Film d’amour et d’anarchie : Chronique d’une mort annoncée
Dans la ligne de mire du protagoniste, un dictateur promis à la justice
démocratique du fusil et de la pendaison publique post-mortem ; dans la nôtre, une œuvre majeure et méconnue à vite redécouvrir…
Il n’existe pas de version française
(même si la version « originale » affiche une alerte
postsynchronisation caractéristique de la pratique péninsulaire avant la
généralisation du son direct dans les années 80-90) et l’on peut s’en
féliciter, tant la « folie » (dixit
la cinéaste dans l’intéressant supplément, plaisant monologue d’une heure
dix-sept aux bons soins de Carlo Lizzani) des trente-deux dialectes utilisés,
carte lexicale et mentale d’un pays assez récemment « unifié »,
participe de la vérité du film, de son authenticité première (surtout pour un
spectateur italianophone), la langue joliment perçue en « prise de courant
dans la réalité » : Film d’amour et d’anarchie,
ressuscité dans une remastérisation en HD, séduit bien sûr l’œil (admirable
sensualité géométrique des compositions lumineuses et obscures de Giuseppe
Rotunno) mais aussi l’oreille et cela ne saurait étonner. Lina Wertmüller,
femme souriante, élégante, intelligente et indépendante (ni féministe ni
partisane), vient du théâtre et cela se voit, chaque fois à son avantage, dans la
direction assurée des acteurs (de la troupe), dans l’utilisation inventive des
intérieurs, le découpage de la scène (double acception) combinant habilement
gros plans, axes verticaux ou position de proscenium,
et cela s’entend, jamais à son détriment, dans des mots précis, polis, pesés,
animés, dans la solidité d’une structure narrative modèle avec ses blocs
d’espace-temps naturellement soudés les uns aux autres, avec la virtuosité
d’une artiste en pleine possession de ses moyens expressifs et l’inéluctabilité
d’un « destin en marche », présagé dès l’ouverture mystérieuse.
Que l’on se rassure, aucune
« captation » ici, rien que l’excellence d’une dramaturgie et
d’une cinématographie suprêmement épousées, fusionnées, en parfait équilibre et
belle mesure dans la démesure contrôlée d’un sens du grotesque à ne pas
confondre avec l’imaginaire fellinien (Lina l’assista sur Huit et demi), de plus en
plus autarcique, voire autiste, au fil des films. La séquence du repas
constitue ainsi un « tour de force » à la fois au niveau du texte, du
jeu, du rythme, de la réalisation et du montage (signé du fidèle Franco
Fraticelli, un temps acoquiné avec Dario Argento) tandis que l’opus remarqué/primé à Cannes (Giancarlo
Giannini, mixte improbable de Candide et de van Gogh se rêvant, tremblant, en
assassin, y brille obscurément, comme lesté d’un vide fondateur en homme sans
qualités à la Musil pris dans la toile soyeuse, cinglante, d’un sort trop grand
pour lui) se vit sans peine transposé en comédie musicale (le fascisme,
pantalonnade par définition excessive, portée par un histrion à l’origine de la
création de Cinecittà, affiche un discours particulier, mélange d’hyperbole
pseudo-impériale, de bouffonnerie latine, puérile, et de trivialité volontiers
machiste, rendu avec une vraie justesse par le personnage de Spatoletti, interprété
avec jubilation par Eros Pagni, commissaire pétomane, figure hilarante,
avenante, outrageante et au final, tous les masques de l’humour noir jetés au
sol ensanglanté, proprement terrifiante).
En découvrant Film d’amour et d’anarchie
une quarantaine d’années après sa sortie, on ne peut s’empêcher de penser en
cinéphile à Tinto Brass (les miroirs ovales et le ton tragi-comique annoncent
ceux de La Clé, le bordel,
huis clos révélateur mettant à nu les corps et les cœurs, préfigure celui de Salon
Kitty, sorte de Damnés hardcore et ironique) et à Pier Paolo Pasolini (Salò
ou les 120 Journées de Sodome, état des lieux historique,
autobiographique, métaphorique, nimbé d’une rage froide, de l’Italie
consumériste et terroriste de années 70, des sociétés européennes dans
lesquelles nous persistons tous à survivre, sidérés et ravis, revisitera, de
quelle mémorable manière, un gynécée patriarcal ivre de paroles, de solitudes, de
tensions, d’attentes affreuses, de violences frisant la pure folie, d’un
sadisme universel déjà là dans la fable impitoyable de sa courageuse « camarade »).
