La Part des ténèbres : Les Oiseaux


On conservait l’agréable souvenir d’un film imparfait vu en salle et VF au siècle dernier : son visionnage en DVD (donc en VO) pourvu d’un master haute définition affine et revitalise l’avis – ça ne change pas, un homme, un homme, ça vieillit, bramait l’immortel Johnny, notre King aux origines belges… 


Bird of Prey
Flying high
Am I going to die
Jim Morrison, An American Prayer

Le générique de début indique The Dark Half et cette « sombre moitié », traduction littérale, presque toujours préférable, se voit devenir dans la langue de Descartes et Racine (la raison, la passion) La Part des ténèbres, équivalence littéraire, pratique et poétique, à mi-chemin du fantastique et de la foi. Plutôt que le Dark Knight(riders), la transmutation lexicale nous évoque My Dark Places de James Ellroy, muté ici en Ma part d’ombre (ce livre-enquête captivant et poignant représente un magnifique requiem maternel). Le nom de Timothy Hutton apparaît, avec lequel George A. Romero, qui écrit, produit et réalise, ne s’entendit guère, malgré son urbanité légendaire (il sourit souvent lors des entretiens, regarde le monde et sa filmographie avec une saine distance), connut quelques difficultés. L’ex-époux de Debra Winger réapparut bien plus tard dans un autre film consacré (en partie) à l’écriture, à ses risques et périls bien réels : The Ghost Writer de Polanski. Les amateurs des romans de Stephen King ne sauraient ignorer la genèse de La Part des ténèbres, œuvre autobiographique, par conséquent réflexive, encore davantage que Shining, passeport de l’auteur vers la sobriété « définitive » et transposition romancée des mésaventures de son double de papier, le fameux Richard Bachman, écrivain moins sanguin, dans la double acception du mot, et surtout rétif aux farces et attrapes de l’horreur (la tourte maudite de La Peau sur les os le démasquera, malédiction gitane – sorry, Tony Gatlif – reformulée par le Raimi faussement marxiste de Jusqu’en enfer). King, saisi par la matérialité glacée du fait divers, interdit Rage, ce qu’il délivra sans doute de plus intéressant sous son pseudonyme (Donald E. Westlake publiera sous un nom de plume familier, Richard Stark). La vie imitant l’art, dirait Oscar Wilde, ce récit (à la première personne) de la chute libre (remember Michael Douglas) et meurtrière d’un lycéen annonça, fit réfléchir sur le massacre de Columbine d’une manière mille fois plus honnête et lucide que le pensum du bien-pensant Michael Moore.


Anyway, le romancier opposa son veto à des parutions ultérieures, reproduisant le geste d’auto-censure de son meilleur ennemi, un certain Stanley Kubrick, retirant de l’affiche Orange mécanique après moult frasques de hooligans anglais (pléonasme, susurrent les opposants au Brexit). La Part des ténèbres, le livre, se clôt par ailleurs sur une fin douce-amère, bien moins « heureuse » que celle du film, Liz s’interrogeant sur la probable résurrection du démon très familier de son mari (à force de coucher avec le diable, pour reprendre le sous-titre de l’anthologique biographie de Jim Thompson signée par Michael McCauley, préfacée par King lui-même, il finit par vous faire des enfants, ou obscurcir votre regard). La diégèse débute en 1968, l’année de La Nuit des morts-vivants. Si l’opus séduit autant plus de vingt après sa sortie (repoussée pendant deux années à la suite de la banqueroute d’Orion, éphémère représentant d’un certain cinéma des années 80 liquidé par la décennie suivante, prolongation-purgatoire de douze mois en Australie dans le sillage de son échec commercial et critique aux USA), il le doit aussi à trois talents conjugués. Christopher Young, collaborateur des réalisations-productions de Sam Raimi et compositeur de L’invasion vient de Mars version Tobe Hooper ou de Hellraiser par Clive Barker himself, élabore une partition inspirée, jamais intrusive, dentelle enténébrée osant même un passage vocal à faire pâlir de jalousie Danny Elfman. Pasquale Buba, monteur complice (six travaux en commun, de Knightriders à Deux yeux maléfiques, en passant par Creepshow, Le Jour des morts-vivants et Incident de parcours), œuvra en outre sur le refroidissant Heat de Michael Mann et démontre sa virtuosité le temps d’un gracieux et lent fondu enchaîné, trait d’union à la Minnelli entre un coup de fil affolé puis une macabre confirmation (assassinat de l’éditrice), sommet d’expressivité discrète et l’une des raisons d’aimer ce titre parasitaire (Romero absorbant son ami King, ou l’inverse, à l’image du jumeau incapable d’autonomie, assimilé par l’organisme darwinien).


