L’Incompris : L’Innocent


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Luigi Comencini.


Dans sa maison-tombeau (toscan, pas hindou), Anthony Quayle (aussi excellent que ses enfants à l’écran, revu bien plus tard à Paris en Bon Samaritain de Rutger Hauer pour La Légende du saint buveur, 1988, d’Ermanno Olmi), consul britannique à Florence, nous évoque un diplomate américain en poste à Rome, bientôt ambassadeur des USA au Royaume-Uni : Gregory Peck dans La Malédiction (1976) de Richard Donner, bien sûr, tandis que l’agonie de son gamin (mauvaise chute d’un arbre) nous rappelle celle du fiston (mauvaise chute de cheval) de Barry Lyndon chez Stanley Kubrick (1975). Et l’ensemble du film de Luigi Comencini s’apparente à un portrait de famille en intérieur, pour traduire littéralement le titre original du Violence et Passion (1976) de Luchino Visconti. La balustrade intérieure par-dessus laquelle le diablotin italien balance d’un « accident » de tricycle sa chère maman adoptive (inconsciente de ses origines zoophiles) délimite ici l’étage supérieur des chambres enfantines, où il convient de rendre dingue, jusqu’à la faire démissionner, la gouvernante aux faux airs de kapo immaculée (une rajeunie, petite potiche sexy et inoffensive à lunettes d’étudiante, la remplacera). Lee Remick, avec sa fausse couche filmée à la Psychose (le meurtre « à la renverse » de Martin Balsam, détective poignardé dans un escalier), s’en sort mieux (mais elle finira itou par succomber, défenestrée par une nounou sataniste) que le mamma, nouvelle Laura d’Otto Preminger qui ne reviendra pas, que l’aîné, in fine, rejoindra dans la dernière scène, réalisant pour de bon le jeu de rôle dans la barque (le cadet se bouche les oreilles, ferme les yeux, ne respire plus), intégrant (s’y dissolvant, par la grâce d’un fondu enchaîné) le tableau (l’aquarelle ou le pastel, à la douceur familière) central, dont l’ombre solaire plane sur le mausolée de fonction (notez la bagnole avec chauffeur, corbillard de luxe).


Chez ces gens-là, la mère morte se donne à contempler (un peu triste sur la photo à droite du bureau au consulat, remarque Jonathan/Andrea), à écouter, Eurydice sponsorisée par Philips (l’increvable, voire imbuvable, Mozart à la rescousse en leitmotiv lacrymal, après la musicothérapie de Scottie catatonique dans Sueurs froides). Las, le petit homme si sérieux, aristocrate de poche qui découvre à peine le flirt avec des filles de prolétaires dans un cinéma projetant peut-être un conte de fées pour adultes de la Hammer (il répond à la gosse lui demandant son prénom en adieu d’un ironique « Dracula »), efface la bande (il ne bande pas encore, sa libido incapable d’apparaître dans un tel environnement sépulcral, même sous la douche, moment poignant du constat pragmatique de l’absente, évidence de hasard en écho au petit mot maternel d’interdiction caché dans la pharmacie) : ni lui ni son père auparavant ne pourront plus réentendre jusqu’à la nausée l’adorée déclamer au soleil du T. S. Eliot. La technologie audiovisuelle (donc le cinéma) faillit, comme la mémoire, d’ailleurs (Matthew/Milo ne se souvient plus du visage de sa génitrice, sauf de son sourire, qu’il partage avec elle en héritage génétique), contrairement à la peinture, « momification du mouvement » (André Bazin à propos de la pellicule) protégée par le verre et les codes esthétiques du portrait des puissants, sous-genre représentatif de l’académisme (le fonctionnaire se délecte à orienter le regard de sa progéniture vers une capture dédicacée de la reine d’Angleterre).


L’Incompris (1966), ignoré à Cannes (grand prix remis à Blow-Up) et laminé dans la presse dite spécialisée par d’illustres inconnus lui reprochant sa sensiblerie et sa poussière, à contretemps de la mode musicale d’alors (rock et pop), des nouveaux « langages » du « septième art » (L’avventura, La dolce vita et Le Voyeur flanquent la « plaisanterie » matricide de Hitchcock en 1960), de l’émergence médiatique (par conséquent psychique) d’une conscience et d’une contestation politiques promises à une fameuse floraison internationale au mois de mai 1968, s’avère ainsi une œuvre modeste, volontiers sentimentale, dépourvue du moindre intellectualisme, analytique ou sarcastique, l’étude « tout en retenue » (canon du bon goût bien-pensant, surtout éthique attachante de la sensibilité du cinéaste) et en imitation (la forme épouse le fond, ce que ne surent voir  les myopes commentateurs d’alors, confondant classicisme ritualisé avec paresse de vieillard, à l’image d’une Pauline Kael crachant sur La Fille de Ryan, 1970, de David Lean, sans savoir y lire le camée lucide d’un bovarysme militaire) d’une société autarcique (édénique villa retranchée de la ville), narcissique (le spectacle public et privé), éprise d’ordre et d’uniformité (les tenues rouges des écoliers du privé), vouée sous peu à disparaître, mère, fils puis père, tous emportés par la révolution bourgeoise (pléonasme) fomentée par les rejetons privilégiés de l’après-guerre, étouffant sous la grisaille des conventions sociétales de leurs aînés, exilés par eux à l’étranger (Algérie ou Vietnam) afin d’y perdre la vie au nom d’une morale coloniale. Jonathan/Andrea doit mourir, non seulement pour des raisons diégétiques (boucler la boucle avec l’enterrement liminaire hors-champ) mais aussi symboliques (imposture des toiles harmonieuses en ouverture) et politiques (de manière tout sauf anecdotique, Duncombe dicte à son fils, promu secrétaire dans une tentative maladroite de rapprochement, une réponse au sujet de la probable délocalisation du consulat à Rome, l’enclave intemporelle et sensuelle, même sous la pluie, dès lors soumise aux risques du rythme et de l’actualité de la capitale « éternelle »).


