Innocent : L’Outremangeur


Ne pas nuire mais construire, aimer plutôt que pleurnicher, durer puis savoir s’en aller…


Dans une sorte de conversation (alerte, lue d’une traite) par procuration avec le lecteur, l’auteur ne signe ni une autobiographie (cf. Ça s’est fait comme ça) ni une défense (s’excuser, se justifier, se lamenter, symptômes contemporains). On pense ce que l’on veut de Gérard Depardieu, homme attachant et clivant, acteur-comédien incontournable depuis une cinquantaine d’années (sa filmographie parle suffisamment pour lui, contrairement à celle de Philippe Torreton, anecdotique petit jésuite judicieusement et lapidairement « recadré » par l’amicale Catherine Deneuve), désormais persona ponctuelle aux sorties « scandaleuses ». Son livre, spontané, léger, colérique et pudique, souvent juste et parfois scolaire (même s’il ne fréquenta guère l’école et s’en réjouit), ne vise pas à conserver un parcours dans le formol de la Littérature (écrirait Barthes) mais à le transmettre dans son intensité, son élan, ses failles et ses cassures, comme un ami proche et lointain se confierait en toute franchise et simplicité, quitte à faire grincer quelques dents ou hausser un ou deux sourcils. Il évoque ainsi avec tendresse (et justesse) Marcel Dalio, Pierre Brasseur, Michel Simon, Jean Gabin, Jean Carmet, paraît regretter (bien qu’il prise peu toute nostalgie) la France d’avant 1968, constatant le retour indigne, généralisé, de la France que fustigeait Marcel Aymé. En réponse à Pierre Niney remerciant aux César, il rappelle l’absence des bons sentiments et l’acuité du regard cinématographique, existentiel, de Michelangelo Antonioni, Marco Ferreri, Jean-Luc Godard (un peu malmené), Bertrand Blier, Claude Chabrol, Luis Buñuel, Charlie Chaplin, Vittorio De Sica, Dino Risi, Mario Monicelli, Luigi Comencini, Bernardo Bertolucci.

Parmi les vivants, il loue les témoignages sociétaux d’Abderrahmane Sissako, Jafar Panahi, Jacques Audiard, salue l’étrangeté de Guillaume Nicloux, ou bien célèbre la mémoire de grands producteurs hexagonaux, nommés Serge Silberman, Jean-Pierre Rassam et Daniel Toscan du Plantier, se félicite de son Napoléon, ambassadeur historique et télévisé à l’étranger. À l’intérieur des cent quatre-vingt-huit pages de son arche franco-russe, on retrouve François Truffaut & Maurice Pialat, on découvre son émotion aux tableaux d’Odilon Redon, aux sanguines de Rodin, aux mobiles de Calder, aux sculptures de Germaine Richier, on lit, avec un sourire spéculaire, ses éloges-hommages à Michel Houellebecq et Marguerite Duras, on apprend, ébahi, que l’idée d’E.T. appartient à Satyajit Ray, que la trame du film de Spielberg, sur lequel il ne toucha bien sûr pas un seul demi-dollar, figurait déjà dans L’Ami de Bankubabu, on se souvient des difficultés de Fellini à financer ses derniers films. Depardieu vomit les hommes de pouvoir, tacle la République française, son (précieux) souci de laïcité, le puritanisme truqué des Américains (succès hypocrite, en cachette, du Maîtresse de Barbet Schroeder), nous donne un cours en accéléré d’histoire de la Crimée. Ses amitiés problématiques (pour autrui, par pour lui) avec Castro, Poutine, Kadyrov, Loukachenko, son admiration pour Dostoïevski, Pouchkine, Tolstoï, Maïakovski, Vladimir Vyssotski, Mille femmes blanches de Jim Fergus, There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson, Reflets dans un œil d’or de John Huston, sa fascination pour les origines, le cœur des choses, qu’il perçoit dans les pointes des flèches taillées du désert de Mauritanie durant le tournage de Fort Saganne, dans la force et la volonté des pionniers traversant la vallée (of Love) de la Mort, épousent ses rencontres avec des éleveurs désespérés, son goût cosmopolite des voyages, le souvenir de sa visite au Collège de France, afin d’y parler de son incarnation d’un Français du seizième siècle pour Le Retour de Martin Guerre, modelée sur les paysans dépeints à la limite de la bestialité par Bosch.


