Les Démoniaques : Introducing Aurélie Verlhac


Empreintes et scripta manent, contact loin du bruit, instinct de vies croisées…


Que l’on nous autorise, en guise d’introduction, l’autocitation d’une présentation publiée naguère sur deux réseaux supposés sociaux :

Elle s’appelle Aurélie Verlhac (ce patronyme nous évoque une version adoucie des mains démoniaques de Peter Lorre), elle vit (dans sa maturité balzacienne) et travaille (en tant que plasticienne) dans une ville célèbre grâce à sa porcelaine, elle regarde « instinctivement et amoureusement » des films d’Argento, Browning, Cassavetes, Cavalier, Clouzot, Cronenberg, De Palma, Dumont, Ferrara, Polanski, Roeg, Rollin, Romero, Weir, elle écoute Daniel Darc, Nino Ferrer, Michel Houellebecq (l’estival/eschatologique Présence humaine), Iggy Pop (avec ou sans les Stooges), Pierre Vassiliu, elle lit les recueils de paroles sauvages et veloutées de Lou Reed, Bukowski, Burroughs, Kerouac, Michaux ou Vian (cette énumération sélective en parallèle personnel) ; sur son blog apparaît l’écho, auréolé, coloré, retravaillé, des travaux de Lucio (Fulci), Mario (Bava), Massimo (Dallamano), de Robert & Robert (Mulligan/Wise), de Bass (Saul) avec Brass (Tinto). Il suffit parfois d’un suivi (numérique) pour découvrir l’univers singulier autant que familier d’une artiste en ligne : ces visages entre l’effroi et l’extase, la déréliction et l’agression, l’ardeur et la stupeur, nous les reconnaissons au-delà de leur identité métamorphosée, nous les croisons au cœur de notre propre miroir, nous les apprécions en passeports sensuels et funèbres vers un territoire intime. Elle se nomme Aurélie Verlhac et comme le disait un intertitre renommé du Nosferatu selon Murnau, une fois franchi le pont (du lien infra), ses spectres (souvent au féminin, nul ne s’en plaindra) viendront à votre rencontre – ne leur résistez surtout pas…

Je vais à présent décrire précisément dix exemples plutôt « représentatifs » du travail d’Aurélie (j’emploie son prénom par affection artistique et non familiarité numérique), essayer de formuler, presque au sens chimique du terme, leur écho en moi, ce qu’ils m’inspirent (l’intéressée parle joliment « d’aspirations » à propos de ses substrats esthétiques), d’où ce passage pardonnable à la première personne. Les œuvres figurent sur l’ensemble des items de son profil « annexé » ci-après. Les intertitres me reviennent entièrement (elle ne m’en voudra pas). 

Le portail et la gare



Une bâtisse gothique aux pignons aussi pointus que chez Hawthorne se tient dans une immobilité massive, une lourde largeur horizontale de pierre tombale, derrière une élégante entrée, aux courbes métalliques Art nouveau. Des cheminées à l’arrêt, des fenêtres secrètes, l’ombre du lieu de vie étrangement désert et le soleil irradié au-dessus, couvercle baudelairien d’aveuglement atomique. Se rejoue donc, une fois de plus, l’antique lutte des antagonismes figuratifs et moraux, voire métaphysiques. L’œil se demande à qui appartient la demeure, ce qu’elle dissimule – le fameux « esprit des lieux » – et suppute une institution très sévère pour jeunes filles très revêches (une émule de la comtesse de Ségur les élève « à la dure », sans doute). Les yeux s’interrogent, qui ne savent voir qu’après réflexion, usage du zoom disponible, qui découvrent qu’une seconde image se superpose à celle du décor diurne, qu’elle le fore d’un intérieur et d’une intériorité en possible/explicite réponse. Une femme étêtée, ses jambes blanches découvertes dans la soie noire, repose allongée à l’arrière-plan, alors qu’une table crème, où reposent une lampe rouge et un livre bleu, occupe la droite du cadre. Pensionnaire ou directrice, elle semble attendre le visiteur de son royaume intime, la porte du manoir grande ouverte sur l’origine obscurément aveuglante du monde. Ailleurs, peut-être au même moment, un homme immaculé, muni d’une canne pareillement distinguée, patiente sur un quai déserté, parmi des émanations méphitiques, dans un contraste similaire entre l’ombre et la lumière, au bord d’une double voie tel un choix de vie, la rencontre de deux parallèles irréconciliables. Le fantastique naît de peu de choses, d’un peu de fumée, d’un contre-jour, mon amour. Les diaboliques diagonales indiquent un faisceau de lignes de fuite impossible, un foyer d’horizon rectangulaire emprisonné sous un pont à la Marlon (pas de beurre à Paris, merci). Il s’agit toujours de patience et de silence sur le seuil, d’invitation et de réception différées. Mais puisque le risque majeur se court à rester cloîtré, n’aie pas peur et suis-moi au pays d’Aurélie. 

L’orgasme et le spasme



Elle paraît endormie, cette femme aux allures de gisant, de prisonnière dans son uniforme numéroté (chiffre 4 pour « plan à trois » ? Nul ne le saura). Avec sa coupe à la Renée Falconetti, elle s’étire, figée, contre un pan d’obscurité, si pâle, si seule. Le rose de sa bouche rime avec celui de son mamelon, la rondeur du visage s’accorde à celle du sein dénudé. Le hors-champ, ici, prend toute son importance (et le « sujet » semble « prendre son pied », naturellement). Qui lui procure autant de plaisir, ce ravissement et pas un autre ? Que suscite cette extase sereine, cet abandon à foison (noirceur de sa toison à l’unisson de sa chevelure, supposons) ? Ah, mille questions en suspens au bout de ses lèvres, mille indices à peine délivrés par ses dents de Bérénice, brillantes dans la nuit immense du désir, de l’anéantissement fervent. Elle bouleverse et s’enfuit, autiste, en elle-même, là où rien ne peut plus l’atteindre. Alitée pour l’éternité dans sa cathédrale de chair, elle meurt au monde, innocente créature sadienne, et renaîtra vite dans un cri de délivrance et d’absence. Lui, il ne hurle plus, sa bouche exhale un râle terminal. À travers un prisme étonnamment doux, il agonise en chemise, il rend l’âme contre un mur sensuel, pigmenté comme une peau de béton. Sa face blessée, sanglante, s’orne d’une moustache-limace incongrue, se dédouble dans son ombre mortelle à quatre-vingt-dix degrés. Une vraie vanité, un portrait palliatif, pour ainsi dire, le « masque de la mort » déjà bien en place, et cependant un calme à rendre jaloux, une sorte d’aura de l’au-delà. Parvenu à la fin du chemin, tout se révèle agréablement vain, oui. Jouir, périr, se laisser aller, s’abandonner, quitter la réalité ou s’y dissoudre, les sensations amplifiées par le gouffre ou la matrice : dans chaque cas, renaissance ou trépas, on plonge en soi-même, on en revient ou pas, on s’éclaire de l’intérieur à la lueur de l’autre côté, du temps passé, scellé. Imaginons le pire – et si cette fille fêtait les funérailles de son père, libérée de son indécent regard ?

L’invisible et l’indicible



Elle voit quelque chose que nous ne voyons pas, que nous ne pouvons voir (le désirons-nous seulement ?). Elle s’abouche avec ses trois orifices – œil, nez, bouche – à ce qui l’excède, la dépasse et menace, on le devine, de l’engloutir à chaque seconde, de la soumettre dans cette pose terrifiée, décantée, digne de la sidération des victimes autrefois foudroyées par Méduse. Tous les voyeurs, par extension et conséquent les cinéphiles, le savent – risque majeur à contempler l’interdit, à s’abaisser au trou de la serrure, à dévoiler l’intimité (prioritairement des femmes, au bain, sous la douche, dans la chambre). Un rayon vert à la Rohmer borde la gauche, réminiscence, qui sait, du néon verdissant Judy à Frisco selon Hitchcock, amateur notoire de cris féminins, avec grand orchestre et bambin en danger ou uniquement accompagnés de violons coupants. Sous l’insupportable pression de l’événement absent, cette épiphanie à nous-mêmes abolie, qu’il faut imaginer à la manière des abominations de Lovecraft intraduisibles par la langue du dix-huitième siècle (HPL, confrère improvisé du marquis embastillé, identique explorateur de ce qui se dérobe à la raison, l’épuise par excès, arithmétique, cosmique, anachronique, priapique), les traits se défont, fusionnent avec des étincelles, un feu brûlant, littéralement dévorant, issu de l’intérieur. La femme en train de fondre conserve encore ses yeux mais déjà plus son visage, corrompu par une démence lumineuse qui la recompose. Idem pour le gamin nous fixant, nous sondant dans sa nuit à lui, ovale flou, reconfiguration (ou préfiguration) du tueur de Wes Craven adepte de Munch. Le visage-paysage devient out of focus car il appartient à l’enfance, cette part de chacun enterrée par les années, dissipée dans les replis de la vie. Dans les deux cas, nous assistons à un évanouissement de l’identité, à un effacement de ses caractéristiques anatomiques, faciales, familières. Le miroir ne déforme plus, le visage se trahit de lui-même, accélère sa mutation, démontre une contamination supérieure et banale. Une femme disparaît, un enfant se tait, mystère des apparences en pure partance.

