Extérieur, nuit : Cinéma de la Plage


Vamos a la playa, martelait autrefois Righeira – y croiserons-nous la juvénile Pauline, l’irréelle Arielle d’Éric Rohmer ou Tony Montana, le « renoirien » enragé/balafré de Brian De Palma ? 


Sous le sable nocturne gisent des films restaurés à exhumer en archéologues-cinéphiles, à ranimer en inoffensifs profanateurs de sépultures de celluloïd. Sous le ciel immense, doucement noirci par la nuit bleue, dans de confortables transats terrestres, parmi un public attentif et intergénérationnel, les images d’hier retrouvent leur jeunesse première, via le souci de la préservation d’un patrimoine vraiment mondial, grâce à l’alchimie du numérique, « fontaine de jouvence » abouchée au flux informationnel. Tout paraît tourné la veille, les scènes resplendissent dans l’éclat mat, lisse, du lustre-langage binaire. Si l’ambre abrite les reliques des dinosaures, les suites de 1 et de 0 redessinent un nouvel imaginaire, donnent à contempler la richesse d’un trésor à peine enfoui sous nos pieds nus et surtout dans nos mémoires vives. Le cinéma ne meurt pas, il se transforme, il émigre, il se projette au-delà de la salle obscure dans une obscurité plus grande, il installe sa toile horizontale, entre le drap et la tente, tout contre le mur des étoiles, cette voûte déjà morte que l’on persiste, chaque soir, à vouloir vivante, scintillante. Cosmos et ciné, astres stellaires et gloires de chair, souvenirs au contact de la redécouverte : ainsi se mêlent et s’épousent sur la plage cannoise, le temps hors du Temps de neuf séances – Dante visita neuf cercles infernaux –, des histoires et des paysages, des pays et des hommages, des rêves ressuscités sis dans un éphémère décor de rêve. N’oubliez pas votre « petite laine » car les nuits s’avèrent fraîches en bord de mer. Levez la tête, ne baissez plus les yeux, calez-vous au creux du siège souple – le voyage immobile s’accomplit caressé par l’air salé.



Le Kid (pas Jackie Coogan) de Minneapolis retrace son propre parcours, se mire au miroir narcissique du « septième art », réinvente le biopic en quasi direct. Sur sa moto flashy, il roule sous la pluie pourpre et glisse vers le succès, les tournées, l’ombre grandissante du King of Pop. Androgyne de petite taille, il chantera plus tard l’époque et les ravages d’une grande maladie dotée d’un nom petit, il élaborera dans son antre-bunker, réplique austère du Neverland de son rival, annonce du bastion vidéo-surveillé d’Eminem, des heures et des heures de musique à ne pas écouter, commercialisées, qui sait, par les vautours post-mortem au seul usage des fans. La momie mentalement (dirait Murat) laisse couler sur elle l’eau colorée des années 80, leur roborative vulgarité, leur exubérance capitaliste. Chanter/composer pour être aimé, devenir riche, s’affranchir d’une famille affligeante (Eminem bis et l’émouvante Kim Basinger). Le mythe de l’artiste américain, sa chanson de geste entre survival et apothéose (Rocky Balboa sur le toit du monde à Philadelphie, en survêtement au sommet des marches d’un musée) se rejoue aussi dans l’été sans fin, camusien, d’un couple de surfers présageant le point de rupture affronté par Patrick Swayze et Keanu Reeves devant la caméra virile et tendre de Kathryn Bigelow. On raconte toujours un peu la même fable, on essaie avec plus ou moins de talent de varier le style, le contexte, l’emballage. La planche invite à se tenir droit, à défier le rouleau des vagues à la façon d’un tunnel traversé à toute vitesse, au risque de se recevoir dessus d’innombrables kilos d’eau, de se faire engloutir par le mouvement des profondeurs érigé à la surface en architecture mobile, gracile et redoutable (ah, la table rase des secondes en suspens, dans le bruit énorme de la furie verticale).



