Personne ne parlera de nous quand nous serons mortes


À la mémoire de Marilyn Chambers, Karen Lancaume, Linda Lovelace, Savannah

Hommage choral, vivant, ni salace ni sentimental, à des « femmes de l’ombre » surexposées…


Nous n’exerçons pas un métier (mais le cinéma traditionnel ou mainstream peut-il être considéré comme tel ?). Nous travaillons « dans le plus simple appareil » devant un appareil de prise de vues impitoyable, qui nous sublime et nous malmène (plutôt celui, rarement celle, placé derrière). Dans notre mise à nu (mal) rémunérée, notre nudité nous sert de masque, nos toisons, nos épilations, nos décolorations, nos tatouages, nos piercings nous vêtent d’une posture conformiste et superficielle. Notre langage, réduit de façon racinienne à une dizaine de mots, à l’impératif, à la prière profane, à l’insulte inoffensive, n’exprime rien de personnel. Alors que nos anatomies, réunies en une mosaïque démocratique et mercantile, s’offrent à vous (presque gratuitement en ligne), à votre regard surtout masculin, solitaire, transgénérationnel, par-delà les classes sociales, nous demeurons hors d’atteinte, insaisissables, fantômes de chair, de cris et de fluides à jamais séparés de votre réalité par la nature des images, par une observation exhaustive voulant tout voir et ne sachant regarder, par un désir univoque (rarissimes orgasmes de tournage) rétif au réel, chaste par omission. On peut nous lire en victimes consentantes du capitalisme, en repoussoir hypocrite de toutes les pudibonderies (les dictatures laïques ou religieuses prohibent la pornographie, annexent jusqu’à l’intériorité publique du fantasme, entendent contrôler l’individu corps et âme), en symbole ou en caricature du combat féministe, de la théorie marxiste. Une simple douche, une brosse à cheveux et un peu de maquillage suffisent à nous débarrasser d’une scène, à nous rendre à l’anonymat des grandes villes : ces étiquettes externes glissent aussi.

Vécu de l’intérieur, le milieu ressemble à tant d’autres, peuplé d’arnaqueurs, d’artistes, d’épiciers, d’amitiés, d’humour et de fatigue. Nous baignons dans la trivialité sans nous confondre avec elle, nous réduire à une persona docile, sévère, cynique, suicidaire. Certaines parmi nous débutent à la quarantaine, d’autres ne durent qu’une saison, les sexagénaires côtoient les nymphettes, les géographies se mélangent aux panoplies. Prisonnières volontaires d’une tour de Babel rugissant du silence assourdissant d’un seul espéranto, body language de figurines inexpressives, de statues de cire sur le point de fondre sous la chaleur glacée de la crudité, nous accomplissons encore et encore la même cérémonie funèbre, un rite spéculaire et puéril pétri d’automatisme et d’autisme. Nous n’aimons pas ce que nous faisons mais nous pouvons y prendre du plaisir et la complicité, la tendresse, le don peuvent advenir dans notre royaume attristé (même ici, personne à l’abri d’une belle rencontre). La question du pourquoi ne se pose pas, sauf pour les psychologues (ou les sociologues). Nous agissons, nous ne méditons pas, peut-être évite-t-on ainsi de s’interroger sur des choix difficiles, aux longues et lourdes conséquences. Chacun honnit ce qui l’attire, condamne des cibles faciles (au nom de la sacro-sainte innocence de l’enfance, à préserver, à protéger, à marchandiser, du dogme des droits de l’homme, bonne conscience occidentale avec son cortège gentiment misogyne de femmes à sauver, à éduquer, à libérer) au lieu de mettre un terme aux inégalités, aux guerres, aux maladies, aux racismes (notez l’absence flagrante de « minorités » dans notre sérail américano-européen, hors une poignée d’exceptions, de « niches », en confirmation d’une règle tacite, culturelle).