Mariangela Melato, avec son visage de cire, livide, maladif, avec son verbe
tellurique, son envie de mort, ne déparerait pas dans la « république »
liberticide, infanticide, du Frioulan, alors que la furie finale suit une
similaire courbe entropique, une plongée dans l’horreur exponentielle, enfin
figurative, tel un orgasme létal trop longtemps retenu (durant la durée de la
projection ou du visionnage) in fine
lâché en crachat réflexif à la face du public complice (de l’entreprise des
cinéastes et des tortionnaires), ce schéma d’acmé cathartique et foutrement funèbre d’ailleurs retrouvé
chez Peckinpah (La Horde sauvage), Scorsese (Taxi Driver, et notez que
Giannini pointe son pistolet sur son reflet à la De Niro) ou De Palma (Blow
Out).
L’amour et l’anarchie, oui, ce qui
équivaut à une relecture inspirée des noces intemporelles d’Éros et Thanatos
(« petite mort » avant la grande), au portrait lucide, objectif dans
sa subjectivité assumée (au-delà du « genre », celui de la
reconstitution ou du sexe), d’un nouvel épisode du rapport guerrier entre les
hommes et les femmes, des hommes entre eux, lutte parfois tendre, maternante,
poignante dans sa sincérité amoureuse, puisque la fleur de la romance peut même
éclore sur un tas de fumier dirigé par une maquerelle en bons termes avec la
police locale, évidemment. Dans Film d’amour et d’anarchie, il
suffit d’un échange de regards (à trois), d’un air mélancolique à la guitare,
d’une pomme croquée, pour tomber désespérément amoureux ; il ne faut qu’un
réveil différé le fameux jour de l’attentat contre il Duce, la luce
ténébreuse de la nation, programmé dans une petite ville érigée selon son
inspiration phallique (car l’architecture du pouvoir dictatorial aime à se
mirer dans des monuments dressés en pénis narcissiques, dans le quartier de
l’EUR à Rome ou dans la « grandiose » chimère urbaine de la Germania
d’Albert Speer rendant Hitler extatique, la France de Vichy et d’après, plus
modeste, réduite à l’autonomie totalitaire et bétonnée d’un Le Corbusier,
moquée par le Cronenberg de Frissons) pour déclencher la démence
et l’impuissance d’un comploteur de campagne, paysan effaré par la capitale,
les « filles », la (grande) bouffe, le ressassement de l’événement et la double
vengeance qui l’alimente (Salomé, en bonne logique biblique-catholique, putain
sentimentale et ange exterminateur, réclame également la tête du chef chauve), sniper paranoïaque incapable de tirer
correctement sur quelques flics venus effectuer un contrôle de routine.
Il refuse, dans l’écrin rural d’une
auberge, de « tirer un coup » avec la catin Tripolina, incarnée par
une émouvante, « innocente », Lina Polito, lui reprochant son ardeur
mécanique, d’enlaidir quelque chose qui pourrait être très beau, message pertinent,
adulte, inaudible, hélas, pour la pornographie d’antan et désormais en ligne,
dans sa mineure majorité, il ne parvient pas à s’enfuir (glissade drolatique) dans
les rues commerçantes, Jackie Chan viscontien du Latium empêtré dans une
charrette de légumes, à la merci des séides en uniforme, de la foule féminine,
vociférante ou impassible, chœur de pleureuses hargneuses et finalement
toujours baisées, de la pire des
façons, par des petits coqs n’aspirant, au fond de leur inquiétude
existentielle inguérissable, qu’à s’entre-tuer, au nom de l’ordre ou du
désordre, parfois même de la passion, s’enrégimenter, se caricaturer, patauger
dans des marais encore plus fétides que ceux aperçus au début et, last but not least, enclins à considérer
« les femmes » – mauvais signe quand on les désigne d’un pluriel
homogène, quand on écrase les singularités dans un sac sexiste, revendicatif ou
théorique (quarante ans de féminisme pour en arriver aux Femen, urologues
d’autel, aux « théoriciennes du genre », friandes d’organes génitaux
culturels, aux élues écologistes plaisantant ignoblement sur un égorgement
ecclésiastique : une femme peut-elle être aussi abjecte (copyright à Rivette) qu’un mec ? Oui-da, et l’on ne s’en
félicite pas, loin de là) – en matrones, en parturientes ou en prostituées, en hystériques,
en passionarias ou en veuves.
