Les Hommes de l’ombre : Chaleur spéculaire de Charles Spaak
Puisque
l’on n’écrit pas suffisamment à propos des « paroliers » de l’écran…
Durant 15 ans d’années trente,
comme disait Jean-Pierre Jeancolas, Charles Spaak représenta, au côté de Henri Jeanson
et Jacques Prévert, un moment particulier du cinéma français : celui d’un indéniable
accord, d’un réel équilibre, d’une entente fertile entre le scénariste et le
réalisateur. La parenthèse survient dans le sillage de la production muette,
anonyme ou d’avant-garde, populaire ou esthétisante (Louis Feuillade et Marcel L’Herbier,
pour aller très vite) ; elle précède l’installation de la « qualité
française » d’après-guerre (une quinzaine d’années là aussi, depuis la
Libération jusqu’à la fin des années 50), elle-même balayée par la Nouvelle
Vague, publiquement peu favorable envers ce poste (soulignons à l’occasion la
collaboration de Jean Gruault avec François Truffaut), avant que les décennies
suivantes ne plébiscitent (ou conspuent) Danièle Thompson, Michel Audiard, Luc Besson,
Michel Blanc, Bertrand Blier, Dany Boon, Gérard Brach, Jean-Claude Carrière, Christian
Clavier, Jean-Loup Dabadie, Paul Gégauff, José Giovanni, Jean Halain, Pascal
Jardin, Claude Sautet, Éric Toledano/Olivier Nakache ou Francis Veber (liste
tout sauf exhaustive mais assez significative, convenons-en). Du reste,
Bertrand Tavernier, admirateur notoire du travail de Jean Aurenche et Pierre
Bost, évoque en compagnie de Jean Cosmos notre auteur (sous les traits de
Laurent Schilling) dans la reconstitution historique de Laissez-passer.
Ce fils de « notables »
(arts et politique) belges débute à Paris en secrétaire de son compatriote
Jacques Feyder et meurt sous le soleil d’azur en 1975 (sa fille Catherine
commence dans Le Trou bressonien de Jacques Becker puis fait ses valises pour
la péninsule, où elle devient une présence régulière de la comédie baptisée à
l’italienne, notamment dirigée par Dino Risi pour Le Fanfaron et Dario
Argento pour Le Chat à neuf queues, parmi Alberto Lattuada, point commun
avec son papa, Damiano Damiani, Marco Ferreri, Luigi Comencini, Mario
Monicelli, Mauro Bolognini, Domenico Paolella, Pasquale Squitieri et même une
certaine Monica Vitti ; on l’aperçoit itou chez Roger Vadim et Henri
Verneuil). Entre-temps, il écrit ou dialogue « sur commande » une
centaine de titres, adapte Pierre Mac Orlan, Pierre Véry, Balzac, Dostoïevski,
Dumas, Gorki, Verne, signe une intrigante pièce de théâtre (Musique
pour sourds), réalise Le Mystère Barton (whodunit de 1948 porté par Françoise
Rosay & Madeleine Robinson, éclairé par le grand Léonce-Henri Burel),
participe au Festival de Cannes en tant que membre du jury (en 1953, Jean
Cocteau préside, récompense Le Salaire de la peur) et laisse une
empreinte remarquable, éclectique (force et faiblesse, affirment les
commentateurs), cohérente, sur un imaginaire souvent (voire toujours)
« enraciné » dans un milieu précis, documenté (certains lui
reprochent son naturalisme inoffensif).
À partir de 1930, Spaak fait quelques
rencontres vraiment déterminantes, dont celles de Jean Grémillon, Georges
Lacombe, Julien Duvivier, Jean Renoir, Albert Valentin, André Cayatte ou
Georges Lampin. Naissent des collaborations suivies sur plusieurs films, au
scénario ou aux dialogues, et de ce riche corpus,
il nous plaît de retenir particulièrement Le Grand Jeu (Feyder légionnaire suggérant
le Sueurs
Froides de Hitchcock), La Kermesse héroïque, La
Belle Équipe, La Grande Illusion, Gueule
d’amour, La Fin du jour, Le ciel est à vous, Cartouche
(scénariste) et La Bandera, L’Assassinat du Père Noël, Panique,
La
nuit est mon royaume (dialoguiste). Bien moins friand de « mots
d’auteur » et autres « répliques cultes » qu’un Janson,
totalement éloigné de la « poésie » anarchisante, sentimentale et
« surréaliste » d’un Prévert, il n’oublie pas, en témoin de son
époque et, accessoirement, en employé de la Continental, de traduire un climat
temporel à peine déguisé sous les rassurants oripeaux du conte enfantin. L’Assassinat
du Père Noël de Christian-Jaque (rejeton inaugural du « diplomate »
Alfred Greven) dialogue ainsi, sans jeu de mots ou presque, de manière
étonnamment troublante avec Le Corbeau de l’atrabilaire Henri-Georges
Clouzot, ce diptyque apocryphe cartographiant brillamment, à deux ans
d’intervalle, la psyché nationale, la cristallisant au moyen d’un village
enneigé ou ensoleillé, d’un huis clos « policier » propice à révéler
l’ombre et la lumière (dans l’ensemble de leurs dégradés, de leurs nuances,
gamme métaphorique, quasi expressionniste,
en parcours de la noblesse à la vilenie, et aller-retour) des âmes sous la
chape anxiogène, quotidienne, de l’Occupation.
