La vie est un long fleuve tranquille


 « Tenir la distance », sur dix minutes ou davantage…


Welles, Dreyer, Ophuls, Antonioni, De Palma, Haneke, Noé, Cuarón, Myroslav Slaboshpytskiy et même Rocco Siffredi – bientôt documenté – ou ses semblables : tous utilisent le plan-séquence. Pourquoi ? Parce qu’ils font du cinéma, pour différentes raisons – saisons, corrigerait Stephen King – et dans des registres certes divers. Le procédé représente une métonymie particulière de cet art du temps et du mouvement. Il permet des « effets de réel » finalement très artificiels, puisque la durée, toujours subjective, ne saurait fidèlement s’aligner sur la trajectoire spatio-temporelle d’un instant dilaté, normé, encadré par les deux coupes du montage. Du reste, comme on le dit d’une métaphore, il peut s’agir d’un simple « filage », d’une succession indiscernable de plans raccordés entre eux par la magie optique et rythmique de l’assemblage. Ici aussi, le principe rétinien de l’illusion domine donc. Cependant, le plan-séquence vise la captation de l’événement, au plus près de son surgissement, de son étalement, de sa conclusion ou disparition. La séquence sidère par sa présence, attire l’œil et fixe l’horloge. Tandis que les minutes défilent, à l’instar d’une bobine de film, le spectateur assiste à une stase de temps excentré, retranché du courant dominant de la narration, de son déroulement. Peu importent la figuration et son motif, le cadre et le décor : le plan-séquence instaure son propre continuum, sa respiration singulière. Il se prête néanmoins, idéalement et mécaniquement, pour ainsi dire, à l’enregistrement de moments mortifères, il donne à voir, à épouser sur et dans la durée un processus de destruction quotidien, sinon imperceptible mais révélé en épiphanie profane par la projection ou le visionnage.

Nul hasard si un viol advient dans Irréversible, si une agression verbale suivie d’un crachat s’installe dans Code inconnu, et moins encore si le gonzo raffole des positions documentées par tranches minutées. À chaque fois se joue, se rejoue, un anéantissement du personnage, de la hardeuse, de la diégèse et de la praxis – le plan-séquence paraphe une agonie, une crise, une performance. L’histoire se met sur pause et passe à un autre régime d’image, plus dense et superficiel, quelque part, au centre du regard, entre le happening et l’exercice de style. Par-delà sa fumisterie foncière et sa majesté hasardeuse, le plan-séquence catalyse quelque chose d’important, de fondamental. Grâce à lui, le cinéphile expérimente l’absurdité innée de sa condition en dehors de la salle ou de la fiction, en écho à ce que l’on peut ressentir à se poster au coin d’une rue pour n’attendre personne, comme le chantait naguère Nicolas Peyrac. Le temps coule comme le sang d’une blessure, il s’écoule à vide, il décharge à blanc, libéré du carcan du récit, des mille alibis des intentions, des significations, des moralisations. La stupéfaction survivante et superfétatoire du X, imagerie d’extase et d’ennui, de « petite mort » et de grande paresse, pudique et ludique, pathétique et tragique, repose en partie ou plutôt essentiellement sur ce phénomène d’un absurde qui dure, qui s’épuise dans sa pure monstration. Regarder un film équivaut à visiter un cimetière, à observer la mort au travail, à estimer le travail de la mort en filigrane de ceux du réalisateur (de la réalisatrice), du monteur (de la monteuse) et cette évidence se décuple dans la représentation divertissante – au sens pascalien – de la sexualité, dans le détournement d’attention et d’énergie qu’elle reproduit à l’infini, ad nauseam.

En quête de vérité, de « temps scellé » – formulerait Tarkovski –, de fragment signifiant lesté d’un signifié acté, imprimé sur la pellicule, calqué sur le cœur du monde, le plan-séquence (re)trouve la mort au bout du chemin et du photogramme. À défaut de se « baigner deux fois dans le même fleuve », on aperçoit une noyade miroitée, un parcours vertical vers le fond à l’horizon, une attestation du temps compté, des deux côtés de l’écran, évidemment.  
              

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