L’Homme de Rio
Lima Baretto ? Marcel Camus ? Glauber Rocha ? Héctor
Babenco ? Walter Salles ? Fernando Meirelles ? José
Padilha ? Fellipe Barbosa ? Antônio Carlos Jobim ? Oscar
Niemeyer ? Pelé ? Oui et non, alors arrêtons l’énumération…
En France, nul ne l’ignore depuis une
phrase fameuse de François Truffaut, chacun exerce deux métiers : le sien
et celui de critique de films. La cinéphilie, cette passion française à
l’instar de l’égyptologie (identiques origines nécrophiles), constitue à la
fois l’un des honneurs et l’une des lubies de la nation. « Il y a plus
important que le cinéma » dit autrefois, à Cannes, la belle, talentueuse
et trop rare Greta Scacchi. Évidemment et heureusement, même si le truisme
mérite d’être ponctuellement réaffirmé. L’argent, l’amour, la santé,
l’amitié, le travail, la famille, la société, l’art, les voyages, l’actualité,
la politique, la foi, le sexe – tout ceci et plus encore suffit largement à
remplir une vie, à nous occuper, à nous divertir, au sens pascalien du terme,
l’absurdité, la solitude, la mort tenues pour un temps à distance
bienveillante. Sans compter que la psychopathologie de l’existence
contemporaine, doucereuse et directive (49-3 mon amour), hygiéniste et
consumériste, réserve d’inépuisables dérobades, mille moyens de se sentir
vivant, agissant, d’appartenir à un ensemble rassurant dans la multiplicité des
tribalismes permis. Libérées des fascismes depuis soixante-dix années –
nuançons : persistance du franquisme jusqu’à la fin des années 70, dont
témoigne la filmographie espagnole d’hier et d’aujourd’hui, via le genre classé fantastique ;
régimes liberticides à épingler un peu partout sur un planisphère –, les
sociétés européennes (le monde, par extension) subirent plusieurs remises en
cause et se consolent désormais, par-delà l’humeur morose d’une interminable
« crise » polymorphe (l’économie, les flux migratoires, la
résurrection du religieux), par la perpétuation de rites, de mythes, de
cérémonies aux allures de cérémonials (cf. les travaux de Mircea Eliade).
Dans le temps linéaire, instantané,
« réel » de la modernité, le cycle instaure et favorise une
continuité, un espace brièvement insoumis à la rigueur du parcours historique,
lesté de dates, de périodes, de projections (pas en salle) et de rendez-vous,
au final parcellisation anxiogène assimilable à un compte à rebours,
encadrement impitoyable et collectif de la subjectivité temporelle, en apparence
moins coercitive. L’éternel retour du même inscrit notre devenir mortel,
comptable, quantifiable, identifiable (la carte d’identité génétique en
filigrane de l’administrative) dans un rythme cosmique, d’avant les horloges,
dans l’ivresse d’une immobilité qui nous dépasse et de laquelle nous semblons
participer à l’occasion. Les saisons (le souci de leur
« dérèglement » relève davantage du domaine symbolique que de
l’écologique), les vacances, les naissances, les élections, les manifestations
sportives, les sorties du mercredi, le week-end,
les soldes, la rentrée, les examens scolaires, la visite chez le médecin ou au
coiffeur – liste presque inépuisable, que le lecteur complétera selon sa
convenance – s’avèrent ainsi des repères essentiels et anecdotiques de nos vies
en parallèle, les tangentes conséquentes, fondatrices, d’un quotidien partagé,
d’une culture vécue, d’une respiration sociétale, l’individu placé dans
l’immense et innombrable nuit du pays à la manière d’une étoile punaisée sur le
ciel obscur, sa lumière spéculaire des autres scintillements. Double mouvement
du rituel profane par nature, par pratique, par accident et cependant abouché
sur le sacré : il nous exile du présent, nous confère une dimension quasi divine, en même temps qu’il nous
fait ressembler à autrui, qu’il calque notre comportement singulier sur celui
de milliers (de nos concitoyens, de nos « frères humains »).