Quant à Tony Pierce-Roberts, directeur de la photographie britannique, partenaire de l’américain James Ivory pour Chambre avec vue, Retour à Howards End et Surviving Picasso, il sublime la Pennsylvanie chérie de « Georgie » (tournage dans les environs de Pittsburgh, of course), le numérique ranimant et rendant une vraie justice à son admirable travail sur les ombres (des intérieurs ou des extérieurs), sur la couleur, sur le pastel des jours ruraux, au croisement de Norman Rockwell et Henry James. Le gamin écrit la nouvelle matricielle Ici sont les tigres (présente dans le recueil Brume), tout premier essai de Stephen King, faut-il le rappeler (le titre donne également le ton, amorce la sauvagerie dissimulée sous le paysage pacifié de la Frontière provinciale, encore à l’écart des soubresauts sociaux de l’époque). Dans un hôpital religieux, théâtre cruel d’une opération chirurgicale mettant à jour la survivance cérébrale d’un jumeau insoupçonnable, une nonne infirmière se signe, sidérée par un déferlement suspect de volatiles. « 23 ans plus tard », une jeune femme flanquée de jumeaux en bas âge lit la première mouture du roman de l’écrivain grandi, admiratrice sincère, épouse asexuée (Romero abandonne volontiers à d’autres les rivages de l’érotisme, se bornant à parer le sexe d’un halo sardonique ou létal, dans Season of the Witch ou Martin). Nous voici au pays du confort bourgeois et de l’hygiénisme sentimental. Beaumont, contrairement à son alter ego infréquentable (high toned son of a bitch roulant en Toronado vintage à l’ébène de tombeau, rapide corbillard digne de la rouge Christine), ne boit ni ne fume plus, il vit bien, à Ludlow, dans sa belle et claire maison à colonnes sudistes, entouré de sa tendre femme (cuisinière avec des progrès à faire, une dinde sectionnée de saison, puisque Thanksgiving approche, peut en témoigner), de ses adorables, forcément adorables, bambins, de sa spacieuse voiture et de son poste (appréciable, apprécié) à la « fac ».


Dans La Part des ténèbres, le lointain New York de l’éditeur se réduit au bruit en sourdine d’une grande ville, à des gratte-ciels photographiques agrandis à travers des fenêtres de décor, espace psychique à l’instar du Tanger camé du Festin nu (la lecture de Cronenberg). « Ne cherchez pas de portée sociale » plaisante le conducteur sur la route de sa résidence secondaire à Castle Rock, tandis qu’un envoyé de People Magazine se délecte à lire à voix haute un passage gore des bouquins gagne-pain commis sous la panoplie patibulaire de George Stark (« La photo est fausse » affirme judicieusement le maître-chanteur amateur), scène de torture porn verbale dégoûtant la prude et attachante Amy Madigan (Madame Ed Harris pour l’état civil, revue dans Pollock loué sur ce blog ; son compagnon, substitué au shérif Pangborn du précis Michael Rooker, affrontera un Lucifer féru du commerce des âmes dans Le Bazaar de l’épouvante). Pourtant, Romero demeure un réalisateur réaliste, satirique et politique, d’où cette cartographie implicite d’une Amérique gentiment inculte, arriviste (le Pulitzer, rien que ça), patriarcale (comparez les personnages féminins en retrait avec les habituelles héroïnes charismatiques, déterminées, intelligentes, parsemant la filmographie) et si WASP (nul Noir à voir, a contrario de leur importance tout aussi déterminante au même endroit, particulièrement dans les deux premiers volets de la pentalogie zombiesque). La « planque » chaleureuse dispose d’une nounou (Christine Forrest, ancienne compagne de George A. Romero, fait un caméo en Trudy et co-produit sous son nom de jeune fille) et d’un photographe irrésistible, le vénérable Homer Gamache (ses grosses lunettes et sa veste safari chipées à qui vous savez), adepte d’ours en peluche confinés dans des cercueils en « commentaire définitif sur la mort à l’américaine » (possible épitaphe pour notre cinéaste), futur album que le romancier pourrait préfacer, pourquoi pas ?


