The World of Silence : Le Pays des sourds
Quinze ans après, te voici revenu chez ton oncle envolé en Corée. Ulysse
attristé, qu’y viens-tu chercher, sinon une vraie raison de vivre, ou de
mourir ?
On dit (je confirme) que notre vie
peut basculer d’un instant à l’autre, qu’il existe un avant et un après
certains événements. Dans The World of Silence, ce moment
survient au tournant de la première demi-heure, quand le protagoniste avise un
gosse assis au loin dans la rue, sur le seuil d’une maison. Il sourit, décide
de le prendre en photo, petit cliché pittoresque, poulbot de Séoul, mettons. La
double distance de l’espace et de l’appareil le protège, peu importe que son
sujet le regarde droit dans l’objectif, le remarque à peine. Mais l’optique
montre qu’il se nourrit d’ordures, qu’il semble hagard. Le photographe
solitaire, mélancolique, à la limite de l’autisme soft, félicité par l’édition locale du National Geographic pour
l’expressivité de ses portraits cosmopolites, ne peut plus se retrancher
derrière son joujou de voyeur assermenté. Horrifié, il doit rejoindre l’être
humain devant lui, à une éternité, à quelques pas, il doit agir, au moins une
fois et, on le verra ensuite, tel un exorcisme à un trauma d’adolescence et d’impuissance. Cette scène brève et sèche, poursuivie
par l’entrée silencieuse dans la masure dégueulasse, le petit homme vieilli,
sali, porté dans les bras, par la découverte du cadavre maternel, la
confrontation verbale (annonce du motif voulu bienveillant des meurtres) avec
le père armé d’un couteau, la blessure abondante au poignet, l’arrivée de la
police spectatrice, sidérée, nous rappelle Rossellini (le néo-réalisme, école
historique du regard), décrit sans une once de pathos une situation intenable, une injustice banale.
Jusqu’alors, à l’image du anti-héros,
le film suivait un chemin de tristesse sereine, démontrait une absence au monde
assez confortable, isolait une solitude essentielle à la fois douleur et baume.
Tout change aussitôt, et l’œuvre va nous donner à voir un retour parmi les hommes
(symbolisme graphique d’un entrelac autoroutier photographié), grâce à une
gamine à moitié orpheline, attentive et attentionnée, grâce à une rencontre
avec un flic ensommeillé, vif d’esprit et de corps, avec un assassin qui s’en
prend aux petites filles (privées de parents), ne les viole pas, ne les
maltraite pas, se borne à les droguer avec un euphorisant alimentaire
(champignons du cru, avatar indigène de la pomme de Blanche-Neige) puis à les noyer dans leur sommeil sans rêves. Muni d’un
titre à la Cousteau dont l’épilogue réaliste donnera la clef – la surdité de
l’homme d’images aux mots rares et choisis –, ce superbe mélodrame glissé dans
l’étui d’un thriller bien maîtrisé
pourrait se résumer par un aphorisme à la Saint-Exupéry : « Nous
ratons souvent des choses, même celles que l’on voit. » Cho Ui-seok, réalisateur-scénariste,
ne joue pas les petits malins (Shyamalan not
so shy), ne nous assène pas une
poussive leçon platonicienne sur les apparences : avec une douceur
extrême, une plénitude des cadres, du rythme, du récit – qui se permet le luxe
d’une coïncidence (un voleur sympathique, jouant au chat et à la souris avec la
police, cambriole l’appartement du coupable) que seuls rejetteront ceux qui n’expérimentent
rien, raisonneurs avares incapables d’estimer l’absurdité foncière de l’existence,
ses illogiques parallélismes –, il peint sans faillir ni flancher le portrait
infernal d’une cité (d’un pays) d’enfants perdus, maltraités, abusés, tués.