Tout cela va mal finir, on le sait
dès le seuil avec la complainte, aux allures de Parrain, de Nino Rota sur
la possible vanité de la lutte, on le ressent avec ce vieillard rigolard
défiant l’objectif dans sa course rurale, bientôt figé, écartelé, dans un
buisson (ardent) sous les yeux fiévreux du pauvre Tunin, dont la piètre
tentative de « libération », l’interrogatoire ligoté filmé à
contre-jour, le propre trépas dans les geôles mussoliniennes, son crâne
fracassé à coup de matraques molles (telle la bite des bourreaux), sa tête dissimulée dans une sorte de sac à
patates (Hitchcock, dans Frenzy, son titre le plus explicite
sur la vulgarité victorienne/contemporaine britannique, traduira la profession
paternelle à l’aune de l’étranglement des gourgandines via une cravate « notariale », forcément), se verront
maquillés (d’où le sous-titre interminable, très Nouveau Roman dans sa
description clinique, faussement factuelle) par le rapport de police, et plus
tard l’article de journal propagandiste, n’en doutons pas, en banal accident « mural »
de cellule. La propension reconnue par l’intéressée d’achever (double sens) ses
récits audiovisuels, démarrés en comédies inconfortables, en purs drames (voire
mélodrames, dimension lisible ici aussi) se vérifie avec Film d’amour et d’anarchie,
qui cependant ne s’apparente pas, Dieu merci, à une quelconque démonstration
manichéenne et subtilement conservatrice dans sa moralité attristée. Lina
Wertmüller, nous l’aimons itou pour cela, ne prend pas par la main le gentil
cinéphile-citoyen pour l’amener là où elle veut, où elle se sait déjà vouloir
le conduire, laissant aux belles âmes empuanties de catéchisme et d’humanisme
le cinéma en divertissement inoffensif, rêveur, en outil rassurant,
bien-pensant, scolaire et réactionnaire de concorde ou de dénonciation (ah, ma
bonne dame, les fascistes, vous savez !).
Face à la cruauté des crétins,
l’idéalisme meurtrier des anarchistes exilés à Paris (de Gaulle, résistant
londonien) n’emporte guère la sympathie, une citation d’Errico Malatesta (accessoirement favorable à l’amour dit libre) placée
sur le dernier plan (un cadavre, donc) soulignant le point d’achoppement de « l’action
directe », radicale, irréversible, sa nature clivée d’abomination et de « canonisation ».
Tunin, pièce tout sauf maîtresse sur l’échiquier du temps troublé, pantin
attachant aux ficelles tirées par les femelles,
les compagnons d’amis, les hauts cerveaux toujours prompts, peu importent leur
bord, leur appartenance, leurs revendications, leurs justifications, à se
servir de la main (populaire, prolétaire, paysanne, miséreuse) pour accomplir
leur besogne supposée salvatrice (on renvoie vers le Lang de Metropolis,
vers le Leone de Il était une fois la révolution), souvent pressés de vous
envoyer sur le champ de bataille, dans les bureaux de vote, dans les
supermarchés, au Paradis grâce à une ceinture d’explosifs, Tunin, notre
repoussoir et notre frère (la Lina
sonde sans une once d’acrimonie la mystique masculine, pas seulement
transalpine), marche immobile, englué dans un devenir autant clos que la maison
(de « première catégorie », avec bidet intégré, décoration orientale
fournie, autel virginal portatif en supplément, suivant l’éblouissante direction artistique, décors et costumes,
d’Enrico Job) de passe (et de passages ouverts sur une impasse sexuelle,
politique) vers son anéantissement, misérable fourmi saisie depuis le ciel par
une caméra surplombante (le prologue) ou tas de chair martyrisé, quasi christique (héritage religieux oblige),
emprisonné dans le triangle maudit, coupant, de l’ultime plan.
Mort au départ, mort à
l’arrivée : Film d’amour et d’anarchie, dans son tracé virtuose et son
parcours implacable, donne à voir, à éprouver, l’échec d’une trajectoire
magnifiquement et mortellement individuelle, la farce tragique offrant à ses
amants une parenthèse de beauté, de douceur, de liberté (dans la sexualité
règnent encore le marché, la doxa,
l’imagerie des positons, des effusions, et si peu d’anarchie, reichienne ou
non), renversant le postulat du kafkaïen Enquête sur un citoyen au-dessus de tout
soupçon, loué par votre serviteur (un vrai meurtre inaugural déguisé en
ersatz d’enquête schizophrène, nietzschéenne). Pour toutes ces raisons
d’élection, il demeure un grand film politique, romantique, sarcastique,
esthétique et prophétique (du noir des chemises au rouge des brigades, en
passant par l’honorable probité de la DC, bien peu démocratique et à peine
chrétienne, ou le glamour à paillettes et sucettes, de préférence sous la ceinture, du
Cavaliere, aller-retour constamment
sous le signe coloré du sang versé). Seigneurs ou serfs, notables ou
représentants de la « populace », adolescentes vieillies exilées du
Sud ou du Nord (fracture économique et symbolique en Italie), énergumènes armés
ou hommes-enfants désarmants, Lina les convie tous à sa danse macabre valant
bien celle, médiévale et métaphysique, de Bergman (Le Septième Sceau).