Les murs et les tours



Tu peux bien crier jusqu’à la fin des temps auparavant advenue, nul ne t’entendra et ne viendra te secourir dans ta prison de pierre, ce piège en mouvement lentement, oh, très lentement, refermé sur toi, sur ton thorax bientôt brisé, sur ton appel désespéré au crépuscule (de tes jours). Sens-tu le grain rugueux sous tes mains qui frappent et repoussent en vain ? Perçois-tu la fraîcheur âcre du sépulcre quand l’été brille encore au-dehors ? À vrai dire, tu te débats pour rien, tu réclames un espace, une respiration, que ton roi ne t’accordera. Tous, nous nous débattons comme toi. Tous, nous gueulons « à pleins poumons » en enterrés vivants, en Lazare réveillé trop tard (ou alors trop tôt). Un bracelet de princesse assyrienne attire la lumière pourpre et bleue à ton poignet charmant, mais l’espoir s’efface au creux des cloisons, architecture, tu peux en être sûre, de ta propre oraison, en hommage à ta raison perdue entre quatre murs murmurés. Les deux filles se perdent à leur tour entre les tours nocturnes, demi-spectres, demi-sœurs, amantes à demi, adolescentes transies dans la nuit sur la défensive. Elles errent entre des immeubles de verre, elles s’étreignent en naufragées de la cité, la blonde aux yeux levés, la rousse à la frimousse baissée, vaincue. Elles marchent cernées par la géométrie carcérale, par ces scintillements glaçants, glacés, par ces signes obliques et phalliques ne signifiant plus rien. Traque sans matraque, nuit sans fin, êtres sans destin sinon celui d’avancer vers leur destinée de sacrifiées, de solitaires abandonnées sur l’autel de la modernité. « Filles faciles », « femmes de mauvaise vie », passagères du train du soir et cariatides d’une « jungle d’asphalte », elles usent leurs godasses sur le macadam de Paname, elles se transforment en fourmis pour la myriade d’observateurs insomniaques. Et tandis que les totems urbains, dépourvus d’urbanité, font le guet dans leur dos, que le jour insouciant commence à poindre dans le ciel bleu, elles s’évaporent en parfums perfides et poignants au firmament désenchanté du grand cimetière sous la lune exilée. Brigitte, Brigitte, ne vois-tu rien venir ?

Le pré puis la forêt



Le ciel, la colline, l’arbre, le terrain, la haie pasteurisée concourent à créer une harmonie factice, un éden américain, rural, d’avant la Chute capitaliste, d’avant la parade sinistre d’un improbable Donald Trump. Pourtant David Lynch souleva le tapis US afin de nous montrer la guerre des insectes, leur grouillement latent, patient, fascinant. Du velours bleu ? Des cieux de cyanure, une nature dressée, domptée, en témoignage de majesté horticole, en réalisation de la philosophie paysagiste de Poe. Ordre, symétrie, équilibre, régularité : par-delà la barrière métonymique de carte postale, d’image d’Épinal, se tiennent l’horreur vertigineuse, le revers du territoire, le domaine du noir. La multiplication de l’artefact, sa négation par le nombre, héritage de Warhol, annule son ordonnance et laisse émaner sa toxicité. Devant ce mandala domestiqué, phosphoré, on se retrouve saisi de vide, le bleu, le vert et le marron dansent et s’animent en bandes horizontales privées de profondeur, en monstruosités réversibles, spéculaires, miroitées dans leur propre reflet jusqu’à la nausée. La chimère de la conquête de l’Ouest se déleste de sa grandeur et se donne à voir en mythe miteux à la Redford. Peu importe qui viendra chuchoter à l’oreille du cheval envolé, la représentation du monde affiche son imposture d’Americana autrement altérée. La présence humaine qu’elle refuse, nie dans son déploiement artificiel, il convient d’aller la chercher dans une forêt de poche, un peu cheap, un peu moche, avec sa frontière de rocaille imitant le jardinage japonais (bonsaï en option). La femme au tailleur gris (Madeleine Elster ne cesse de faire retour) s’immobilise dans sa peur, aux aguets, un chouïa voûtée. Le moment s’éternise dans le bruissement vert, elle prend la pose d’une danseuse ou d’une artiste de cirque sur la piste grise, héroïne hiératique assez stricte. S’il nous plaisait d’affabuler, de raconter des histoires au miroir de l’art, on jurerait qu’il s’agit d’Aurélie apparemment perdue dans son labyrinthe végétal, plasticienne à défaut de végétarienne, démiurge au cœur de ses créations, motif fondateur, charmeur, de la mosaïque électrique…       

Ici s’achève, provisoirement, le voyage verbal et visuel. Au lecteur frondeur, à la lectrice complice, de s’immiscer à notre suite dans l’univers de Mademoiselle Verlhac. D’autres démons, de pareilles merveilles, se montreront à eux, veilleront sur leur sommeil les yeux grands ouverts. La décharge internationale abrite moult trésors. L’émotion nous disqualifie, nous grandit. L’écriture adulte devrait se confronter aux arts graphiques, à la musique, à la littérature, au cinéma, à la politique, à l’économie, à l’actualité, à la psyché individuelle ou collective. La vie nous tue et toutefois nous offre une avérée beauté à célébrer. 

     

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