New World : Election


Comment succéder à un prédateur défunt ? En semant autour de soi les « graines de la discorde » et en récoltant au bon moment les fruits rougis de l’arrivisme…  


« Toute cette violence… » se lamentait Eliot Ness au terme des Incorruptibles signé De Palma/Mamet. À la fin de New World, Ja-sung siège littéralement sur le toit du monde, dans le beau bureau de la Goldmoon, ce syndicat du crime (un salut à John Woo, of  course) à l’image d’un trust industriel, le gangstérisme en reflet naturel, à peine extrême (Orient) du capitalisme, et inversement, évidemment. Pour en arriver là, il lui fallut bien du courage (chantait Brel à propos de ses vieux amants) et surtout moult outrages (un clin d’œil à Kitano, certo), l’exécution inaugurale d’un supposé traître, avec coups de marteau dans un entrepôt à contre-jour, comme un simple exercice pour le grand massacre final, enchaînement vertigineux d’assassinats en jeu de dominos macabre et inéluctable. Sur la route ensanglantée de son ascension vers les sommets de la déréliction, notre flic infiltré depuis trop longtemps, qui s’adresse à son supérieur manipulateur à l’instar d’un vulgaire truand, va risquer gros, va faillir perdre son sang-froid (« Je ne savais pas que tu pouvais avoir une plus sale gueule » le chambre son « grand frère » mortifère, adepte du toc, lunettes, montres, GPS, et de la pelle mortelle, sa vengeance inattendue sur une autre taupe policière en écho à celle de De Niro/Capone via une batte de baseball au cours d’un dîner de gala). Pendant ce temps, sa femme, elle-même amendée d’un passé de père toxico et de putain de bar par le commissaire (le « chef de section ») intéressé, perdra leur enfant, tandis que son professeur de go, séduisant agent impressionnant par le calme de sa riposte à un fatal guet-apens, perdra la vie, accroupie dans un tonneau bientôt jeté à l’eau, traditionnel cimetière marin du « genre », torturée mais taciturne, abattue à bout pourtant par le héros dans sa miséricorde armée.


Signalons de surcroît, dans un registre similaire, une scène vraiment d’anthologie au sein d’un ascenseur à faire pâlir celui de Dick Maas, débutée par une baston homérique dans un parking infernal (le film entier s’apparente à la chronique méthodique de morts annoncées, même le rare soleil y luit de manière malveillante). Face à cette brutalité filmée avec une virtuosité de quasi débutant, on retrouve une sentimentalité latente, une sorte d’histoire d’amitié (d’amour ?) entre deux hommes que tout devrait opposer, qui finissent cependant par se ressembler, l’un cédant en quelque sorte sa place à l’autre, ne se battant plus pour survivre, le sommant de choisir son camp et d’être très fort s’il veut continuer à respirer dans ce milieu détestable, asphyxiant, anxiogène. Contrairement à ce qu’affirme l’adage, l’habit (et le « salaire » de l’illégalité) fait le moine, le décor déteint sur le transfuge, moule et rocher balzaciens indissolublement liés pour le pire. Si le flic veut tant quitter son cadre de vie imposé, aspire à un monde nouveau, meilleur, quelque part à l’étranger, où tout recommencer pacifiquement à zéro, sans doute désire-t-il en secret, avec une énergie parallèle, y demeurer, y prospérer, devenir le maître du marigot, le boss du business, objectif atteint in fine, au prix du meurtre, de la trahison, de la solitude. Figure tragique, pantin shakespearien coréen, le caméléon, comme chez Graham Greene ou Philip K. Dick, en vient à se prendre pour sa couverture, à s’en draper avec une arrogance sereine au bout de l’hécatombe, un épilogue sis dans le passé nous démontrant le plaisir déjà pris au seuil de sa mission risquée, en dérouillant toute une assemblée patibulaire en duo avec son copain pisseur.