Dénonçant le sens incroyable de la communication des USA, auto-proclamés uniques libérateurs du monde entier, il refuse le révisionnisme sentimental de Il faut sauver le soldat Ryan, ose rapprocher le bombardement de Dresde et la destruction de Palmyre, s’interroge sur la religion, la politique, leurs liaisons très dangereuses, sur Charlie Hebdo et sur Israël entrevu à l’occasion de Hello Goodbye. Chantre d’une communion avec le mystère de la vie et de la nature, cet ancien converti à l’islam après un concert d’Oum Kalsoum apprécie saint Augustin, médite à Shaolin, critique les Lumières (L’Enfant sauvage en contre-exemple rousseauiste), la différence, les murs, loue la spiritualité de Peter Handke, Monet, Bonnard, souhaite une relation directe, par-delà les mots, la raison, la connaissance, avec le cosmos. Son innocence à lui se confond avec celle, assez folle, voire mystique, de L’Idiot ou de Boris Godounov, celle qui lui permet d’écouter religieusement Riccardo Muti dirigeant la Symphonie fantastique. Les démons du suicide (mort de Monicelli, jeté dans une cage d’escalier à quatre-vingt-quinze ans), du lâcher prise (Carmet, Barbara et son fils Guillaume), de la dépression, d’un accident de moto (méthodique et spirituel rétablissement volontaire d’un corps abîmé, à réparer), seul le présent semble capable de les conjurer, loin de l’indifférence et de l’étonnante liberté fournie par ses parents pauvres (père illettré lisant L’Humanité à l’envers) lors d’une enfance fatalement émerveillée. La cuisine, généreuse, le mariage, impossible, la liberté, l’identité, la sexualité, les femmes de sa vie et Les Femmes savantes de Molière, les enfants vivants et les spectres toujours ici (Guillaume, encore), tout se dissout in fine dans une solitude appréciée, apaisée, modeste victoire sur les dépendances alcoolisées, les contradictions essentielles et la normalité moquée.  


Depardieu, ni maintenant ni hier, ne chercha à plaire, à rassurer, à se conformer à l’ordre établi, celui du monde, de son pays, du cinéma français. Il en participa pourtant, dans un paradoxe logique, cohérent, mais avec une indépendance, une distance et une puissance indéniables. Marginal et reconnu, statue et surtout stature, personnalité secrète, évidente, drôle et attristée (par ses frères humains, par lui-même), cet ogre délicat, admirable aussi chez Claude Sautet, Claude Miller, Alain Corneau, Andrzej Wajda, Jean-Jacques Beineix, Claude Berri, Bruno Nuytten, Jean-Paul Rappeneau, Olivier Marchal, Xavier Giannoli et même Josée Dayan ou Francis Veber (double exploit en soi), par ailleurs doubleur de David Warner pour Alain Resnais (le lovecraftien Providence), de John Travolta pour Brian De Palma (le gonflé Blow Out), méritait bien cette courte évocation (la sienne, la nôtre), tandis qu’il respire et désire écrire. Ce qui suit constitue un ensemble, voulu représentatif, de « morceaux choisis » classés chronologiquement :   

Le cinéma n’est pas bienveillant, le cinéma ne doit surtout pas être bienveillant.

Le cinéma, ce doit être des dangers, des brûlots, de la dynamite, des pierres brûlantes avec lesquelles on essaie de jongler.

Pour être utile, l’art doit être dangereux.

Le cinéma doit être vrai, c’est-à-dire dangereux.

Aujourd’hui, c’est la télévision qui a le pouvoir.

Les séries, ça, ça fonctionne vraiment, parce que c’est, et depuis l’origine, un produit télé.

Quelque chose de l’identité française est passé dans le monde entier grâce à ces films et j’en suis très heureux.

C’est vraiment le bon côté de l’évolution de la télé et du cinéma, cette possibilité que la mondialisation lui donne de faire partager au monde entier une identité culturelle.

