Les Voitures qui ont mangé Paris : La ville est tranquille


 « Bienvenue à Paris ! » assène le représentant de la loi au survivant sur son lit d’hôpital. Pas certain qu’il doive s’en réjouir vraiment, contrairement au cinéphile en ligne…


On sourit souvent en découvrant une quarantaine d’années après sa sortie le tout premier long métrage de Peter Weir, raté sur ARTE en VF à une heure indécente, vu sur Vimeo en VO dans une copie excellente. Du prologue publicitaire ouvertement parodique – la voiture, la maison, le couple, les cigarettes, le soda, les moutons, l’accident – au final « libérateur » délicieusement ironique, car il pervertit le schéma hollywoodien habituel – le héros vainc son (double) trauma inaugural au volant, logiquement, alors qu’il vient d’écrabouiller à plusieurs reprises un juvénile infirmier, accessoirement leader d’un dérisoire gang motorisé –, Les Voitures qui ont mangé Paris manie un humour noir atypique, épidémique, qui peina bien sûr à trouver son public, même remonté à la hache pour une exploitation US. On songe à Massacre à la tronçonneuse, autre mémorable comédie « sociologique » très noire, on se souvient de 2000 Maniacs, la relecture rurale et drolatique du nostalgique et gracieux Brigadoon de Vincente Minnelli par ce sacripant impénitent de Herschell Gordon Lewis, on se remémore Les Enfants de Noé, une « goûteuse » nouvelle de Richard Matheson dédiée au cannibalisme provincial, ou les romans enragés de Jim Thompson, en particulier 1275 âmes, dont Bertrand Tavernier tira une adaptation anecdotique et maladroitement anticolonialiste. Les redoutables « Parisiens » australiens évoquent encore (annoncent) les naufrageurs de Carpenter pour Fog, les deux œuvres constituant des divertissements classiques (au niveau de la forme, ample et assurée), satiriques et historiques dans leur description précise, triviale, d’inquiétantes communautés refermées sur elles-mêmes, dans leur volonté de déterrer le visage grimaçant, peu reluisant, du passé national.


Les bateaux hier, les autos aujourd’hui, par rapacité ou pour pallier à la « crise » (le chômage sévit ici aussi), il convient de détrousser le passant, éventuellement de le lobotomiser par un Mengele local adepte de tests psychologiques à base d’images d’animaux, d’arbres, de cadavres. Arthur Waldo (un clin d’œil au poète transcendantaliste ?), Candide hébété/égaré dans le dangereux désert de l’obscure modernité des années 70, ne réchappe au crash en caravane que pour devenir le « fils adoptif » d’un maire très intéressé par son silence (il se verra promu employé de parking avec brassard ad hoc). Chez Ces gens-là, comme le chantait Brel, on reste en famille et surtout entre-soi, bien à l’abri de l’extérieur dans les miasmes de la consanguinité, le « fada » du coin, géant dégingandé collectionnant les félins argentés d’une célèbre marque britannique, n’hésitera pas d’ailleurs à « zigouiller » le curé (le pasteur) « étranger », son fusil pointé sur lui à travers le pare-brise de sa risible petite voiture rouge depuis un camion en embuscade, monstre immobile, aveuglant et hurlant, principal outil de ces naufrages sur roues (le complice, dans la nuit, agite une lanterne d’écumeur marin, par exemple à Antonio Bay, tandis que l’impossibilité physique de quitter la ville renvoie vers celle de L’Antre de la folie, que le carrosse-corbillard vintage du patriarche à la pipe rappelle la Plymouth rouge sang de Christine). Le film de Weir, outre le fait de s’inscrire dans le renouveau de la cinématographie australienne alors subventionnée via des fonds publics, participe par conséquent d’un vaste courant mêlant survival, étude (à charge) de mœurs, récit initiatique et peinture vitriolée d’un espace-temps mythique en revers de l’idyllique (voire horrifique) small town américaine, motif géographique, symbolique, de Capra à Joe Dante en passant par Lynch.