Boucle bouclée d’un opus conçu comme le volet central d’une trilogie (on attend toujours la préquelle et la suite) qui ose s’inscrire dans un sillage assez peu représenté là-bas, qui souligne au passage l’intégration ratée (ou problématique) des populations d’origine chinoise, caractéristique, dixit le réalisateur, de la géopolitique locale, qui paie son tribut vivant et non nécrophile à des hérauts admirés (Park Hoon-jung énonce le Coppola du Parrain, le Lau de Infernal Affairs, le To de Election et le Cronenberg des Promesses de l’ombre, imparable quatuor de mentors). Violent, élégant, New World s’avère également très ironique dans sa description mouvementée, assurée, d’une irrésistible « promotion » à l’intérieur d’un système où chacun s’allie et se trahit avec une écœurante facilité. Dans cet océan trouble et limpide de manipulations, de renversements de situations, de chantages plus ou moins implicites, le seul acte réellement vertueux et gratuit – Chung garde le dossier de Ja-sung dans un coffre-fort fermé à clef, le renvoie vers lui en ultime cadeau-preuve de complicité (double acception) – vient de l’adversaire, du hors-la-loi, alors que le commissaire, bien qu’il refuse un pot-de-vin « pâtissier », constitue un roi déchu, un ogre sur le déclin, un maîtres des marionnettes sur le point de succomber sous le poids immoral de ses multiples complots (ivre, il avoue vouloir démissionner après cette dernière affaire).


Jamais lyrique ni statique, ce film de scénariste, verbal et non verbeux, dont il convient de louer la rigueur d’écriture, de structure, de direction d’acteurs (irréprochables Song Ji-hyo, Park Rosa, Lee Jung-jae, Hwang Jung-min, Choi Min-sik, Park Sung-woon), charme par ses promesses de réalisation, par sa façon souveraine, dense, de donner à voir un récit où chaque mot vaut un projectile (armes à feu interdites, par conséquent recours à l’arme blanche !), où la durée (deux heures dix) permet d’afficher une riche série d’événements, de péripéties, parfaitement agencés, rythmés, saisis dans une idoine lumière d’outre-tombe mêlée aux néons glacés des sociétés consuméristes et ploutocratiques internationales (l’argent parle toutes les langues, se joue des couleurs de peau, des cultures et des mythologies nationales). Œuvre désenchantée sur le pouvoir, sur des hommes dangereux réunis en un « panier de crabes » (ou de scorpions wellesiens) bien peu ragoûtant – contraste avec la beauté des plans, des costumes, des lieux (le temple d’enterrement dédoublé) –, sur des femmes sacrifiées sur l’autel du pouvoir, de la loi, de la mafia (clique asiatique pas encore pénétrée en Corée, nous assure le cinéaste), New World ne décrit pas un monde nouveau, un triptyque utopique (trois protagonistes, trois destinées, trois désirs et possibilités d’avenir) mais les ruines contemporaines d’un univers entropique, définitivement tourné vers l’auto-élimination de ses principaux membres, paraissant atteint d’une maladie auto-immune davantage redoutable pour cet écosystème essentiel et marginal que toutes les manigances discutables des hypothétiques forces de l’ordre, appliquant à leurs propres dépens la vielle stratégie du diviser pour mieux régner.


La guerre de succession, de clans, de générations, des sexes, des éthiques (ou de leur absence) se déroule dans des restaurants antagonistes, à l’hôpital capital, au passage à niveau et au feu rouge (liminaire accident, tout sauf accidentel, du patriarche escroc et fornicateur, en signal du départ de la course fratricide), dans un stade vide ou un gymnase désaffecté au centre duquel trône une piscine insalubre, ersatz miséreux de son homologue très kitsch chez Tony Montana (le flic et le voyou périront à l’unisson, la coupe de l’hubris bue jusqu’à la lie dans l’eau saumâtre de leurs crimes, les pièces de monnaie agitées dans la paume du gangster chipées à George Raft). Un thème mélodique, mélancolique, entêtant, de Jo Yeong-wook, fidèle acolyte de Park Chan-wook, accompagne l’ensemble, revient par intervalles, leitmotiv à la clarinette puis à l’orchestre d’une assomption vite équivalente à une descente aux enfers profane dans les ténèbres urbaines et les abysses de l’identité. On s’en souvient, J’ai rencontré le Diable, écrit par notre auteur, se concluait selon une terrible ressemblance entre « l’autiste » et le « justicier », le bourreau et sa victime (collatérale), reprise asiatique d’un fameux aphorisme nietzschéen sur la réflexivité de l’abîme, sur le risque métaphysique encouru à trop s’y mirer. Ja-sung, parvenu au barreau suprême de l’échelle des parvenus (cf. son rival en pseudo-aristocrate de la pègre réclamant sa cigarette du condamné, éclatant auparavant de colère au seul énoncé de son nom en prison), se reconnaît dans le « monstre » qu’il flanquait, espionnait, contrôlait (le projet initial de juguler le cartel se transforme dans la dernière partie en sa destruction effective, couplée à une autodestruction de la police) : non pas ou plus new world mais bien new man, celui fui dans le miroir pluvieux d’une vitre de taxi, celui tapi dans les profondeurs de la psyché pendant toutes ces années, huit ans de « balance », huit ans pour rencontrer sa vraie personnalité, à peine quelques jours intenses pour l’assimiler, l’adopter.