Quatre-vingt-dix-sept pour cent des films qui aujourd’hui vont dans le monde sont de langue anglaise. Il y a dix stars mondiales, ce sont tous des Américains. Devant leurs films à effets spéciaux qui ressemblent plus à des jouets qu’à du cinéma, le reste du monde peine à exister. Et ils s’y entendent pour souvent mêler habilement propagande et cinéma, leur vision des choses l’emportant sur la vérité. 

Aujourd’hui, ce qui nous tue, c’est l’ignorance.

Si on n’y prend pas garde, la France va bientôt finir par devenir une sorte de grand parc d’attractions, un Disneyland pour les étrangers.

En France, je ne vois presque plus que des gens harassés, des gens cernés.

Je parle comme un ignorant, je ne dis que ce que je vois…

Aujourd’hui on en est aux réseaux sociaux. C’est une autre époque. C’est sans doute très bien mais c’est pas ça qui va aider qui que ce soit à rester humain. C’est encore une chose qui est là pour nous prendre du temps, pour nous prendre de la vie, un temps et une vie que moi je n’ai pas envie de leur donner.

Tintin par exemple m’a toujours profondément emmerdé.

Bien avant de connaître le pays et ses habitants, j’ai été un amoureux fervent de la culture russe.

La foi, ce n’est pas la prière, la foi, c’est la vie.

Tout ce qui est autour de toi, à commencer par la nature et les gens, te donne cette foi.

Le tutoiement, ça c’est vraiment l’amour, alors que le vouvoiement est plus dans la séduction.

Les médias sont vraiment devenus comme les camisoles chimiques pour les fous.

Je suis incapable de juger quelqu’un.

Il faut savoir mourir, c’est essentiel.

Ma mort, je la vois comme une belle paix.

Savoir regarder, voir les choses, c’est vraiment l’ABC de la vie.

On dit que je suis acteur, mais je ne suis pas acteur. Je n’ai jamais voulu faire de théâtre, ni de cinéma. C’est seulement la vie qui m’a conduit dans ces eaux-là. 

Le pognon, moi je m’en fous, c’est pas une fin en soi, c’est juste un moyen d’aller au bout d’un enthousiasme.

J’ai quand même mis longtemps à comprendre pourquoi je faisais ce métier.

Puis je me suis rendu compte que c’était par plaisir, par amour des mots, des autres et de la vie. 

Et surtout, faire du théâtre ou du cinéma, c’était une bonne planque pour ne pas travailler.

Elle vient de là ma vocation.

Je n’avais pas envie de travailler, j’avais envie de vivre.

Et dans le cinéma on me donnait la possibilité de vivre dans un milieu où je pouvais croiser beaucoup de gens très vivants dont j’avais envie d’être le spectateur. C’est ce que j’ai toujours aimé dans ce milieu, l’abondance qu’on peut y trouver, les excès de vie, l’enthousiasme, une fois encore.

Le cinéma en lui-même, j’en ai jamais rien eu à foutre.

Toutes les rencontres humaines qui permettent qu’un film existe, ça oui, ça m’intéresse.

Et si ça donne 1900, La Femme d’à côté, Cyrano ou Sous le soleil de Satan, c’est tant mieux, c’est la cerise sur le gâteau.

Mais je n’en tire aucune gloire personnelle. Parce que je ne me sens pas acteur.

Je n’ai même aucune technique d’acteur.

Mon seul talent, c’est d’être absolument dans le temps, de savoir instinctivement habiter le temps présent, l’instant sans jamais lui résister ou vouloir le contrôler. 

Est-ce que je les aidés, mes enfants ? Je ne sais pas. En tout cas, je les ai aimés.

Quand tu vis intensément le présent, tu es forcément quelqu’un de tragique.

Il faut garder confiance en la vie.

L’innocence du regard sur la vie et les choses, c’est un privilège.


Commentaires

  1. Duras-Depardieu dans Le Camion : la rencontre entre une porte-parole et un corps porteur du récit https://books.openedition.org/pur/810?lang=fr
    "Une lettre oubliée" - Juliette et Guillaume Depardieu en live
    https://www.youtube.com/watch?v=xgMNT8Dv3lI

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. La définition même de l'acteur, a fortiori de l'actrice, surtout filmée par certains hommes, non ?
      Autre beau duo :
      https://www.youtube.com/watch?v=H9gbsxkVnNc

      Supprimer

Enregistrer un commentaire

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir