Nobody Knows : Akira


Save the children implorait Marvin Gaye sur l’album What’s Going On, chef-d’œuvre absolu d’une renversante somptuosité, d’une pressante actualité – mais comment les sauver quand on se perd soi-même ? Et comment filmer une mort d’enfant, même en recourant à une ellipse ? Deux questions fondamentales, auxquelles ce film majeur rempli de mineurs répond de la meilleure façon : par lui-même, par ses observations et ses énigmes, ce que l’on sait, ce que l’on voudrait ignorer, ce que l’on devine et imagine… 


Une mère « démissionnaire » et quatre Gosses de Tokyo : projet mûri durant quinze ans, très librement inspiré d’un fait divers hautement sordide – viol, meurtre, dissimulation de cadavre, procès, peine de prison, scandale médiatique – avec en filigrane une pratique locative courante – tout le monde sait, donc, contrairement au titre ironique –, tourné en Super 16 sur une année dans un véritable appartement loué pour l’occasion, succès critique, notamment à Cannes, « tournant » dans la carrière de son auteur – réalisation et scénario –, voici la chronique pudique et magnifique d’un abandon, d’une fratrie, d’une enfance entre déshérence et résilience. Hirokazu Kore-eda, alors âgé de la quarantaine, peintre empathique d’une quarantaine, vient du documentaire et cela se voit, par la précision et l’attention du/au détail, par son habileté à saisir une réalité documentée mais transcendée, par la juste et constante distance de l’objectif, ni intrusif ni refroidi. L’œuvre, souvent éprouvante, parfois poignante, toujours admirable, débute dans la perspective d’un compartiment du « monorail » tokyoïte, avec un gamin aux cheveux longs caressant un coin de valise ; le geste reviendra lors du long retour en arrière constituant le corps principal, car dans l’objet banal se dissimule une gamine, sa sœur, en l’occurrence. Dans le souvenir, le soleil domine, au présent, l’image arbore une tonalité glauque de bloc opératoire, idoine pour un rite funéraire, un « transport de corps », littéralement, puisque Akira emmène Yuki voir les avions, tient sa promesse inutile d’évasion par procuration. Auparavant, aidé de la jolie Saki, écolière harcelée, lycéenne esseulée, riche voisine souriante, il mettait aux pieds nus du petit cadavre des chaussures rouges couinantes, plaçait entre ses mains glacées sa peluche et ses chocolats préférés, faisait rouler le bagage macabre dans l’indifférence nocturne et colorée d’une rue commerçante.



Arrivés en bordure d’aéroport, le frère creuse avec un bâton une tombe « de fortune » pour la victime paupérisée d’un trivial « accident domestique », chute de chaise fatale tandis qu’il jouait au baseball à l’improviste entre les mains paternelles de Susumu Terajima – souvent vu chez Kitano mais aussi dans Tabou d’Ōshima et Ichi the Killer de Miike – aperçu en éphémère entraîneur. Un autre pouvait terminer le film sur ce plan d’ensemble de la ville moderne et maritime, perspective au point de fuite à droite de l’écran venant boucler la boucle avec sa rime inversée du tout premier – mais notre réalisateur montre la vie en train de se poursuivre, les visites à la supérette où récupérer gratuitement de la nourriture périmée, la place de l’absente désormais occupée par une adolescente placée au côté de la sœur survivante, à peine plus jeune, les garçons dans la seconde moitié de l’image, en route vers la maison, plan large et horizontal ouvert à tous les possibles, les pires et les prometteurs. Un geste particulier paraphe le film, la relation entre les personnages, et suture les époques, les solitudes : Shigeru, le « petit monstre » cause bruyante du déménagement – dixit sa génitrice, pas franchement fiable – saisit la manche de son aîné, le regarde du même air que sa sœur autrefois, hier, dans cet été qui n’en finit pas, dans cette stase de l’existence à plusieurs, en groupe, en huis clos, avec une expression purement adulte, une intensité de naufragé. Akira, tiré de sa sinistre rêverie au feu rouge, ne flanchera pas, reprendra sa marche, son seau de provisions à la main – Cosette cherchait de l’eau – en laissant le spectateur sidéré, bouleversé, en colère et reconnaissant. Le cinéaste, à vrai dire, se garde bien de divertir, d’alerter, de dénoncer, de juger ; il laisse à ceux qu’elle intéresse la sociologie, il ne nous fait pas avaler une indigeste « tranche de vie », il recrée une situation et, à l’intérieur de ce film sans musique ou presque, à l’exception de délicates ponctuations à la guitare, d’une chanson finale un brin sentimentale, explicative, redondante, bien rendue par Takako Tate, l’interprète de la caissière attentionnée, il ordonne différents motifs – l’errance, la maltraitance, l’isolement, l’espace urbain, la survie, la mort – avec une évidente musicalité, une insupportable douceur, un calme frontal plus efficace que le pire accès de rage morale.