À l’instar de Poe nous expliquant Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, il nous amuse et nous interroge sur notre abominable normalité, pitoyable argument présidentiel hexagonal, sur notre pathologie pateline, au village ou à la capitale. Les vrais « cinglés », on le sait, dirigent l’asile depuis longtemps, impunément, et face à eux, les trépanés possèdent une innocence « enfantine » de victimes. « Vous êtes gravement malade » affirme l’édile œdipien, amateur de Neil Armstrong et d’art pseudo-aborigène, au jeune homme orphelin, qui vient de perdre son frère (la fraternité d’armée ou de culture irrigue Gallipoli et Le Cercle des poètes disparus), qui causa naguère la mort d’un vieillard, qui ne peut donc plus conduire, légalement ni psychologiquement, et cette sollicitude paraît reformuler la pensée (sauvage, forcément) de Lévi Strauss sur la barbarie réflexive. Weir prolongera ce discours (de la méthode) sur la folie dans Mosquito Coast et The Truman Show, de même qu’il orchestrera, avec mille nuances, une délicatesse virile d’aquarelliste, des « chocs culturels » dans Witness ou Gallipoli. Il règne dans son opus de débutant convaincant une sorte de colère joviale, de ressentiment latent liquidé, expulsé, dans le saccage municipal du dernier acte, « morceau de bravoure » où plane l’ombre dionysiaque de William S. Burroughs (rappelons que Russell Mulcahy, le « père » de Razorback, désira en vain illustrer Les Garçons sauvages), où se dessine déjà l’épopée routière, crépusculaire, de George Miller (inspiration du design de la Coccinelle à piquants, porc-épic mortellement épique, participation de Melissa Jaffer dans Mad Max : Fury Road).  


La mascarade du Bal des Pionniers, son entrepôt verrouillé à la Carrie au bal du diable, méritait bien pareille correction-destruction, les véhicules vrombissants, garnis de dents et de flammes en décalcomanies, customisés en cavaliers mécaniques d’une Apocalypse de poche, enfin lâchés sur les notables insupportables, sympathiques assassins aux mains sales et au cœur pur, durant le conseil communal ou le sermon ecclésiastique. Le gymkhana prévu tourne vite au vandalisme généralisé, la ville fantôme effondrée à la façon d’un château de cartes autarcique et autiste. Un gladiateur au javelot improvisé se protège avec une portière en guise de bouclier, avant de finir empalé sur les dards très phalliques de l’impitoyable et comique machine de mort. Les habitants décident in fine de s’éclipser, de quitter la cité en carton, exil ou exode vers l’indépendance (une similaire nécessité anime les personnages des Chemins de la liberté) en dépit des pièges et des barrages placés sur la route « à sens unique ». Tourné au moyen d’un modeste budget en quatre semaines avec un sens de l’espace et du rythme évident, grisant, porté par une distribution à l’unisson (mentions spéciales à Terry Camilleri et John Meillon), une partition irrésistible de Bruce Smeaton (jubilatoire pastiche du Morricone de Il était une fois dans l’Ouest en cohérence avec ce western campagnard, greffon en coda de L'Âme des poètes de Charles Trenet dans une belle version féminine, opératique, paraphe d’émancipation et possible chanson d’autoradio pour Waldo tout sourire), Les Voitures qui ont mangé Paris charme également par la douceur et la mélancolie souterraines de sa caricature mesurée, délestée de tout excès, de bien-pensance « politiquement correcte » (que le lecteur nous permette cet anachronisme lexical aux allures de pléonasme).


Certes, Peter Weir se moque (gentiment) de sa tribu meurtrière mais il n’oublie pas d’émouvoir le spectateur avec l’épouse du maire, mère stérile de deux petites filles « adoptées » aux cicatrices cachées par une frange. Beth, femme au foyer, femme souriante et poignante, sa tristesse assimilée à de la faiblesse par son moustachu de mari, paraît absente, l’esprit parti pour un pays intérieur (meilleur ?) bientôt exploré par les jouvencelles de Pique-nique à Hanging Rock, matricielle héroïne aux avatars repérables dans Mosquito Coast (Helen Mirren) ou Les Chemins de la liberté (Saoirse Ronan). Notre cinéaste, s’il excelle à suivre des protagonistes (des individus) masculins au bord de la rupture corporelle et mentale, brille de surcroît par ces esquisses féminines, ces spectres murmurants, insidieusement bouleversants, qui représentent peut-être la part la plus mystérieuse et secrète de son cinéma précieux, encore bien trop « confidentiel ». Le film, en partie inspiré par des panneaux de signalisation taquins (et français !) se fit remarquer à Cannes (on l’y jugea violent et macabre), n’enrichit pas les frères McElroy, faillit être distribué par ce requin affable de Roger Corman (La Course à la mort de l’an 2000, réalisé par Paul Bartel un an plus tard, « contextualise » l’argument, le tresse aux vautours de la TV), devint un musical (telle la vierge sanglante de Brian De Palma), suscita un culte de drive-ins et de art houses. Quarante-deux ans après, peuplé d’un veau enfourné dans le coffre d’une « bagnole » par trois gars peu commodes, du portrait impassible de la reine d’Angleterre, d’un flic au « drôle d’uniforme », d’un manteau en vison uniquement porté à la maison, d’un cimetière qui ne saurait désemplir, d’une « guimbarde » immolée en avertissement, il conserve son aisance et sa puissance (malgré la défection financière de Donald Pleasence) : montez à bord, la virée mérite largement le détour, avec ou sans ceinture de sécurité.


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