Le cinéma, bien sûr, se base sur une
articulation similaire, l’obscurité transformant les individualités en public,
masse exempte du temps journalier, financier, œuvré, du flux informationnel
(bien que les images numérisées s’apparentent de nos jours à une information,
un artefact, un produit numérique à
l’égal d’un SMS, d’un courriel, d’un indice boursier), miraculeusement réconciliée,
pacifiée (sauf exceptions cannoises, disons) pendant quatre-vingt-dix minutes
en moyenne, magie de la durée normée. Mais il lui manque l’immanence grisante –
et vite dégradée, dévaluée, remisée dans la caverne décolorée des archives,
celles de l’INA, par exemple, amas de fossiles conservés dans un ambre mémoriel
fragile, esclave des contingences du support – de l’événement, du « ici et
maintenant », du déroulement sous nos yeux dans la simultanéité
retransmise en direct (le moindre différé ramène à la fréquentation des
fantômes). Il convient donc de rapprocher, de mettre en miroir, les deux
déploiements spectaculaires internationaux de l’olympisme et du terrorisme. Le
dernier procède par soustraction, sidération, néantisation ; le premier,
par accumulation, exaltation, célébration. Les athlètes racontent une histoire,
à peu de choses près toujours la même depuis les JO « modernes » de
1896 (un an seulement après « l’invention » du cinématographe par les
Lumière), celle de leur courage, de leur endurance, de leur sacrifice et d’une
éventuelle récompense, d’un sacre laïc. Ils se dépassent, visent, suivant la devise
désuète, des vitesses, des hauteurs et des forces exponentielles, le décrochage
de records, de « meilleurs temps »
(au temps meilleur d’un affrontement mondial non plus martial).
Avec leur corps, matériau sculptural
érotisé (à travers le prisme homosexuel par des rugbymen français pour leur calendrier) dans l’effort douloureux à
la façon de l’iconographie chrétienne, sorte de martyrologe mêlé de commerce,
de sponsors suppléant aux bourreaux
romains, ils tissent une narration, une fable de victoires et de défaites, une
allégorie suprêmement humaine et merveilleusement transcendante. Demi-dieux à
portée de maillot, de chrono, surhommes joyeux – leur visage d’enfant, souvent
en larmes, frémit à l’écoute de l’hymne national, leur cou gentiment se
tend afin de recevoir la médaille, parfois, hélas ou hypocrisie, au prix du
dopage, certes – et affables (« notre » Teddy Riner, doux colosse au
prénom d’ourson, à la couleur de peau soulignée par la blancheur du kimono et
du sourire, ancrée dans la psyché hexagonale, héritage « exotique »
et colonialiste), ils peuvent toutefois prêter le flanc, pour les raisons
précédentes, à une instrumentalisation mortifère, devenir les pantins
sinistres, autistes, d’une parade aux flambeaux et aux drapeaux totalitaires,
l’actualisation reformulée, fascinante, affligeante, des fastes de la
mythologie dans et par le contexte nazi. À propos de cette
« perversion », renvoyons vivement vers deux œuvres majeures, le
documentaire orienté, assez magistral, de Leni Riefenstahl, Les
Dieux du stade (tourné en 1936), au titre original explicite (Olympia)
ou le roman clivé, autobiographique et dystopique, de Georges Perec, W ou
le Souvenir d’enfance (paru en 1975, l’année de Sade infernal relu par
Pasolini), alternance puis fusion de l’olympisme et du nazisme.
Les terroristes, eux, défont la trame
triviale, donnent à voir la folie et l’horreur cachées en plein jour – leçon
kubrickienne de Shining –, cherchent à déchirer le tissu social en le lacérant
sans cesse, à petites doses ou grands massacres, en martyrs assermentés, armés,
suicidaires, amers et dépressifs. L’olympisme peut verser dans l’idéologie, et
la plus détestable, la plus criminelle, tandis que le terrorisme s’abrite
derrière une pseudo-pensée, une absence de vrai discours, pitoyablement réduit
à des imprécations en ligne ponctuées de poncifs sexistes, racistes, homophobes
et tutti quanti (mis lexicalement en
regard, l’anarchisme du début du vingtième siècle ou le gauchisme de la
décennie 70 feraient presque office de « grande littérature »). Réunir
ou diviser, réjouir ou terroriser, festoyer ou endeuiller, l’alternative
associe les antagonismes, met en évidence les dissemblances, spécialement au
niveau de leur réalisation (double acception). La débauche des plans, des axes,
des mouvements, des sons, des couleurs, des tableaux, des figurants, des
spectateurs et des moyens techniques s’oppose à l’austérité janséniste des
caméras de vidéo-surveillance, à l’amateurisme des cellulaires, au formatage professionnel
du journal télévisé (pour faire court et concret, au lieu du lyrisme
hyperbolique et publicitaire du ralenti, la boucle des secondes volées, captées
« sur le vif », dans l’improvisation et l’imprécision). Le
déséquilibre physique, scopique, se vérifie dans la sphère médiatique car la guérilla
passe aussi par là.
