Souvenirs de Marnie : L’Enfance de l’art


Pas de mouton à l’horizon, le petit prince des sables enfui au profit de l’apprentissage du paysage et de la renaissance d’un visage…


Anna ne s’aime pas, pense que personne ne l’aime, surtout sa mère adoptive touchant une allocation étatique. Au cours d’un été agité, elle va se découvrir et grandir pour finalement intégrer le cercle de la société. En découvrant aujourd’hui Souvenirs de Marnie, adaptation délocalisée d’un roman anglais renommé, notamment recommandé par Hayao Miyazaki, on songe évidemment à Hitchcock, celui de Pas de printemps pour Marnie (blonde attachante, désamour maternel et traumatisme enfantin), Psychose (« Depuis la construction de l’autoroute, on ne voit plus grand monde » dit la parente accueillante, en écho à ce schizo de Norman Bates), Les Oiseaux (village côtier), Rebecca (manoir maudit, gouvernante revêche), Sueurs froides (silo substitué au clocher), voire de La Corde (homosexualité discrète). On pense aussi et surtout à L’Effrontée (deux adolescentes en miroir liées par l’art), à Marianne de ma jeunesse (fantastique domestique, mariage du rêve et de la réalité, marginalité attristée, extatique, des orphelins), à Paperhouse (le phare devient silo, donc), à Carrie au bal du diable (crise de la puberté, perception subjective, rapport à la communauté). Voici les harmonies, voilà les références plus ou moins explicites, auxquelles il convient de rajouter Le vent se lève, sa rime funèbre, et Le Conte de la princesse Kaguya, fable similaire et différenciée sur la féminité, l’altérité, la normalité ; notons au passage que le double échec commercial des œuvres de Takahata & Yonebayashi signa le désolant arrêt des productions du studio Ghibli. Les cinéphiles épris de peinture pourraient en outre évoquer L’Île des Morts de Böcklin et ceux entichés de littérature remarquer un bal mental à la Madame Bovary. Si l’écriture constitue, selon Roland Barthes et à raison, un singulier « tissu de citations », le cinéma itou, et chacun étoffera cette liste personnelle à sa convenance.




Sur ce riche terreau de réminiscences – une évidence porteuse de sens pour une histoire basée sur la mémoire – prend racine et s’épanouit, tout au long du film, un superbe cerisier purement japonais, par conséquent appréciable sous tous les cieux. Souvenirs de Marnie interroge ainsi la place de l’individu au sein – au dessin – d’un système social très hiérarchisé, célèbre les aîné(e)s – grand-mère endeuillée, malade, dévouée –, magnifie une nature en danger – les gosses font le ménage sur la plage – et propose à l’œil et à l’oreille – remarquable partition de Takatsugu Muramatsu – une délicatesse de touche et de trait infusée par des siècles de calligraphie, de philosophie, d’idéologie, dans l’acception culturelle du terme. Anna, affranchie des loups de Saura, cristallise en quelque sorte « l’âme nippone », petite fille sage, polie, introvertie et bien élevée, la félicite sa tante rurale, bonne vivante et bonne mangeuse, sur laquelle glissent avec naturel les remontrances et les insultes de sa voisine bien-pensante, flanquée d’une progéniture grasse et indiscrète, lisant à haute voix le vœu de ressemblance – être enfin normal, chimère de marginaux, désir d’exclus, cri et prière du freak fraternel John Merrick dans Elephant Man – et vantant ses beaux yeux bleus d’Aryenne, détail coloré en hypothétique clin d’œil aux forces de l’Axe, à la séduction des contraires, comme Nino Manfredi, dans Pain et Chocolat, assistait, stupéfait, émerveillé, aux ébats d’un groupe de walkyries dans sa Suisse de travailleur immigré sudiste. Bien sûr, mille tourments et courants agitent ce lac placide d’une surface apaisée ou indifférente – la mère par procuration regrette la distance présente, inexplicable, pas seulement imputable aux douze ans advenus –, manifestés lors d’une crise d’asthme dans un jardin public où s’amuse la marmaille en modèle, d’une grossièreté infligée à la grande petite camarade improvisée, envahissante, d’un torrent de larmes après une supposée trahison de l’amie la plus précieuse au monde.



