A Cottage on Dartmoor : Le Fil du rasoir


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Anthony Asquith.


Un père Premier ministre, une enfance choyée, un passage à Oxford, le choix du cinéma en raison de sa mauvaise réputation (et participation à la naissante Film Society of England), la découverte de l’Amérique par une sœur installée à New York (visite des studios de United Artists et désaccord esthétique avec le Chaplin du Cirque inclus), l’époque des quota quickies, ces petites bandes britanniques souvent bâclées, parfois formatrices, imposées par le gouvernement afin de sauver une industrie littéralement saignée par la Grande Guerre (comme en France, d’ailleurs), des adaptations théâtrales (Shaw, Wilde et l’ami Terence Rattigan) ou des mélodrames mondains peuplés de stars : le parcours du réalisateur reste méconnu mais son évident talent mérite vraiment sa redécouverte, par exemple via ce vaudeville atmosphérique et méta au croisement et en commentaire de deux époques, du muet vers le parlant. Le cinéma, on le sait, n’attendit pas Vincente Minnelli (Les Ensorcelés), Michael Powell (Le Voyeur), Federico Fellini (Huit et demi), Jean-Luc Godard (Le Mépris), François Truffaut (La Nuit américaine), Brian De Palma (Body Double), Woody Allen (La Rose pourpre du Caire), Robert Altman (The Player), John Mc Tiernan (Last Action Hero), Wes Craven (Freddy sort de la nuit), David Lynch (Mulholland Drive), Michel Hazanivicius (The Artist), Leos Carax (Holy Motors) ou Peter Strickland (Berberian Sound Studio) – liste tout sauf exhaustive, évidemment – pour se réfléchir, réfléchir sur lui-même à son propre miroir. En littérature (Corneille, Shakespeare, Pirandello) et en peinture (Les Ménines de Velázquez, étudié par Foucault), la mise en abyme de la « maturité », de la conscience de soi, précéda tout cela, et Hitchcock, dont le magistral Chantage s’avère contemporain de notre cottage du soir, signa ses « toiles » avec une narcissique, publicitaire et angoissée régularité qui finit par lui peser, jusqu’à l’ombre chinoise doublement funèbre de Complot de famille.


A Cottage on Dartmoor semble ainsi s’abreuver à des sources antérieures et précises, connues du cinéaste grâce à ses activités de cinéphile, et l’on se bornera à mentionner, tant pis pour le manque d’originalité, les noms d’Eisenstein, Sjöström, Vertov ou Wiene, en laissant au spectateur le soin d’identifier l’apport de chacun. Ressuscité par le BFI en 2008, construit sur un retour en arrière, l’opus propose un triangle sentimental tracé durant quatre-vingt-quatre minutes. Un assistant de barbier (pas celui des frères Coen !) aime une manucure qui lui préfère un gentleman farmer. L’amoureux transi, éconduit, assiste au bonheur écœurant des amants dans l’obscurité révélatrice d’une salle de cinéma – l’orchestre et les rires font place au lourd silence captif à l’écoute des dialogues : devinez ce que pense Asquith de « l’évolution » du « septième art » –, avant un affrontement des mâles au rasoir, un témoignage à charge et l’évasion d’une prison, histoire d’aller troubler plusieurs années après le paradis conjugal et rural, voire infernal. Tout se dénouera « entre adultes consentants » lestés d’un marmot, le couple désirant finalement aider le fuyard pardonné, bien que celui-ci décide in fine de succomber par amour sous les balles des forces de l’ordre marital-social ; signalons que le drame se déroule en partie aux studios Welwyn, construits par volonté étatique, équipés pour l’essor du son. La terre, le vent, le feu, l’eau : le film débute sa propre cosmogonie par les quatre éléments, en présage de l’ouverture mystique de La Fille de Ryan, puis enchaîne sur la maisonnée par un habile fondu aquatique, libre rivière devenue bain enfantin. Un homme court à contre-jour sur la lande, tandis que l’ombre policière constate sa disparition cellulaire.