Le planning (ici, suspension de braderie nordiste et de patrouille
aérienne) ordonne la compétition, hiérarchise les joutes, tendu vers l’acmé de
l’ultime tour, de la finale, de la remise des prix, vers l’apothéose de la
clôture en réponse figurative et nostalgique à l’ouverture (peu importent les
infrastructures ensuite laissées à l’abandon, cités mortes de béton hantées par
les spectres des gladiateurs inoffensifs, des hourras en sueur). L’attentat
jette à la face du globe un principe paradoxalement régulier (en Orient,
surtout, bien avant le « Vieux Continent ») d’incertitude, à peine
dissimulée sous le programme, l’emploi du temps, il renverse « l’ordre des
choses » en démontrant radicalement, effroyablement, le désordre
congénital tapi en lui, mettant à nu et en lumière une volonté de ruiner
l’ordre établi à un moment donné, de justifier, en effet collatéral, le
renforcement de sa part étatique, voire anti-démocratique (mesures de sécurité
américaines post-11 Septembre perçues en atteintes aux libertés individuelles,
instauration locale d’un discutable état d’urgence, bombardements à l’étranger
en riposte immédiate dans le sillage censément sanitaire, sauvegardant les
populations civiles, des « frappes chirurgicales » de l’Oncle Sam).
En Italie pendant les « années de plomb », le gouvernement de la DC
put possiblement se servir des exactions des Brigades rouges en repoussoir
populaire et en consolidation de son propre pouvoir. En écho, les « États
de droit » défiés, minés par les attaques du chimérique « État
islamique », pourraient paradoxalement y trouver le ferment d’une concorde
interne et transnationale, d’une redynamisation de leurs valeurs communes.
Au-dessus des cultes et des
particularismes, ils choisiraient d’adapter les vertus de l’olympisme à un
combat insaisissable, contre un ennemi aux faux airs d’hydre, doué d’ubiquité,
de mainmise mentale et spirituelle, porté par des hérauts interchangeables en
partie enfantés, formés, par leurs soins ou leur incurie (connotation œdipienne
latente dans l’embrigadement de certains jeunes privés d’horizon, séduction
adolescente, romantique, de la « radicalisation » et paraphe cinglant/sanglant
des ratages sporadiques de « l’intégration » désintégrée dixit Philippe Faucon). Pour l’heure,
ignorant la mélancolie foncière de la bossa nova (même la samba bien connue d’Ary
Barroso émeut quand transposée par Kate Bush et Michael Kamen pour le sincère
et surfait Brazil), glissant sur l’obscénité d’un budget estimé à onze
milliards de dollars étalés à deux pas des favelas, négligeant la colère suscitée
par l’intérim gouvernemental, les délégations cosmopolites (réfugiés inclus en
nouveauté-charité) rejoueront dans la parenthèse espérée dépaysante,
ensoleillée, généreusement bornée à dix-huit jours (panem et circenses gargantuesques dans la roue artisanale, « franchouillarde », du Tour), une dramaturgie antique et prophétique (le président français, VRP
parisien, intrigue déjà auprès du trouble CIO pour une candidature en 2024), un
drame miséricordieusement dépourvu de victimes (souhaitons-le, en tout cas), un
conte narcissique, compétitif et capitaliste pour notre temps. Et malgré tous
ces hommes à Rio, avatars testostéronés de Jesse Owens (icône contradictoire), de
Ian Charleson (coureur « embrasé »), de Jean-Paul Belmondo (porteur
de flamme « révisionniste »), gageons que les femmes parviendront à
briller paritairement, en dignes héritières plus ou moins involontaires des impressionnantes
Amazones au javelot immortalisées par l’égérie de Herr Hitler, notoirement
aussi peu épris de sport que le proverbial Winston Churchill…
Arletty - Martine Carol 1958, film "Clandestina a Tahiti" di Ralph Habib tratto dal romanzo di Georges Simenon "Passager clandestin"
RépondreSupprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=vDVok2tcJfE
"Le Boxeur manchot" réunit sans doute les textes les plus forts de Tennessee Williams. Avec la nouvelle, "La Statue mutilée," qui inspire le titre de l'ouvrage, c'est d'abord l'histoire d'Oliver Winemiller, jeune homme simple, né dans les champs de coton de l'Arkansas, qui s'engage à 18 ans dans la Marine. Devenu boxeur pour la flotte du Pacifique, il perd un bras dans un accident de voiture. Dès lors, Oliver erre de ville en ville et sombre dans la prostitution, la dépression et le meurtre. Jugé et condamné, il attend dans sa cellule de passer sur la chaise électrique. On assiste alors à ses dernières heures, celles du repentir et des questions sans réponses : un boxeur manchot, quel sens cela peut-il avoir ? Y a-t-il un sens à l'absurdité du monde et quelle est la place réservée aux poètes, aux fous et aux assassins, auxquels s'adresse l'écrivain ? Aucune, si ce n'est celle de martyrs expiant toutes les contradictions sociales, comme Lucio et la chatte Nitchevo, de la nouvelle "Malédiction."
Tous les récits qui composent ce recueil sont empreints d'une terrible lucidité mais aussi d'un regard plein de compassion pour les exclus du monde moderne et donnent, presque, une vision de l'éternité."
https://www.youtube.com/watch?v=iiS2kJCLhgA&t=1s
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