L’interviewer et la persona, résolue à se débarrasser de son doppelgänger pratique mais encombrant, s’assoient dans l’antre d’un bureau secret caché derrière le mur d’une bibliothèque amovible, cœur noir et créateur d’une maison de campagne sise au bord d’un lac et comme issue d’une revue d’habitat pour classes supérieures éprises d’authenticité américaine. Le crayon ou la machine à écrire ? Avec le premier, Beaumont écrit en tant que Stark ; avec la seconde, cadeau de sa chère maman, il se rêve, gamin, déjà écrivain (quitte à louper son bus scolaire, à se faire terrasser par ce que l’on suppose d’abord être une tumeur). Le crayon révèle la part d’enfance du voyou, la machine l’installe dans une profession (en France, on parle de statut, l’écriture revêtue de toute une mystique nationale assez surfaite, à base de « sorcellerie évocatoire » à la Baudelaire ou de « voyance » à la Rimbaud). Et le drapeau étasunien, comme de bien entendu (à chaque peuple ses lubies), pendouille au cimetière (memento le prologue de La Nuit des morts-vivants) de Homeland, lieu familial de la cérémonie fantoche (ne marchez pas sur les morts, réclame le vieux fossoyeur), où surgiront d’étonnantes empreintes autour d’une fausse tombe, concession achetée par le père pour son fils, croit celui-ci (il « brûle »). Thaddeus, soulignons-le, signifie « courageux » en araméen (un salut au passionné Mel Gibson) et le prénom, tronqué, figurait déjà dans Cujo, la mort terrible du petit Tad Trenton en variation « canine » du sacrifice d’Abraham (Beaumont des Oliviers, pour rester en territoire biblique ?). Lors d’un cauchemar, une exception chez Romero, peu porté sur l’intériorité de ses anti-héros, à l’exception notable du pitoyable « vampire » de Martin, le leitmotiv de la chanson d’Elvis (en 1991, à l’occasion du Silence des agneaux et par amitié pour Jonathan Demme, George joue les agents du FBI en poste à Memphis) Are You Lonesome Tonight ? (la légende raconte qu’il l’enregistra dans l’obscurité, allongé sur le sol du studio ; on suppute à peine les conditions de captation de Love to Love You Baby joui par Donna Summer) adresse un clin d’œil ironique à la solitude fondamentale de l’écrivain dédoublé.


Vase de roses brisé au ralenti comme la brique métaphorique de l’accident du paraplégique pour Incident de parcours, une dinde au four à la Lynch (le poulet mélancolique, étymologiquement, de Eraserhead), le visage de Liz recouvert d’un masque de céramique en écho à celui des Yeux sans visage et en présage de celui de Bruiser (le American Psycho de Romero, hélas peu convaincant, mais appréciable si comparé à la pitoyable plaisanterie aseptisée de Mary Harron) explosant, exposant un crâne à la Norma Bates : ah, la poésie défunte des CGI naissants… « Les moineaux volent à nouveau » écrit le ghost writer (ou « nègre », s’encanaille la peu politiquement correcte langue française) et la femme au foyer sur le point d’être désespérée de lui répondre en voix off « Il est revenu » (accroche et rengaine de Ça). La transe (beaux yeux bleus « absents » du vaillant Tim), l’écriture dite automatique, romantisme de thriller questionnant le spectateur, dirigé à ses dépens sur la piste schizophrénique (mais un artiste, citoyen et anarchiste, animal social bien dressé cousu à un terroriste amoral, constitue « naturellement » un cas clinique de dissociation créatrice, existentielle). Le meurtre du maître-chanteur (Robert Joy, vu sur la colline de Craven escaladée par Alexandre Aja et sous les néons so flashy des Experts, grand écart d’un comédien « tout-terrain »), langue coupée, bite dans la bouche, rime avec la méthode lapidaire de Mesrine, châtiment à demi-infligé à un journaliste jugé diffamatoire (la radicalité des années 70 ne nous déplaît pas, tant pis pour vous). Celui de l’éditrice (jolie, émouvante Rutanya Alda, volant la scène en une poignée de minutes au tétanisant Tim) procède du giallo, rasoir et gants de cuir noir inclus, associés à une coupe de cheveux très rocker (Christine égrenait les standards des fifties). Enfin, celui du journaliste s’apparente à un hommage direct à Suspiria, verrière comprise, rouge alterné avec le bleu dans un couloir déréalisé, comme si après le segment anémique de Deux yeux maléfiques (plaisir, cependant, d’y croiser Adrienne Barbeau), surtout face au diamant coupant de Dario Argento, fable intense sur le voyeurisme et la folie associant Poe et Weegee, Romero suivait les pas du maestro transalpin (et remonteur inspiré, baroque, de Zombie).