Dans le clair-obscur racé de Stanley Rodwell, la mère coud et bêtifie tendrement – un glas chasse son sourire et la relie ironiquement au prisonnier déjà là, au curieux contemporain à l’écoute du bruitage rajouté. Une autre liaison sonore (deux prénoms échangés, Joe et Sally) tresse les temporalités, le hom(m)e invasion évanoui au profit d’un salon de beauté citadin baigné par le jazz et fréquenté par l’ogre rustre et souriant ignorant le petit groom-mendiant. Miroirs et marivaudage, billets de ciné doté de parole pas perdus pour tout le monde, pension de famille gérontophile, momifiée, à l’iris, en présage de Arsenic et vieilles dentelles, compliment gênant et contradictoire (« Sally, tu es affreusement jolie ! »), My Woman chantée au piano, attisant la dangereuse libido, spectaculaire et encombrant cornet de sourde : film de classes et d’humour, film anglais, so, A Cottage on Dartmoor amuse et séduit par son élégance, sa précision, sa fraîcheur (beau trio international composé par Norah Baring, bientôt dans Meurtre, Uno Henning, comédien de scène suédois, et Hans Adalbert Schlettow, deux Lang au compteur) – quelqu’un se trouve réellement derrière la caméra. Un malentendu floral « sème la graine de la discorde » et les jours d’avril défilent sur l’éphéméride en fondus, le babil viril étayé par d’étonnantes images d’actualité. Au cinéma (public divers, inquiétant type hilare à lunettes), les instruments saisis en axes obliques et montés staccato exécutent une séquence orgasmique conclue par la projection de My Woman, « 200 % parlé, chanté, dansé, d’après la pièce de Shayspeare, précédé par Harold Lloyd », tandis que les musiciens se restaurent, fument et jouent aux cartes.


Face à la violence hors-champ de l’écran, assis juste derrière (et à gauche du cadre, en bonne logique symbolique, sinon religieuse) l’émotive Sally flanquée du « troisième larron », Joe sent croître en lui une envie de mort, il se fait son inoffensif cinéma d’assassin, il se remémore (flash-back dédoublé) les instants de joie à deux en autant de preuves de la supposée trahison consommée. L’hymne national « en direct » servira d’entracte ou renverra tout le monde chez soi. Bague, baiser, pleine lune, rival outré, diagonale de la lame de rasoir en train d’être affutée en champ-contrechamp puis contre-plongée sur le galant client et décadrage/surcadrage dans la glace à la Mr. Robot – un rasage de très près, aussi tendu que celui de La Couleur pourpre ; une corde sur le point de céder, des explosions de canons de navire à la Potemkine et même un insert rouge sang, bien avant les traumatiques flashes équestres de Pas de printemps pour Marnie. Notre cinéaste métaphorise joliment l’écoulement du liquide vital par celui d’une bouteille de colorant, renversée dans l’affolement. Du sang sur le front et les mains, le « meurtrier » (la vitesse des plans garde volontairement à l’événement son opacité) se morfond, se défend, menace et retour au début à une heure pile de métrage, dans le « présent », en gros plan, en regard caméra, de la vengeance caligarienne.




Planqué dans la chambre parentale à l’étage, le policier attablé devant un thé en dessous, le faux coupable, Baby Doll au masculin, console le mioche chialeur et « s’attire les bonnes grâces » du couple magnanime (elle lui ouvrait la porte comme d’autres écartent les jambes, pour ainsi dire). Un manteau, une photo en souvenir, un cheval, un pardon ; pourtant, le numéro 53 ne partira pas. Il veut la revoir une dernière fois, une fois de trop, entre le jour et la nuit du Devon, dans la confusion de son délire innocent de « démon ». Une balle dans le dos vient le faucher alors qu’il s’élance en POV vers la maison, une vague blanche comme un linge venant se fracasser contre les noirs rochers. Une pietà domestique (gentiment érotique puisque robe légère, décolletée) développe l’épilogue lyrique, à l’ombre de barreaux symboliques. Quand il lui demanda « Es-tu heureuse ? », elle répondit, visage détourné, « Très » : suspendu sur les dernières images apaisées d’un cerisier en fleur (rime inversée à l’arbre liminaire romantiquement décharné), le mystère des sentiments et d’un film frémissant demeure (on se passa sans souci de la piètre partition commise en 2016 par Peter Reiter-Schaub). Concluons donc – en 1929, le cinéma d’Angleterre existait superbement, irréductible à Hitch ; on le savait, certes, et A Cottage on Dartmoor vient en apporter, plus de quatre-vingt-cinq ans après, la preuve assez neuve et envoûtante, due à l’exquis Anthony.

Pour continuer à voyager dans une riche filmographie, rendez-vous et ici.  

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