Au football, il convient de jouer ensemble, de ne pas oublier l’équipe, de courir à l’unisson de onze hommes munis de crampons. Patrick Dewaere ne veut plus se coucher face aux notables de sa petite ville provinciale, il subit leur vilenie, boit le calice prolétaire jusqu’au bout puis, à la faveur d’une chute de car, conçoit une vaste vengeance dont les victimes vont se vaincre elles-mêmes. Donner un coup de tête dans cette fourmilière chabrolienne, après les coups de semonce, de reins et de feu dans l’odyssée funeste de Bertrand Blier, amateur ironique, désenchanté, de « valseuses » et de « gazon maudit ». Jean-Jacques Annaud se pose malgré lui en héritier d’une tradition française sociale d’avant-guerre, mais son Monsieur Lange à lui ne commettra aucun crime, il se contentera de démasquer une série de fantoches et de partir enfin au bras de la femme de sa vie. S’agit-il de Luciana en Italie, incarnée par la talentueuse et plantureuse Stefania Sandrelli, actrice dédoublée, foyer radieux d’une tragi-comédie « à l’italienne », d’une chronique d’après-guerre allant du maquis à la fontaine de Trevi ? Nino Manfredi et Vittorio Gassman constituent les deux derniers angles du trio amoureux, historico-méta-sentimental, Jules et Jim mis à jour, lestés de vitalité, de mélancolie transalpines. Le bonheur ne connaît la gaieté, nous assurait Max Ophuls (et Godard et Truffaut), les années abîment les corps et les cœurs, les désirs et les possibilités d’avenir. Afin d’éviter l’amertume, de continuer à sourire dans une douceur de vivre assombrie par le plomb de la révolution, chacun se tournera vers la lumière de son passé, la séduction d’une muse immortalisée par Tinto Brass pour sa clef callipyge et antifasciste.



L’amour, l’amitié, la grande hache de l’Histoire selon Perec, le tourment du torrent des vies anonymes emportées par l’horreur planifiée à venir, on les retrouve bien sûr dans l’usine tayloriste et le ghetto juif de Chaplin, Anglais pauvre, Américain milliardaire, acrobate de globe terrestre et barbier de slapstick, porteur de drapeau rouge, d’étoile jaune et orateur international, doublure de dictateur épris de cinéma avec une étonnante moustache (pas celle d’Emmanuel Carrère, quoique) en partage. Peut-on réaliser un long métrage pour « alerter l’opinion », provoquant l’ire commerciale, protectionniste, de Hollywood alors pourtant royaume sémite établi par d’anciens immigrants d’Europe de l’Est ? Les bonnes intentions suffisent-elles à faire de bons films ? La parole, confisquée par la démagogie la plus liberticide, la plus criminelle, doit-elle se donner à entendre en antidote, en discours pacifique, universaliste, naïf ? Charlot commence ici à grimacer, à se parer d’une conscience politique qui ne le quittera plus, son acmé atteinte dans les meurtres misogynes de Monsieur Verdoux, par ailleurs excellent père de famille et modèle de respectabilité bourgeoise. Le monstre sommeille en nous, il ne demande qu’une virée à la nitroglycérine dans la jungle amérindienne, terminus des trajectoires, des exils, des fuites, figuration moite et métaphysique de l’enfer advenu, profane, pour s’épanouir à plusieurs. Les pantins du cercle rouge de William Friedkin marchent vers leur mort, vers ce désert antonionien qui les attend patiemment. Roy Scheider ou Bruno Cremer, Francisco Rabal ou Amidou, « personne ne sortira d’ici vivant », pour reprendre les mots définitifs de Jim Morrison. Le convoi de la peur emprunté à Clouzot paraphe l’échec du Nouvel Hollywood et dresse la cartographie d’un monde au bord de l’implosion, d’une géopolitique cosmopolite où la réunion tourne vite court et à la désunion, la solitude extrême, totalement aliénée, au bout de la route, dans une détonation aussi mystérieuse que celle entendue par Gene Hackman dans un immeuble en ruine à New York.