Chez son ancien mari et actuel partenaire en affaires, Le Baiser de Klimt (l’amour, ce vampirisme socialement prisé, surévalué) orne le mur de la chambre, le veuf houspillé au téléphone par un Stark d’humeur badine (il le traite de « mort ambulant », modulation du mort-vivant romeroresque), accordé à la touche drolatique d’un laveur de carreaux déplacé (panneau Have a nice day inversé en doigt d’honneur). Stigmates spéculaires : un crayon transperce au même instant la main gauche de Beaumont (droitier) et la main droite de Stark (gaucher, en bonne logique catholique, se servant comme moi de sa main « diabolique », organe sinistre « à senestre »). « Merci d’avoir amené l’aventure » s’exclame en souriant Julie Harris, la supérieure de Hutton (sa directrice d’UFR, disons). Romero fournit une première explication médicale, avec son jumeau absorbé, ses tissus excisés remis aux parents qui voulaient les enterrer tels les pauvres restes un enfant mort-né. Puis il enchaîne sur une seconde, ésotérique, via sa pythie à lunettes et Coccinelle : « Stark est une évocation », « une entité créée par la force de volonté ». À son « On a tous en nous quelque chose de la bête », Beaumont rétorque, mea culpa en casquette, « Dieu me pardonne, je voulais qu’il vive ». Le double se lit par conséquent comme l’Adversaire, paraphant la religiosité diffuse de l’ensemble, plus imputable à King qu’à Romero (le funeste destin de Martin surpassait dans la satire tragique le triste sort de sa « sœur » Carrie). Miss Harris, passée de l’autre côté avec sa pipe livresque de Sherlock Holmes, non plus femme frigide et prisonnière volontaire de La Maison du diable, cobaye d’un professeur prophétisant le huis clos expérimental de la télé-réalité, incarne ainsi la voix d’une sagesse occulte (écartelé entre ces deux tensions opposées, n’appartenant pas au même régime heuristique, La Part des ténèbres échoue à fournir un motif pleinement satisfaisant à l’existence de Stark, défaut bien perçu par le sagace Roger Ebert).


Thad Beaumont éprouve (éprouvait) de l’admiration (de l’envie) pour la virilité infantile de son reflet à rouflaquettes, élan contradictoire source d’une dépression latente, avec pour seule issue (tout prend fin à « Terminusville ») le suicide (cf. Sac d’os). La vieille dame érudite en profite pour lui (itou au fan du « genre », illettré notoire) donner une petite leçon de vocabulaire au sujet de psychopompe et conclut, au bord du chemin et du dernier acte, « Personne n’y connaît rien, sauf le Tout-Puissant, et il a pris une année sabbatique », parfaite réplique unissant l’humour et la croyance. Oui, elle ne saurait lui fournir une balle d’argent ou un pieu mais « Au bout du compte, il y a ce que l’on croit », voilà. Au miroir ovale comme le portrait de Poe (homme du Sud comme Stark, importateur sarcastique, tragi-comique, du gothique européen en terre édénique diabolisée depuis la guerre de Sécession, luxurieuse et incestueuse, nostalgique et damnée, de Faulkner à l’écoute du Bruit et la Fureur jusqu’à Eastwood en visite dans la langoureuse et fantomatique Savannah de Minuit dans le jardin du bien et du mal), Stark constate son « problème physique » à la Dorian Gray, pourri de l’intérieur par le déni applaudi, l’enterrement publicitaire de son père putatif. Cette contamination physique renvoie vers l’écriture en tumeur et résonne avec le mot-virus de Burroughs. Au faux frère et vrai rival stupéfait par l’arrivée des oiseaux dans le repaire cosy, Beaumont assène « Ils sont venus te prendre. Te ramener au diable. » Sauver les enfants, obsession primitive, émanation du cerveau reptilien féminin (et des lyrics bouleversants de Marvin Gaye sur son album-chef d’œuvre, What’s Going On), ressuscite les réminiscences de M le maudit et de La Nuit du chasseur (dans nos sociétés hystériques, prophylactiques et consuméristes, l’enfance s’idolâtre, se sacralise, s’achète, se vend, se fait abuser, au propre et au figuré, les fillettes défilent sur les podiums ou subissent des attouchements en famille, ma pauvre Shirley Temple, si tu savais les mauvaises pensées que tu suscitas dans ton innocence marchandisée, rémunérée).