En cela, New World se démarque de ses célèbres et (presque) innombrables prédécesseurs, apporte une touche de radicalité méphistophélique. Adieu au jeu du chat et de la souris, à la tension et à l’écartèlement entre la noblesse et la bassesse, les masques sociaux et les postures professionnelles. La mission (la « carrière »), réussie au-delà de toutes les espérances cachées, se solde par une nouvelle persona indélébile, sarcastique, l’avènement d’un antéchrist policé, « bien sapé », d’une prestance et d’une tranquillité inhumaines. Libéré de ses serments, de son uniforme de « bleu » recruté sous un tunnel dans une voiture étouffante, le policier, fumant avec distinction, détourne la tête vers son empire aperçu à travers le verre, contredit la juste attention portée aux personnages (aux caractères), aux visages, aux séismes invisibles ou trop évidents des émotions (il sue à verse sur le quai inondé, confronté aux deux agents découverts, martyrisés), Melmoth machiavélique de Séoul au pinacle après le franchissement harassant de tous les obstacles. Sous l’étude de mœurs en milieu (carcéral) fermé, derrière l’alibi « sociologique », par-delà la brillance d’une forme idiosyncrasique de la cinématographie du pays (audacieuse association des tons, par exemple avec les tueurs drolatiques et impitoyables, plénitude expressive à tous les postes, notamment à celui du montage, effectué dans la fluidité surannée de fondus au noir faustiens), apparaît alors le portrait de trois âmes en peine fusionnées en une seule, celle du navrant et puissant survivant. La victoire provisoire du Mal ne saurait tromper – dans un autre volet, Park Hoong-jung nous racontera sûrement sa défaite, sa chute à la hauteur de sa position actuelle, en bonne logique catholique (religion chrétienne majoritaire en Corée, rappel superflu).


Les polars de Woo, baignés par/dans une imagerie spéculaire de colombes gracieuses et de démons christiques un pistolet dans chaque main, nous reviennent en mémoire, pourtant tamisés par un esprit rationnel, mathématique, rétif à l’opéra, au spectacle de la violence (au cinéma, on n’observe que sa représentation, sa « sublimation » ou sa « sécheresse », dans la « vraie vie », on l’encaisse ou on l’exerce au quotidien). La métonymie du jeu de go se révèle une métaphore extensible aux dimensions du drame, avancée ou retrait (définitif) de pions ni noirs ni blancs, infiniment gris, damnés (damés), isolés dans leur funèbre procession collective (« On peut tous crever » renseigne un supérieur au commissariat, dans la pénombre du plan bien sûr nié s’il échoue). Affaires infernales, en vérité, vouées au feu noir (CV incendié dans une poubelle) de la haine froide ou de la rage embrasée, aux stratégies à vue et aux fragilités malvenues. Grâce à tous ces éléments, à leur impact cumulé, New World s’impose en perle prometteuse, judicieusement primée par les festivals (à Beaune, histoire de rester dans l’Hexagone) et donne envie de découvrir les futurs travaux d’un scénariste-réalisateur à suivre (en enfer)...   

          

Commentaires

  1. Si pour une fois le policier qui est Lee Jung-Jae s'assoit sur le trône, c'est peut-être parce que il n'y a plus de trace de lui dans les archives de la police et que il a plus vécu étant gangster que policier, et qui plus hérite d'un trône qu'il n'avait pas demandé.Et la dernière scène du film nous montre Lee Jung-Jae et Hwang Jung-Min nous les présentant comme deux bons amis qui rentre dans un bar pour se battre contre un gang d'ou l'hypothétique scène qui nous ramène a l'hôpital où Jung-Min lui laisse son cadeau qui n'est autre que la vie.

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    1. "Un roi sans divertissement est un homme plein de misères" pensait Pascal. Ja-sung se verra-t-il lui-même un jour détrôné dans son royaume usurpé rempli de bruit et de fureur ? Le film suivant nous le dira peut-être. Oui, un cadeau hors de prix que la vie sauve, mais aussi empoisonné : le traître à découvert, l’ancien ami de galère, ne peut plus reculer, choisit finalement le pire (?) des camps ; Le seul moyen de se débarrasser d'une tentation est d'y céder" souriait Oscar Wilde…

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