Dans ce cercle de violence et de
désespérance, dans cette nuit infinie et cependant ouatée, conjurée par la
beauté de la réalisation, par sa respiration vivante, les victimes d’hier
deviennent les bourreaux d’aujourd’hui et nul ne s’étonnera finalement de
l’identité du tueur en série, devinée via
une machine à coudre (au lecteur qui nous reprocherait de trop en révéler,
rétorquons gentiment, avec une humble arrogance, que nous ne rédigeons point,
malgré un libellé pratique, des critiques de films – quel affreux métier que
celui de juger les enfants d’autrui, pour paraphraser Jim Harrison – mais que
nous écrivons des textes intimes et intégralement subjectifs sur le cinéma, à
prendre ou laisser comme cela). La directrice du service de protection de
l’enfance, elle-même orpheline, proie des attouchements de son prédateur de beau-père
adoptif, le poignarda et noya le fruit terrible de ses entrailles en le
purifiant sous la douche, souvenir flou et rouge. Réfugiée dans un orphelinat
désaffecté, maison de conte de fées ou de giallo (gants en cuir noir, éclairage
orangé, robes baroques), elle y sacrifie des innocentes puis les dépose en macabres cailloux à travers la ville (corps découvert au sommet d’un tas d’électro-ménager
à recycler, pauvre chair morte immergée dans l’eau d’un congélo sur un tumulus de biens de consommation, en
épitaphe d’une société de cannibales condamnée par son consumérisme et le peu
de prix qu’elle accorde à la vie humaine – le Romero de Zombie
rencontre le Buñuel de Los olvidados).
Mais où va le monde ? se demande
le flic en prenant doucement dans les siens les doigts du petit cadavre, en les
recouvrant de la bâche blanche (il ne supporte pas non plus le cynisme
professionnel de la présentatrice du JT accordant une poignée de secondes à un
suicide dans le métro). Réponse insupportable : il va très mal et
plonge jour après jour dans un insondable océan d’horreurs (libre aux imbéciles
misérablement heureux de croire le contraire). Cette déchirure fondamentale
entre les êtres et l’univers, des individus entre eux et à l’intérieur
d’eux-mêmes, The World of Silence la donne à contempler au long d’une
enquête ponctuée (mélange réussi des tons propre au cinéma sud-coréen) de
pauses drolatiques (le second flic légèrement priapique), ironiques
(l’ouverture avec le camelot de l’émission télévisée, promettant au public de
la salle et au-delà de l’écran un soupçon d’épices divertissantes, surprenantes,
dans la banalité de leurs vies, tandis qu’une jeune fille s’apprête à se
pendre, que les deux adolescents séparés/reliés par le tube cathodique
prononcent au même moment le mot « Monstre », en surnom en rapport
avec le don). La monstruosité d’un handicap, d’une capacité à lire sur les
lèvres, à donner le change, à faire comme si on entendait (dérision cruelle du
casque inutile, prévu pour empêcher l’écoute des cobayes), d’une incapacité,
plus tard, à ressentir/s’autoriser le bonheur, miroite celle d’un crime sexuel,
d’une souillure inaltérable.
Quelque chose de maudit plane sur
chaque plan, un soupçon généralisé corrompt le moindre geste de tendresse,
pervertit une amabilité gratuite, bien plus constat d’époque qu’astuce (ou
piège) scénaristique. Désormais, dans nos sociétés émancipées, si supérieures à
celles qui les précédèrent, offrir un chocolat chaud à une enfant ou lui
tapoter la tête vous identifie en pédophile avéré : pauvreté du progressisme,
du moralisme, de l’hygiénisme ; mauvaise conscience révélatrice de l’intemporelle
censure (floutez ces sexes impubères de peur qu’ils ne m’exaspèrent). Même une
agréable sortie à deux, presque comme père et fille, dans une sorte de
Disneyland local, vire au drame (à l’opposé de la séquence du concert scolaire,
où la chanteuse irradie magnifiquement de la joie causée par le visiteur
imprévu), à la séparation en larmes, au constat sans merci que tous nous devons
mourir, et la maman oiseau et le bébé oiseau tombé du nid au pied de l’arbre nu,
hypnotisant le photographe orphelin que l’enfant ne prend pas en photo, preuve
sublime, discrète, de sa sensibilité, de sa morale adulte, en reflet de celles
du cinéaste et, de manière encore plus personnelle, sa propre mère paraplégique
clouée en papillon muet sur son lit d’hôpital, réconfortée, peut-être, par un
pieux mensonge à propos d’un rhume, alors que la gamine vient de s’évanouir
parce qu’elle perd la vue, à la suite d’une ancienne hémorragie infectée
menaçant à présent sa cornée.