Le tiers ultime relit avec effronterie et habileté la coda des Oiseaux, présents dès le premier plan, disparaissant au creux du dernier (l’eschatologie hitchcockienne ouvre sur le registre fertile des films de zombies, principalement ceux de Big George), il redessine le motif du siège, figure récurrente de l’imagerie US, cristallisation de sa mythologie historique, l’Amérique en pays paranoïaque (quelle ahurissante campagne électorale) de conquête géographique et de sa défense armée – les commissariats exemplaires de Rio Bravo ou Assaut répondent à la maison de La Nuit des morts-vivants, au supermarché de Zombie, à la base militaire du Jour des morts-vivants, à la tour de Diary of the Dead. Un œil averti remarque Ben-Hur sur une étagère, bondieuserie sudiste transcendée en film d’amour gay par le taquin Gore Vidal. Les jeux de lumière causés par les becs en acier évoquent des lasers ou des auras, et le corps écorché, supplicié, martyrisé, se résume sous peu à une cage thoracique emportée par une tornade (le film se dissout, persiflent les mauvaises langues). Un nuage rougi, surnaturel, respiration mouvante accrochée au ciel tel un poltergeist géant, se résorbe à l’horizon, à droite (évidemment) de la pleine lune (celle de Peur bleue ?). Le générique de fin adresse des « remerciements particuliers » à John Amplas (La Part des ténèbres se lit aussi en histoire de vampire consanguine) et attribue les sous-titres à Robert Louis, accessoirement  le traducteur de Crash, le préfacier d’un aimable Livre d’or de la science-fiction jadis dédié à Ballard en Presses Pocket. Primé au Fantafestival romain, ce film automnal et mental ne rencontrera pas le succès ni ne créera un « culte » post-mortem. Americana élégante et retenue, moins mélodramatique (un compliment, pour nous) que celle de Dead Zone, son prédécesseur de dix ans (le cours liminaire, gentiment scolaire et un brin démagogique, sur l’essentielle dualité des écrivains, reformule son homologue, la réquisition du Corbeau de Poe par Cronenberg et Jeffrey Boam), moins western que celle de Survival of the Dead, La Part des ténèbres laisse apparaître en filigrane L’Esprit de Caïn, autre dédoublement inabouti (euphémisme indulgent de la part d’un cinéphile qui doit tant au cinéma de Brian De Palma).