Récit de métamorphose, de reconnaissance et de guérison en parfait opposé du hanté Sudden Impact, Souvenirs de Marnie nous conte l’itinéraire d’une enfant sauvage hautement socialisée, au départ prisonnière d’elle-même, de sa vision du monde faussée, de son manque d’estime caractérisé en dépit de son don de dessinatrice, vers la lumière de l’été, du passé, de la nouveauté vivante et vivifiante, via le très joli et tendre personnage de l’amie à lunettes, sœurette ancrée dans le réel, Sayaka guidant Anna dans la « vraie vie », dans les replis d’hier – journal intime incomplet, puzzle à reconstituer ensemble – dénoués au présent, comme Marnie, figure chthonienne avec sa barque emprunté au nocher Charon, conduit la gosse blessée dans son royaume d’ombres éclairées, de rêveries éveillées, de « roman familial » à combustion lente, enivrante. Autour de l’héroïne respirent des figures à la fois essentielles et secondaires, un couple d’oncle et tante indulgent, bienveillant, un pêcheur mutique et tragique, une femme peintre aux allures de pythie, de conteuse, d’héritière, un médecin rassurant, un professeur qui tend sa main pour récupérer le croquis timide, avant qu’un mioche ne se casse la figure et que cette occasion manquée bouleverse physiquement l’adolescente à l’écart, écartée volontairement à cause d’une invisible blessure. Notre réalisateur n’oublie aucun personnage et l’on se doit, à son image, disons, de souligner l’apport déterminant de Masashi Andō – un ancien employé revenu au foyer fréquenter Kaguya et Marnie, par ailleurs collaborateur du regretté Satoshi Kon sur Tokyo Godfathers et Paprika, pas celle de Tinto Brass, certes – au scénario, à l’animation et au character design, de Atsushi Okui à la direction de la photographie, qui bossa autrefois sur l’apocalyptique Akira d’Ōtomo au camera and electrical departement, de Keiko Niwa, la scénariste de Arrietty, le petit monde des chapardeurs, de Yohei Taneda – la sabreuse et les salopards de Tarantino à son actif – à la direction artistique, de Yoshiaki Nishimura et Toshio Suzuki à la production, le premier plus impliqué que le second, sans omettre la chanson finale de Prisiclla Ahn, beau reflet musical et coda « rapportée » paraissant écrite pour l’occasion.






Hiromasa Yonebayashi, indiscutable capitaine du navire, possédait assurément un équipage de valeur et d’ampleur, et le fantôme de Joan G. Robinson dut probablement applaudir à la traduction méta de son rajeuni Peter Ibbetson à elle. Souvenirs de Marnie, en effet, ne se contente pas de peindre avec bonheur, candeur et douleur une jeune fille en pleur, il fait d’elle une artiste, et cela change presque tout, transforme le récit allégorique, limpide et mystérieux – étrangeté familière de la psyché féminine sur le point de basculer dans la sexualité, homo ou hétéro, peu importe, cheveux longs ou courts, peu nous chaut, et appréciez dans un sourire amusé le silo en symbole phallique, lieu de terreur entre sœurs et de retrouvailles avec le fidèle Kazuhiko –, en art poétique puissant et vibrant, en démonstration pro domo des pouvoirs de l’animation, de la création. Le regard d’Anna, son projecteur intérieur, transcende le réel de la diégèse, anime une poupée à l’effigie de la bien-aimée, illumine littéralement une ruine, à tout le moins un bâtiment en train d’être rénové, donne à ses fantasmes la consistance d’une œuvre d’art, produit suprême se jouant avec gravité des étiquettes de l’exégèse, des domaines moraux, des registres sémiologiques. Elle ne saigne pas, pas encore, mais elle dessine, et avec une sidérante maturité ; elle n’enfante pas, pas maintenant, mais elle donne vie à des esquisses et à une fantasmagorie qui vont l’aider à vivre, à s’enfanter elle-même, à devenir une belle, sereine et radieuse survivante de sa propre vie, réconciliée avec son entourage. Le cinéaste ne perd jamais le spectateur entre le rêve et la réalité, catégories facilement échangeables ou cruellement inconciliables, il garde le cap avec la lucidité d’un Cronenberg trahissant magnifiquement Le Festin nu de Burroughs, autre hallucination identitaire et artistique. Le film comporte deux moments sublimes exposant cette dialectique subtile et fondamentale, de surcroît fondatrice pour le protagoniste – pas de féminin en français, désolé : une valse entre filles au clair de lune et un diurne adieu sur fond de pardon.