La grandeur du mélodrame réside dans
cette radicalité cumulative, dans cet élan, tête baissée, cœur brisé, dans un
torrent de tourments qui s’abat sur les personnages, les nations, dans nos
biographies, pour peu que nous disposions d’un peu de courage pour savoir le
voir. Infirmant un a priori répandu,
une myopie de la cinéphile, les pleurs révolutionnaires, au risque de la sentimentalité, de
l’embourgeoisement, n’incitent pas à se complaire dans le malheur spéculaire
mais à le combattre, à se redresser, à saigner en attestation d’une vie
vraiment vécue, pas d’une imitation dévaluée, servile, quitte à y laisser son
dernier souffle, ce que nous ferons tous, d’ailleurs, au terme du temps
imparti, quotidiennement raccourci (Douglas Sirk, immense marxiste à mouchoirs).
Le photographe et le flic savent tous deux mieux que d’autres que l’existence
s’apparente à un compte à rebours, qu’il faut réfléchir et agir vite, pas
toujours dans cet ordre, qu’il faut essayer d’empêcher le monstre pitoyable (remember Peter Lorre à Berlin dans
l’immortel M le maudit) de recommencer sa sinistre et irréversible
besogne, de prolonger son addiction-compulsion à envoyer les petits anges au
paradis de l’oubli, de les endormir loin, si loin, de cette vallée de larmes
infréquentable, toutefois l’unique et bref territoire qui nous échoit. Le
taciturne preneur de vues (et briseur de miroir), qui fixe pour l’éternité de
la mémoire le multiple visage d’une même fille suicidée (quand il pénètre dans la
mentale chambre noire, le flic se demande s’il s’agit de Lolita), protégera ses
yeux durant son agonie dans le repaire embrasé, encore un geste de noblesse
frisant le sublime (risible, irréaliste, s’étouffent les minables esprits secs,
au cœur et aux couilles racornis), afin d’en faire don à sa fillette
d’adoption, disons.
Elle viendra se recueillir sur sa
tombe, le policier dans son dos souriant à un couple d’oiseaux haut dans les airs, lui confiera ce secret murmuré à son oreille dans un parc ensoleillé
(coupe élégante, panthéiste et asiatique, sur un bassin frémissant sous les
feuilles défuntes). Ultime politesse de ce grand petit film endeuillé,
lumineux, limpide et mystérieux, porté par un trio talentueux (Kim Sang-kyung,
vu dans Memories of Murder, Park Young-woo et la petite Han Bo-bae) :
il nous laisse – mais ne nous abandonnera pas avant longtemps – sur une coda
pacifiée, apaisée, réminiscence d’outre-tombe ou perspective paradisiaque (tranchez selon votre foi). Les deux amoureux, lui à l’âge adulte, elle dans
l’éclat de sa juvénilité intangible, se retrouvent sur le toit (du lycée),
autrefois, de l’indicible divulgation incestueuse. Il fait beau, il fait doux,
le monde paraît leur appartenir et l’horizon ne tremble pas sous les nuages
d’été. Elle sourit, elle le sent bien, il lui dit, avec un aplomb pas dupe,
qu’il sait qu’elle l’aime déjà car il peut entendre son cœur. Au bout de l’interminable
noirceur d’un voyage précieux et poignant, The World of Silence s’achève ainsi
sur cette note (bleue, bien sûr, couleur du ciel, de Chopin et du jazz, la partition de l’opus, aux accents donaggioesques, due à
Shim Hyun-jung, compositrice délicate surtout connue ici pour sa participation valsée
à Old
Boy) admirable, inaudible et pourtant suprême, signature réelle d’un
assentiment solaire, confiant, à la vie, en dépit de tout ce(ux) qu’elle nous
prend impitoyablement et ne saurait nous rendre, jamais.
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