Au-delà de sa principale faiblesse – vouloir expliquer, justifier, un artefact à la fois identitaire et symbolique, syndrome de l’initiation à partager, du plan à suivre, du sens définitif ou subjectif à établir et raison du plébiscite de la narration, en littérature ou au cinéma, rassurante chronologie causale, morale, en correction emphatique, factice, sinon putassière, de l’absurdité ontologique de l’existence, de la crudité de son chaos, de l’immense rire blasphématoire, étranglé, celui du Caligula de Camus, mettons, qu’elle ne peut que susciter –, par-delà ses maladresses (certaines imputables à des restrictions de temps et d’argent, reconnues par le réalisateur lui-même), La Part des ténèbres énonce deux vérités indéniables et inconfortables : on écrit toujours contre la mort et il existe un réel danger à écrire. William Seward Burroughs pointa cette nocivité bien avant le cas de Salman Rushdie et elle ne se limite certainement pas à la divulgation de misérables secrets biographiques ou à la riposte (voire le silence) rendue nécessaire (ou son contraire) par les attaques de ceux qui n’écrivent pas (et ne lisent pas non plus, textes profanes ou sacrés, le nombre de concierges, d’objecteurs de conscience et de graphomanes analphabètes, narcissiques, décuplé par les réseaux dits sociaux, agora virtuelle de logorrhée avérée). En écrivant vraiment (je ne parle pas de ces objets cyniques consommés couramment, consolants, affligeants, trustant la tête des listes de best-sellers, opium de gare, de lit, de plage, à classer dans la même poubelle que les feel good movies, les comédies, romantiques ou familiales, les puérilités décérébrées avec leur super-héros pour geeks et gogos en sus d’une trop vaste part de ce que l’on nous fait avaler d’ordurier, avec notre consentement tacite, explicite, à longueur de journée, de nuit, de labeur, de sortie, le mercredi et le reste de la semaine, en matière d’art, d’événement, de divertissement, de sentiment, de conditionnement, de politique, d’éthique, d’économie, de technologie, de sexualité et de spiritualité), on s’exprime avec une personnalité à des années-lumière du « moi social » dont parlait Proust, et son altérité rimbaldienne, familière, inquiétante, séduisante et violente, excède largement la caricature d’Alexis Machine, némésis middle class du gentil, si propre sur lui, Thad Beaumont.


Romero, radiologue de l’entropie sociétale privilégiant les aventures chorales, cinéaste classique et pragmatique peu enclin aux affres de la métaphysique, se contente d’effleurer ces ténèbres-là, de les laisser entrevoir, deviner, au travers d’une odyssée singulière, qui élabore avec Martin, Incident de parcours et Bruiser une officieuse tétralogie (ou tératologie) consacrée à des errances individuelles, à des parcours clivés, antagonistes. Stephen King, grand conteur, homme modeste aux peurs personnelles et universelles, nous invite depuis quarante ans à le suivre au cœur de ses ténèbres, pas tout à fait celles de Conrad, pas très éloignées non plus, afin d’y déceler une lumière intérieure, une sorte d’apaisement avec soi et le monde (Docteur Sleep, codicille à Shining, émouvant pardon d’un fils à son père, dernier adieu aux spectres horribles ou ravissants de l’enfance). L’écriture, sans surprise (un artiste réfléchit à son art et s’y réfléchit), revient souvent dans sa bibliographie, forme et sujet traversant les frontières, réunissant les lectorats « populaire » ou universitaire (Misery et Histoire de Lisey, romans féminins sur les pouvoirs et les nuisances de la littérature).


Et « Thaddeus Beaumont » apprend finalement la beauté troublante, révoltante, puissante de cette nuit, à la reconnaître en lui, à y puiser le prix de l’inspiration, une moralité sur l’enjeu des mots, sur leur jeu grave et insouciant, sur leur poids de chair meurtrie, sur leur odeur d’encre et de sang (écrire pour célébrer, honorer, témoigner, écrire pour les morts et publier pour les vivants, oui-da, on fait cela depuis l’été 2014, écrire, avant tout, contre le monde, soi-même, l’écriture, puisque ceci ne suffit, déçoit, blesse, consterne, sans jamais rien attendre ou espérer du lecteur, d’autrui, de l’univers). Vivre tue, écrire (ou filmer) ne sauve personne et l’on meurt comme l’on dort, seul – mais les livres et les films, a fortiori ceux rangés dans les « mauvais genres » par les tenants méprisants (ou alors adorés par des VRP de clocher, des spécialistes de niche, des exégètes de secte) du « bon goût » dégueulasse, s’avèrent de précieuses passerelles illusoires entre les êtres, les imaginaires, les vies vécues/rêvées, les intériorités irréfutables. Quitte, bien sûr, à se vouloir ange et se mirer en bête (Pascal), ou à subir la vengeance impitoyable d’un George Stark, le poison de la destruction coulant dans les veines de la créature animée, courroucée, révoltée, ricanante dans sa révélation fraternelle, comme le fleuve de l’abîme nous irrigue et nous regarde, à l’ombre aveuglante, éblouissante, de notre « maudite » (Bataille) moitié, en effet.       

            

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