Gassman, encore lui, va trop vite sur le macadam romain du « miracle économique » des années 60. Il succombe à la griserie de l’automobile, du rythme, du flirt avec des « minettes » pouvant être ses filles, il se régale à « faire les cornes » aux autres connards de conducteurs, les houspillant de son klaxon rigolard. Dans les rues désertes car estivales de la capitale, il tombe sur le trop doux Jean-Louis Trintignant, étudiant discret qui va payer de sa vie cette parenthèse pas si enchantée d’apparente liberté, de grave désinvolture, d’angoissant étourdissement des sens. Puritain, Dino Risi ? Certainement pas, mais cinéaste satirique dans le sillage de la psychanalyse, pas dupe des promesses magnifiques de la société de consommation sous peu vilipendée par Pasolini, de ses impératifs incessants et instantanés de jouissance, de sa fuite déterminée en avant au mépris et dans l’oubli de tout ce qui précède (culture, langue, religion, travail). Le soleil tape sur les nerfs et la libido et le débit vocal du fanfaron et du jeune homme assis à la bien nommée « place du mort », tandis que les bandes de séparation de la chaussée, motif géométrique hypnotique quand filmé par David Lynch le long de son autoroute perdue dans la vraie nuit américaine, conduisent à l’ouverture des aventures over the top de Mike Hammer relues par Robert Aldrich. Une femme court sur la route, terrifiée, à moitié nue, le détective grotesque décide de lui venir en aide assermentée, intéressée, alourdie d’arrière-pensées. Au bout du compte et du film, une boîte de Pandore (la boîte bleue ouverte à Mulholland Drive ?) atomique fera voler en éclats prophétiques tout ce petit monde pulp et expressionniste, comme si le film noir entrait en collision avec les rébus existentialistes, leur décevante morale individualiste. Le private eye privé de seconde vue, un peu « marteau » au vu de son patronyme à la testostérone, s’en veut, s’oblige à se souvenir d’une morte torturée dans la chambre d’à côté (pas par Eli Roth). Une maison explosée mettra un point final à la prose brillamment transposée de Mickey Spillane.


Pendant de ce temps, Alan Bates joue les seigneurs du château pour Philippe de Broca transposant ingénument les plumes et le goudron de Poe. Dans un asile à la Lewis Carroll, un soldat vient désamorcer un reliquat de la boucherie raisonnée de 14-18. Il se verra couronné par un aréopage singulier, sensuel et insensé, microcosme de fous en métaphore de la planétaire décennie martiale, pays de lubies, de fleurs, d’archétypes de village, de maquerelle au visage de Micheline Presle. Le réalisateur, formé ou déformé aux actualités des armées en Algérie durant les fameux « événements », choisit de rire au lieu de pleurer, sa filmographie conservant longtemps cette dualité, par exemple dans les mésaventures-impostures de Jean-Paul Belmondo en plumitif parisien, échappé de la grisaille de sa vie et de sa chambre dans une parodie de James Bond (lui-même héros parodique), en transposition schizophrénique de sa biographie réelle (David Cronenberg s’en souviendra, ou pas, pour son Bill Burroughs mis à nu à un festin en Interzone). Oui, ces film-ci continuent à nous parler, à nous interroger, à nous égayer ou à nous serrer la gorge. L’actualité du cinéma ne se déroule pas là, elle siège dans son palais d’apparat, elle délibère dans une villa sur les hauteurs. Les palmarès peu pertinents, les honneurs dérisoires, les robes de couturier à louer, les tenues de pingouins appliqués, les flashes de paparazzi d’aujourd’hui, attristés, mesurés, la TV, les cosmétiques, le prestige et le « politiquement correct », tout cela on le laisse volontiers au pied de l’escalier recouvert du tapis sanglant. Sur cette plage certes très différente de celle enténébrée de Dario Argento, transgenre, sado-masochiste, fassbinderienne et pasolinienne, des fantômes familiers nous attendent. Leur danse macabre et réjouissante vaut bien, sans une once de nostalgie, le spectacle terroriste de la médiatique modernité.  


Pour rappel, les festivaliers purent donc voir au joli mai 2016 (une pensée pour Chris Marker) Le Dictateur (Charlie Chaplin, 1940), En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955), Le Fanfaron (Dino Risi, 1962), The Endless Summer (Bruce Brown, 1966), Le Roi de cœur (Philippe de Broca, 1966), Nous nous sommes tant aimés (Ettore Scola, 1974), Le Convoi de la peur/Sorcerer (William Friedkin, 1977), Coup de tête (Jean-Jacques Annaud, 1979) et Purple Rain (Albert Magnoli, 1984).

Commentaires

  1. Autant de films de nos chers souvenirs couchés sur pellicules, autant de livres d'images pour réfléchir, rêver ou fantasmer : «Alla ricerca di Nino Manfredi», il colonnello laureto. Esce la biografia scritta da Andrea Ciaffaroni, dedicata al grande attore ciociaro, con inediti e 150 foto rare o mai viste, in occasione del centenario della nascita, avvenuta il 22 marzo 1921
    https://roma.corriere.it/cultura_e_spettacoli/cards/alla-ricerca-nino-manfredi-colonnello-laureto/alec-guiness-ciociaria_principale.shtml

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