Film de classe dépeignant avec leur expressivité particulière un milieu et une époque clairement définis – là encore, Barry Lyndon ne pouvait pas faire l’économie du picturalisme et de la lenteur posée, funèbre, dans sa description spéculaire d’un monde du paraître, du ballet social, de la chorégraphie des corps invisibles sous les armures de soie ou des cartes jouées à la lueur de chandelles, rivales des Lumières, assombrissant le masque poudré de pantins arrivistes –, L’Incompris déploie un drame (de chambre) raffiné, prophétique, tresse l’émotion au politique, les larmes aux cérémonials (le repas avec les « cannibales » d’Éthiopie, suivi d’un fou rire collectif, demeure une agréable respiration, très juste dans sa vérité enfantine, très casse-gueule à reproduire de nos jours englués dans le politiquement correct). Ni mélodramatique (on sourit souvent, la vie continue malgré tout, dans cette chronique juvénile, vita col figlio, en effet), ni satirique (le réalisateur ne se moque de personne et surtout pas du spectateur, ils suit des êtres de chair et de sang, non des symboles sociologiques), il s’agit également, évidemment, d’un compte-rendu talentueux, in vivo et en direct, de l’enfance, d’une certaine enfance (les petits Simone Gianozzi & Stefano Colagrande ne jouent pas, ils existent), en tous cas, enracinée dans un univers abstrait, isolé, gentiment peuplé à la marge par des adultes bienveillants et farceurs (le réparateur et sa bouteille de « remontant », l’oncle ironique et scandaleusement drolatique, indulgent envers la cuite baptismale du neveu, John Sharp, pourtant grassouillet malgré son patronyme, au générique du Kubrick supra).


Si Comencini détestait la coercition, la restriction de liberté, notamment celles imposées aux bambins (d’où son rejet de la pédagogie conservatrice de Collodi dans sa lecture télévisuelle en 1972 de Pinocchio), s’il sut montrer, via une métaphore autoroutière, l’enlisement inquiétant, tragi-comique, d’un pays à l’orée de l’ère Berlusconi (Le Grand Embouteillage, 1978), il ne désespéra jamais, dans ses films, du genre humain, et même les mésaventures de la vénérable Bette Davis, en « joueuse invétérée » opposée à Alberto Sordi et compagnie (L’Argent de la vieille, 1972), prêtaient davantage à rire qu’à se lamenter – mettons cela sur la mentalité transalpine, attribuons ce mélange de caresses et de gifles à la culture d’un peuple amateur d’opéra et de fascisme, patrie de Dante ou de Rocco Siffredi. Une cruauté subtile dans son innocence – le sous-titre de ce texte en clin d’œil au testament de Visconti, autre émouvante histoire d’infanticide à vite redécouvrir, plutôt que par référence à une idée totalement étrangère à notre psyché, comme à celle d’un Henry James (Le Tour d’écrou) ou d’un William Golding (Sa Majesté des mouches), disons modestement – irrigue le personnage de Matthew/Milo, responsable involontaire (pas tant que ça) de la disgrâce paternelle de son frère, en une série d’événements durant lesquels l’irrésistible peste utilise ses propres pleurs (et ses éternuements) afin de contrecarrer les bonnes intentions de son aîné (dont un cadeau d’anniversaire de retardataires). Seuls nous trahissent, au fond (de la famille), ceux que nous aimons, depuis la mère enfuie dans un palais imaginaire au père réfugié dans son travail, en passant par le frère insouciant et rusé, les domestiques indifférents se contentant d’assister au spectacle domestique avec une réserve de bon ton ou une occasionnelle complicité financière (le chauffeur prête quelques sous à son « maître » prépubère).