On ne pleure pas dans Nobody Knows – on peut certes pleurer devant –, les larmes s’apparentent à un luxe lorsqu’il faut compter, recompter chaque pièce, rédiger de fausses cartes d’étrennes maternelles, faire une interminable partie de jeu vidéo comme pour se dissoudre dans l’écran, en compagnie de « sauvageons » scolarisés, petits voleurs à demeure et à la Kids Return aussitôt chassés par les mauvaises odeurs. Portrait d’une société volontiers, voire volontairement, aveuglée, l’opus gifle aussi avec une retenue nippone l’arrogance du consumérisme et du discours officiel de grande nation invincible, indivisible, relevée illico des outrages nucléaires infligés par les gaijins. Conte de Noël adulte incompréhensiblement interdit aux enfants de moins de douze ans – l’âge d’Akira – par les puritains bien-pensants – pléonasme –, Nobody Knows donne à voir, à ressentir implacablement, une désagrégation familiale et sociale, une pauvreté minorée, conjurée par une prostitution disons allégée, Saki gagnant quelques yens que son nouvel ami-amoureux ne peut accepter, lui qui refusait de voler des figurines au drugstore en rite machiste, via une participation à un karaoké flanquée d’un businessman BCBG – ceci itou, tout le monde le sait, peine à le regarder en face, les jeunes filles en fleurs et de préférence en uniformes scolaires représentant là-bas une sorte de totem érotique et fantasmatique autant prégnant que le bondage aux organes génitaux et toisons pubiennes floutés – l’un des pères plaisante avec lui à propos de ceux d’Akira –, double pain béni pour les spécialistes d’un pays culturellement respectueux de ses aînés, de sa hiérarchie socio-professionnelle.


Au-delà de cette dimension collective, de ces parents putatifs qui papotent – on ne voit que leurs ombres à la gare, que leurs bas de jambes sur le trottoir –, de ces employés ou policiers trop discrets, de ces factures impayées, décorées au feutre et au crayon, de ces amants-maris raccompagnant en taxi une mère menteuse, sans emploi, sans attaches, plus fragile, puérile, plaintive et vieillie que sa progéniture hétéroclite – excellente You, elle-même chanteuse, maman et personnalité à la TV –, le cœur du film bat parmi les enfants, les acteurs, et l’on se doit de citer chacun et chacune, de Yûya Yagira (Akira) à Hanae Kan (Saki), en passant par Ayu Kitaura (Kyoko), Momoko Shimizu (Yuki) et Hiei Kimura (Shigeru), tous remarquables et remarquablement « dirigés » par un réalisateur pour ainsi dire truffaldien ou pialatesque dans sa capacité à laisser les bambins respirer, bouger, rire, déprimer, à leur rythme, à leur âge, dans leur corps et leur « être-là » mystérieux, jamais innocent – de quoi ? Pour le confort de qui ? –, blessé mais pas encore détruit, pas totalement. Si Nobody Knows possède une rigueur formelle, géométrique et calligraphique propre au cinéma japonais – on y reconnaît la géographie du proche Quartier lointain, les cerisiers en fleur, les vélos intergénérationnels –, si Hirokazu Kore-eda ose par-ci par-là une contre-plongée sur un bloc d’épicier, de faux coupable, deux ou trois travellings latéraux à la Carax de Mauvais Sang, il choisit avant tout de scruter les visages, d’immortaliser les gestes et les marmots qui grandissent vite, en effet, au point que l’on ne reconnaît plus leur voix muée, que l’on peine à faire entrer leur pauvre corps brisé, inerte, dans une valise rose à roulettes.


Fable cruelle sur le passage à l’âge adulte, sur le deuil littéral de l’insouciance, de la joie, de la cellule solidaire – ne rien dire, ne rien révéler, de peur d’être séparés à nouveau, solution encore plus dure que le reste –, Nobody Knows ne fait aucun cadeau au spectateur, ne lui laisse aucune chance de se consoler avec le lyrisme outrancier du recommandable mélodrame ou la gentillesse obscène de tous ces métrages horrifiques dans lesquels les enfants se transforment en « singes savants » doucereux et cyniques, prisonniers de la Shoah ou pas. Pour nous, il se hisse sans le moindre effort à la hauteur douloureuse et radieuse du Tombeau des lucioles, avec lequel il partage de nombreux points communs, hors le contexte martial, bien sûr – mais chaque jour des adultes et des enfants se battent pour conserver un peu de tendresse, de beauté, de fierté, de gaieté, de « dignité », comme disent les « humanistes » amnésiques d’Auschwitz, émus une seconde, le temps d’un chèque, d’un disque, et puis que l’on n’en parle plus, les vacances approchent, vous comprenez, il leur faut emballer maintenant les tenues et les skis de la pensionnaire dans le privé. La responsabilité ? Un défi, dans ces conditions, impossible à relever. La liberté ? Une chimère enchaînée au « principe de réalité ». La paternité ? Un hasard ou un canular, avec capote. La santé ? Un leurre au milieu des pots de nouilles déshydratées devenus pots de fleur arrosés avec le peu d’eau disponible, du désordre et de la crasse, l’odeur d’herbe sauvages des tatamis neufs définitivement envolée, d’une redéfinition du foyer en squat, en territoire dérégulé, produit détraqué des commandements liminaires, des interdictions de sortir, de se montrer, de faire du bruit, d’aller à l’école – et réminiscences de la décharge « suicidaire » de Dodes’kaden, de la coda dans les ordures de Los olvidados, de la déréliction du loft-labo des jumeaux gynécos de Faux-semblants, autre parabole profane et physique sur des orphelins dépourvus d’horizon.