Pareillement, si Untel père et fils pèche
par excès de zèle cocardier, son apologie maladroite de l’esprit de résistance
(à mettre en parallèle avec le « morale pétainiste » du contemporain et
superbement mélodramatique La Fille du puisatier), Panique
dresse du retour au pays (Duvivier revient de Hollywood) un tableau infernal,
son obscurité métaphysique de manège et de damnation devant davantage à une
mystique de l’individualisme, de la monstruosité (le lynchage de Monsieur Hire
renvoie vers celui du Frankenstein de James Whale), de la
hideur généralisée, qu’au « pessimisme » « pervers et
polymorphe » de Simenon (obsédé vantard et secret adoubé par Fellini,
d’ailleurs sarcastiquement amusé par l’héroïsme épidémique de l’Hexagone en
1945). La Belle Équipe, avec sa double coda rose et grise (annonce du
méta et « décontextualisé » La Fête à Henriette) souhaitée par
la production (on connaît désormais la fin du Front populaire), rejoint le ton
doux-amer de Cartouche, la mélancolie foncière de Philippe de Broca dissimulée,
à peine, sous le souffle de l’aventure virile, ludique, en costumes, soulevant
les jolis jupons de la belle Marlène Jobert. Une même admirable présence du réel interprété
traverse la Flandre de La Kermesse héroïque et l’Allemagne
de La
Grande Illusion, une similaire ironie irrigue le machisme exotique de Gueule
d’amour et l’hospice pour has-been
de La
Fin du jour, pas seulement imputables aux talents conjugués des
cinéastes, des décorateurs.
Le scénariste, selon Spaak, donne à
entendre et d’abord à lire l’intériorité du réalisateur, met au monde les enfants de ce dernier, pourtant son art (disons
son artisanat, pour épouser l’humilité du Bruxellois) vaut bien le sien, mérite
le « crédit » d’un générique et d’un titre de propriété
(intellectuelle) reconnue par le droit en 1957 (partagée avec le compositeur et
le réalisateur, conclut le CPI, à la différence du copyright anglo-saxon soumis au producteur). Reformulons. La
filmographie précitée n’appartient pas à Charles Spaak et lui revient cependant
absolument, en termes de structure, de « nœud narratif », de diégèse,
de développement, de péripéties, de personnages, « d’atmosphère » (ta gueule, célinienne Arletty), de
trajet, de musique vocale et verbale, de rythme et d’illusion comique (ou
tragique). Duvivier, célébré ici même, Feyder, Grémillon et Renoir ne volent certes aucun des éloges que
la critique et le public leur adressent depuis déjà longtemps. Ce petit croquis
ne vise au juste qu’à pointer le projecteur sur un homme discret, un auteur à
part entière, n’en déplaise aux tenants de l’unité de l’œuvre et de la
taxinomie des thèmes. Sans rejouer le drame éventé de la paternité esthétique –
combien pour confondre encore l’auteur du scénario et celui du film ou, à
l’inverse, méconnaître l’apport fondamental du scénariste, même dédoublé, même
improvisé, même libéré de l’histoire, du réalisme, du figuratif, à tout long
métrage ? –, se remémorer l’éclat de Spaak équivaut à souligner la vitalité de
tout un vaste pan (trésors et babioles sur le même plan, pas de la même valeur)
du cinéma de France. Comment peut-on être
français, se demandent les Persans de Montesquieu. Répondons par le lieu (la
salle) et le souvenir rétif à la nostalgie, à l’embellissement
rétrospectif : dans la langue, la sensualité, la clairvoyance, la
distance, la colère, l’idéal, l’héritage et la libre pensée, la destinée
collective et la marge de la singularité, qualités hautement appréciables et à
redécouvrir volontiers dans les récits et les échanges élégants, intenses,
mesurés, adultes et sociaux de la meilleure part de Charles Spaak.
Les Adolescentes Bande-annonce VO (2020) Catherine Spaak, Christian Marquand
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