage, aux outrages. Ni angélique ni panthéiste, ni manichéen ni malsain, ni poseur ni racoleur, L’Étreinte du serpent propose un poème en prose audiovisuel, sensoriel, une réflexion nécessaire et tout sauf austère – sensualité des éléments, des dessins, des corps – sur la « civilisation » et la « sauvagerie », leurs noces impossibles, sanglantes, probables et excitantes. Le guerrier orphelin, isolé et rescapé, bientôt évaporé avec élégance, colérique, mélancolique et mutique, souffle son « sperme du soleil » (une poudre aux allures de coke) directement sur l’objectif, accessoirement dans la narine de l’universitaire malade – n’hésitez pas à inspirer ce labor of love inspirant et plaisant, formateur et prometteur. « Le savoir appartient à tous » et le cinéma, la mémoire, l’avenir également, pas seulement au cœur des radieuses ténèbres d’un territoire à la fois cimetière et matrice, « poumon » et cargaison, réservoir de mythes, de reconnaissances, de terreur et de beauté. 


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