La violence du monde nous traverse, bien sûr, pas vous ? Il existe des choses dont nous ne saurions être fières, des égarements, des impasses, des moments de déréliction absolue, irréversibles et irréparables. Nous continuons cependant, nous ne jouons pas les pleureuses, nous évitons de nous lamenter (d’aucunes, parfois, se renient, cherchent l’oubli dans une nouvelle vie, une identité empruntée à l’instar des pseudonymes risibles portés hier – de quel droit les jugerions-nous ?). Les sévices audiovisuels s’abolissent et s’évaporent dans les volutes d’une cigarette fumée flanquée du « tortionnaire », bourreau amène plus épuisé par sa tâche que nous-mêmes, fourbues, défaites, en nage et malgré tout rayonnantes et loquaces après les outrages sous contrat. Ne vous méprenez pas : nul rousseauisme de notre part, pas de myopie pro domo. Mieux vaut éviter, définitivement, de croiser plusieurs chemins, de s’abandonner une heure ou moins aux mains d’individus peu fréquentables et profondément détestables. Cela, on l’apprend tôt, on devrait le savoir dès le départ. Le meilleur et le pire nous entourent, dans les « films bleus » et ailleurs. Sans connaître vraiment nos motivations ou nos aspirations – en filigrane de l’évidence de notre présence apparaissent un mystère, une opacité première, irréductible à des parcours biographiques saccagés par les clichés avérés de l’abus sexuel, d’un mal-être existentiel, d’un arrivisme pragmatique – nous savons que rien de tout ceci ne durera, qu’il faudra bien un jour quitter les terres irréalistes et concrètes du conte de fées pour adultes (du film d’horreur infantile, selon le point de vue) afin de réintégrer la « vraie vie », la vraie sexualité, la vraie souffrance inguérissable des êtres et du temps perdus.

Quand on s’étreint, quand on se dépense, quand on meurt, une bienheureuse fraction de seconde, quand on renaît dans un sourire inabordable, incorruptible, bouleversant, on s’extraie, consciemment ou non, de cette misère, quitte à en retrouver une seconde, à l’alimenter au prix de sa jeunesse, de sa beauté, de ses failles et de son pouvoir inutile. Peu importe, au final, votre manière de nous percevoir, car l’indulgence réflexive ne nous caractérise pas (une cruauté « naturelle » irrigue les relations entre « filles »). Innombrables et méconnues, blondes (guère naturelles), brunes, rousses (couleur des sorcières naguère), jeunes et âgées, débutantes ou survivantes, maîtresses d’elles-mêmes, de leurs organes, de leur imagerie, ou agnelles joyeuses et inquiètes en route vers l’abattoir de la psyché, amazones et vestales, bacchantes et jumelles symboliques d’une sororité, émanations incarnées, complexités contradictoires, vides vertigineux, pures apparences détentrices de vérités humaines, mortelles, tragiques et ludiques (joie dans les larmes ou l’inverse, tant pis), nous respirons, nous représentons, nous sidérons, nous ennuyons, nous simulons, nous jouissons. Notre registre ne s’apparente pas à celui des comédiennes, des actrices, des stars. Vous nous fréquentez, vous nous reconnaissez, pour de « mauvaises raisons ». Personne ne viendra fleurir notre tombe en imitant Madeleine (disons Judy) faussement perdue dans sa rêverie espagnole, simulacre charnel d’un métrage X méta et puritain ; personne pour célébrer après leur disparition la lumière fragile et futile, essentielle et si brève, d’étoiles noires effondrées dans la jouissance, l’adolescence, l’obsolescence du cinéma (art amnésique et anthropophage). Ni pécheresses ni saintes, nous essayons de vivre aujourd’hui. Des femmes attachantes, des individualités à écouter ? Qui sait. Des héroïnes de notre temps, assurément, avec émotion et ironie, avec la franchise d’un jeu de rôles et le parfum lointain d’une précieuse/dérisoire blessure originelle. 

Une collection :


Une évocation :


Commentaires

  1. Bel hommage à celles qui hantent nos nuits et nos jours et bel hommage aux disparues, dédicace à laquelle j'ajouterais Cathy Ménard ou récemment Amber Rayne (et toujours une pensée émue à l'évocation de Karen Lancome, sans qui "Baise moi" ne serait pas ce qu'il est.
    Nikola

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    Réponses
    1. Je ne connais guère Mademoiselle Ménard, mais le nom d'Amber Rayne, jeune victime d'un cocktail banal (alcool + drogue en continu), létal, reste lié au désolant et significatif "scandale James Deen" (que fit tourner Schrader, d'ailleurs) ; l'article suivant du Guardian pointe avec justesse les contradictions internes du X US, sa stigmatisation sociale et un environnement général qualifié par certaines féministes de "culture du viol" (je ne peux que souscrire à l'avis de Mr. Conner Habib : "Writers need to get their mind around sex work in a compassionate, thoughtful and wise way before reporting on it").
      https://www.theguardian.com/culture/2015/dec/04/how-stoya-took-on-james-deen-and-broke-the-porn-industrys-silence
      Toujours pas vu en entier le film préféré de Marin Karmitz, et peu pressé de le faire, mais je partage votre émotion au souvenir de Karen, l'une des intervenantes de l'assez anecdotique Exhibition 99 de John B. Root, surtout si comparé au séminal Davy avec l'inoubliable Claudine Beccarie...

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