On pleure, on rit, on s’injurie, on
se débarrasse des clients cardiaques dans les ruines touristiques, on flirte,
on paye l’usage d’un vagin, d’un anus, d’une bouche (« défilé » du
matin sur l’exotique et « problématique », car peu politiquement correcte,
La
Petite Tonkinoise de Vincent Scotto, jeu de dupes et de putes bon
enfant, désolant, qui dit davantage, en une poignée de minutes, que le vintage anachronique, anémique et
maladroitement hugolien de la totalité de L’Apollonide : Souvenirs de la maison close),
on échafaude un événement impossible, une utopie à la sale gueule de dystopie
dickienne (Tunin, à défaut d’être Le Maître du Haut Château, devient
le petit roi choyé, adoré, protégé malgré lui, du lupanar, improvisé microcosme
sociétal), on se chie dessus (au
moins dans le dialogue) à la seule idée de ce qui doit arriver, qui ne
surviendra pourtant pas, on crie son amour en étreignant, trop tard, deux
putains rivales et amicales, opposées puis réunies, mille fois plus nobles et
respectables que les bourgeoises attablées au soleil dans la douceur de vivre
romaine, flanquées du « gros porc » immaculé, rigolard (souhaits
amusés de mariage et d’engeance masculine, bien entendu).
En regardant Film d’amour et d’anarchie,
le spectateur accompagne l’anti-héros, quitte l’horizon de la ruralité pour
pénétrer une ville déserte, inerte, un milieu fermé, pénitentiaire (gare à la « travailleuse
du sexe » qui désire s’émanciper), s’interroger avec lui sur son projet,
sur ce qui fait ou défait un homme, sur les raisons de vivre ou de mourir (arrive
un moment où l’on se dit que maintenant ça suffit, qu’il faut faire quelque
chose, avoue ce Charlot roux à sa dulcinée effondrée : cette observation,
combien aujourd’hui pour la faire avec lui, pour ne pas savoir comment en
sortir, s’en sortir, entre l’étau de l’État, du terrorisme, de la « crise »,
de la facticité généralisée du monde, de l’évanouissement d’un réel généreux,
d’une altérité pacifiée, d’une rencontre dédramatisée à hauteur d’homme et de
femme ?). Les sentiments, luxe partagé, embourgeoisé, au bras duquel se
promener un après-midi radieux dans la cité baptisée éternelle, doit-il se
dissoudre dans le socialisme, dans sa version la plus dure, la plus inexcusable ?
Ou bien faut-il s’exiler dans des champs au goût de riz amer, de terrain vague pasolinien,
d’éden de poche assombri par les reliquats vivaces d’un passé prégnant (La
Maison aux fenêtres qui rient) ? Existe-t-il seulement une
troisième voie, un choix différent, une façon de vivre non plus comme un chien, un mouton, un
esclave, un complice par omission, par silence ? Lina Wertmüller, heureusement,
ne répond pas à notre place, elle se borne à filmer divinement un chemin de
croix profane, une philosophie en actes, au risque d’y perdre le souffle, l’âme
et la raison. Film d’amour et d’anarchie, dans sa désespérance élégante, dans
son aboutissement érotique et théorique (imaginons Sophia Loren jouant Brecht),
constitue en soi une réponse précieuse et puissante, largement éloquente à
notre époque, pour toi, pour moi et au-delà.
Choisir de ne pas choisir telle n'est pas la question pour un être simple et passionné car mu par la douleur, prêt à se transformer en terroriste pour venger l'ami assassiné, prêt à se consacrer à l'amour passion, prêt enfin à choisir l'amour de la liberté, cet amour de la liberté, ce relativisme-là qui engage son homme à vivre englué quasi dans un esprit Arthur le fantôme, quasi Schopenhauer,
RépondreSupprimerest-il aussi libérateur aussi riche de promesse, cet amour de la liberté ?
N'est-ce pas un peu comme le serpent qui se mord la queue, ce besoin de reconnaissance où peut-il trouver à s'assouvir, dans l'expérience philosophique,
le choix de vie politique, le visionnage d'un film, dans la richesse et la saveur auditive d'un dialecte péninsulaire (ou le chant d'un maestro amoureux de son art : Caruso - Lucio Dalla) ? un peu de tout ça peut-être...
https://www.youtube.com/watch?v=84OOTHBuvqM)
Lucio, certo, ma prima, Milva, surtout par Morricone, voire l'inverse :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=2v5-OmRVuBk
Pooh - Noi due nel mondo e nell'anima (Videoclip)
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=nWFn1-i6KPQ
https://www.youtube.com/watch?v=7byhMhBOpu8
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