Alors que l’Occident perçoit l’artiste en serviteur de cour – mécènes de la Renaissance et penseurs à l’écoute des despotes dits éclairés –, en paria romantique, sinon démoniaque – l’Allemagne, Balzac, Hugo et Lautréamont – ou en citoyen estampillé engagé, soucieux d’humanisme et d’humanitaire, trois avatars très insatisfaisants, avouons-le, Souvenirs de Marnie le réintègre d’une manière solaire et sensuelle – ah, ces tomates rougissantes, appétissantes nourritures terrestres et spirituelles en paraphe du patronyme – au cœur battant de la collectivité, lui fait une place en mouvement dans la farandole des identités, des rencontres, et le titre se termine par un salut ému, rempli d’énergie, aux amis qui accompagnèrent et facilitèrent le voyage vers soi-même, avant que le tout dernier plan, logique et lyrique, ne vienne cadrer un cahier à dessin vide et vierge, sur lequel tracer, inventer, tous les milles possibles d’une existence, d’un au revoir revigoré à l’enfance et aux femmes à l’origine des destins, des chagrins, des entrains. En cela, le deuxième métrage de Yonebayashi, depuis parti du giron bicéphale, amateur de fenêtre bleue et de ciel gris perle davantage que de nuages blancs ou de lucioles crépusculaires, s’avère in fine un grand film politique et poétique, un acte de foi réflexif et optimiste – l’ardeur contrebalance la peur, l’ouverture biologique se joue du double vitrage émotionnel, les rôles sexuels et psychologiques se précisent à la lueur de l’amour, du témoignage des photographies, d’un aveu inutile pourtant réconciliateur – dans la résilience des enfants maltraités, la persistance mémorielle et rétinienne, la présence des êtres chers constamment absents, à portée de rêve et de crayon. Malgré le fiasco financier de l’opus, preuve absurde et significative du mauvais goût globalisé de l’époque contemporaine, des deux côtés de l’océan, sur tous les continents, on se souviendra longtemps, alors que l’on chérissait déjà l’autre, naguère incarnée par une admirable Tippi Hedren, de cette Marnie-là, oui-da. 

       

Commentaires

  1. Merci pour ce délicat billet évocateur, encore une très belle découverte grâce à la lecture enrichissante pour l'esprit du Miroir des fantômes, je ne connaissais que la musique de Takatsugu Muramatsu ici re transcrite de manière élégante par une jeune dame qui ne déparerait pas dans l'opus ici par vous si joliment cité :
    Blossoms in the sunlight by Takatsugu Muramatsu (marimba solo)
    https://www.youtube.com/watch?v=jlxe4oHCO98

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    Réponses
    1. Merci de cette découverte.
      D'une Marnie à l'autre :
      https://www.youtube.com/watch?v=RUC_pcO2r74
      https://www.youtube.com/watch?v=hhxk_cJYBNg

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