On apprend que Nobody Knows devait s’appeler Wonderful Sunday, qu’une mouture subjective se concluait par une réunion familiale et fantasmée ; Dieu merci, le film reste dans le « réel », même s’il ne quitte pas son protagoniste. L’appartement abrite les tensions entre les gosses, leur énergie, leur apathie, leurs dérisoires et précieux trésors de pauvres : un piano rouge miniature, métonymie d’un rêve hors d’atteinte, un manuel scolaire pour les devoirs du soir en solitaire, à attendre la figurante, un livre de contes à lire à deux, entre filles, une machine à laver déplacée sur le balcon, des fringues à entretenir, à étendre, à vendre, du vernis à ongles maculant le sol, trace passée d’une mère évaporée, un sac à dos offert et porté, des créatures en pâte à modeler, des robots téléguidés, des godasses pour enfin sortir, s’aérer, se dégourdir, dévaliser l’épicerie en sucreries, mais pas de photographies pour se remémorer un roman originel, pas de calendrier pour suivre l’écoulement du temps, six mois, du froid vers la chaleur, pas de clefs, non plus, et à quoi serviraient-elles, la propriétaire avec son clébard dans les bras trouvant porte ouverte, découvrant l’ampleur du désastre, repartant sans demander son reste, frappée à son tour d’engourdissement, de désinvolture, de mutisme. Dans Nobody Knows, les adultes pourraient agir, le gérant de la supérette pourrait dénoncer à tort le faux voleur à la police, aux services sociaux, surtout aiguillonné par ses réponses évasives – perversement, on craint qu’il ne le fasse, d’ailleurs, en bonne orthodoxie du suspense émotionnel hitchcockien –, l’histoire pourrait s’arrêter là, par l’intervention d’un surmoi social, avec ses qualités et ses failles.


Mais tel le train n’allant que dans une seule direction, le réalisateur, sans peur, sans excuse, file droit vers sa conclusion ouverte, prend son temps le long de cent quarante minutes et ne nous fait pas perdre le nôtre, nous invite à vivre avec eux le calvaire des enfants insérés, invisibles, « mignons » et « désagréables », en écho ou présage à Les Enfants loups, Ame et Yuki de Mamoru Hosoda, similaire réflexion enfantine sur la place de l’individu au sein de la communauté, sur le secret identitaire, sur le merveilleux dangereux, sur la métamorphose du corps et de l’esprit, sur l’enfance, par conséquent. Le cinéma, art naturellement et mécaniquement funéraire, ne s’offusqua pas des infanticides, ne rechigna guère à « tuer » des enfants, à enregistrer leur agonie, les sévices par nos soins ou entre eux infligés : Poil de Carotte selon Duvivier, Allemagne année zéro, L’Incompris, Le Petit Prince a ditquatuor suprême et sans réfléchir – ajoutons La Cicatrice de Bruce Lowery, émouvante lecture adolescente – en échantillon tout sauf exhaustif d’une longue lignée moralement suspecte – on frémit aux possibles ou perpétrées exploitations d’un tel « thème » – dans laquelle ce titre – sorti en 2004, douze ans bis, et notez au passage le patronyme Fukushima négativement connoté depuis la catastrophe homonyme – s’insère magistralement. Oui, tout le monde – tous ceux qui nous font l’honneur de nous lire, en tout cas – doit savoir à quel point Nobody Knows nous atteignit, de quelle manière mémorable il vous bouleversera, grand petit film magique et tragique comme une enfance à Tokyo ou ailleurs, et preuve supplémentaire, supérieure, de la valeur avérée des cinématographies d’Asie – on défie quiconque de trouver son équivalent contemporain en Occident –, miroir fraternel et sensuel dans lequel savoir voir son visage vivant d’enfant aux rares cheveux blancs.    

                               

Commentaires

  1. Bonjour, tu m'a convaincu de le voir mais i est sortie en salle?

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    1. Bonsoir ; tant mieux ! Oui, et visible sur le site que tu m'indiquas...

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