Il ne semble pas inutile de souligner que cette évocation de la virilité à travers les âges, de ce que signifie être un homme anglais en Italie à la fin des années 60, au seuil de l’adolescence et dans l’épreuve prématurée du deuil, trouve sa matrice dans un roman de Florence Montgomery, auteur connu pour ses écrits classés en « littérature de jeunesse » (que le lecteur nous passe l’anachronisme lexical). Autour d’hommes endeuillés, orphelins, grands ou petits, d’ici et d’ailleurs, brillent deux ou trois étoiles assez fades (Giorgia Moll, aperçue dans Le Mépris, 1963, incarne la silhouette de la seconde nourrice, tandis que Graziella Granata, déjà présente dans Don Camillo en Russie, 1965, esquisse une sorte d’employée de pressing blonde platine), à l’éclat voilé, incapables de se substituer au manque féminin fondamental. En dépit d’une VF frisant le cauchemardesque (spécialement dans le doublage des gosses, mais le son direct restait très marginal, et la VO ne sonne guère mieux) et d’une fin sabordée par le sablier du streaming en temps réel (de la diffusion à la TV), tout ceci (et bien d’autres choses, selon la subjectivité de chacun) apparut de façon limpide, éminemment compréhensible, à la surface de ce film découvert naguère, apprécié hier avec la même intensité modérée (« le plus beau film de Luigi Comencini » asséna la douce voix off de la chaîne franco-allemande, résumant le consensus critique repentant éclos à la fin des années 70). La filmographie hétéroclite du cinéaste reste à explorer, par-delà l’étiquette sacro-sainte de « fin observateur de l’enfance » lui servant d’épitaphe (on songe à La Grande Pagaille, 1960, hypothétique réponse à La Grande Guerre, 1959, de Mario Monicelli, apocryphe diptyque picaresque sur la Seconde Guerre mondiale vue depuis la péninsule, ou à Tu es mon fils, 1957, brouillon de L’Incompris sis dans la banlieue romaine paupérisée).


Avec une grammaire filmique caractéristique de son temps et de sa géographie (le travelling avant, caméra collée à la portière, puis circulaire, suivi d’un zoom arrière durant le monologue inaugural de Quayle, écho à la coda immobile, au sein d’une voiture similaire, de Philippe Noiret dans Le Vieux Fusil, 1975, deux protagonistes brisés par une perte irréparable) ; avec son « incommunicabilité » post-Antonioni, relecture psychologiquement juste du conflit œdipien, puisque les fils (et inversement) ne savent pas comment aimer leurs pères, formuler cet amour, puisqu’ils aiment trop leurs mères, au point de leur dresser, inutilement, un sarcophage sacré à leur trépas, de traiter si mal les autres femmes, forcément inférieures, ou alors sœurs intouchables, « hardeuses » méprisables, rivales en affaires, militantes d’une égalité nécessaire et insuffisante ; avec sa grande baraque vide à la Cría cuervos (1976) de Carlos Saura, autre conte moderne (bien plus bouleversant) sur une enfance emprisonnée, sinistrée, émancipée, L’Incompris constitue une porte d’entrée appréciable et humble, son refus du lyrisme compensé par une justesse de chaque instant et plan (le contraire du néant surchargé de L’Incomprise commis en 2014 par la sympathique Asia Argento).

L’acte ultime de Jonathan/Andrea, sa (dernière) volonté de retrouver sa maman de l’autre côté du cadre (celui du tableau, celui de l’objectif), lisible en évident suicide (cf. la fin radicale, insupportable, de Allemagne année zéro, 1948), ne peut que résonner encore en 2016, cinquante ans après la sortie du film, car il convoque un désir de mort applaudi, bien compris, par les cinéphiles, zélateurs notoires d’un art funéraire, autant que par les croyants, particulièrement chrétiens (revoir sa madone personnelle au Ciel suprême). Dans un registre profane, adulte, il nous donne une leçon de vie cruelle et tendre, à l’instar de ces métonymiques fleurs mortes jonchant le sol en traces colorées (rime avec le bouquet bleu de la tombe, fleurie en secret par le fils silencieux) : grandir équivaut à mourir, à survivre à sa mort (celle de l’enfant éphémère) comme à celle de ses proches, premiers lecteurs (fable animale ou rédaction sur l’amitié) d’une histoire absurde, pleine de bruit, de fureur et de folie, oui, mais, tant mieux ou tant pis, la seule qui nous revient, nous appartient, quitte à la refuser ou à se décider à en faire un film, par exemple sur sa mère en train de mourir, tel le Nanni Moretti de Mia madre (2015), codicille fatigué, désabusé, achevé sur un sourire en larmes, à l’apaisement délicat du crève-cœur fantomatique et charnel de L’Incompris tissé par le généreux Luigi Comencini.       
           

Commentaires

  1. Très beau billet nourri de multiples références et musical par les notes quasi hypersensibles et personnelles lisibles en filigrane.
    Ce qui me fait penser étrangement à ceci / Voyage terrestre et céleste de Simone Martini. https://editions-verdier.fr/livre/voyage-terrestre-et-celeste-de-simone-martini/

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