Un homme intègre : La Grotte des rêves perdus
Enlisement à Téhéran, seconde chance de souffrance, dénouement de
damnation.
Fritz Lang prétendait-plaisantait que
le Scope ne servait qu’à filmer des serpents et des enterrements. Dans Un
homme intègre, le format large matérialise à l’écran l’enfermement du
protagoniste éleveur de poissons, pas de pythons, et deux ou trois surcadrages
d’obscurité directement hérités du dernier plan de La Prisonnière du désert
(Ford, 1956) renforcent l’absence d’horizon, de solution. Western et thriller de
stagnation, de lenteur, ce métrage innervé par une rage rationnelle nous conte
les déboires d’un pisciculteur nordiste cerné par une corruption généralisée,
pour ainsi dire ontologique. Ici, en Iran, en 2017, une adolescente peut bien
se suicider hors-champ car renvoyée de son lycée pour non-conformité de foi, se
voir interdire une simple sépulture charitable en impitoyable cimetière
musulman, et des mecs se disant envoyés par la mosquée du coin débouler chez l’innocent
trafiquant d’alcool de pastèque à la recherche de bouteilles suspectes,
Dieu, Allah, ce que l’on voudra, paraît définitivement absent de l’environnement
humain et naturel, de ciel plombé, de cœurs fermés. Sans le financement des
OTSI, avec les renforts de la Tchéquie, Mohammad Rasoulof cartographie en
quadra un pays régi par la peur, la rancœur, le machiavélisme et le
provincialisme. Pas de titre, pas de générique, pas de musique : immersion
immédiate du spectateur occidental, a
priori cinéphile cosmopolite, parmi une réalité transposée certes localisée
mais délocalisable, irréductible à cet Orient navrant, navré de vous décevoir.
Ce village vicié, vicieux, peuplé de vieux hargneux, dont on dit qu’ils tuèrent
leur propre fille, qui s’éliminent entre eux, on le connaît, on ne le reconnaît
que trop, au moins depuis Le Corbeau de Clouzot (1943).
Cette question cruciale de l’eau, de
son approvisionnement, renouvellement, confiscation, contamination, elle
occupait déjà le cœur et le chœur de Manon des sources, la version sortie
en 1952 de Pagnol, pas la bouse de Berri (1986). Comme l’affirmait un personnage de Yakuza
(Pollack, 1974), je renvoie vers mon texte imagé, un Américain qui craque ouvre
une fenêtre et descend un tas d’étrangers tandis qu’un Japonais ferme celle-ci
et s’éventre. Que fait un Iranien quand on ne lui accorde rien, quand on lui
prend tout, quand même son mariage menace naufrage ? Pour savourer Le
Goût de la cerise (Kiarostami, 1997), Reza repassera, sa bouche, sa vie
et son lit s’emplissent d’une amertume semblant sur le point de se déverser
dans les rues terreuses à la De Niro en coda écarlate de Taxi Driver (Scorsese, 1976).
Pourtant il n’explose ni n’implose, il préfère se réfugier à intervalles
réguliers dans une sorte de source caverneuse où siroter sa gnôle pas
calamiteuse. L’ultime plan plonge d’ailleurs dans un fondu au noir le plongeur
de malheur, l’assassin pour rien, l’épris de vertu devenu un meurtrier de
prisonnier autrefois puissant, bravo à la coco planquée dans une boulette d’opium. Dos tourné, face à sa conscience,
à quoi peut-il bien penser, sinon au fiasco de sa stratégie, piège in fine refermé sur celui qui décida de
payer ses arriérés de crédit, tant pis pour le surplus des agios, pour les
pots-de-vin sereins, qui défia la compagnie des eaux, qui pensait être soutenu
par le conseil municipal, tu parles. Au prix d’une vie, de la disparition
cachée in situ, gardien graissé
aussi, tenu par les couilles de la magouille, d’un ennemi lui-même
instrumentalisé, in extremis blanchi,
eh oui, des méfaits précités, à tort à lui attribués, le voici promu futur
maire, annonce faite aux funérailles du rival, et en outre promis représentant
de l’organisme honni.
Cela ne suffit pas, il doit boire
l’infamie jusqu’à la lie – un papy lui apprend que celui qui manigança le
trépas d’Abbas, qui tira les ficelles du pantin parano, se trouve dans son
entourage, gaffe, mon gars. Mohammad Rasoulof manie l’ironie avec une cruauté
honorable, il ose en sus suggérer une scène d’amour comme au temps métaphorique
du Hollywood corseté par le code Hays : l’épouse ôte son voile, sourit,
une casserole de lait allumée déborde, amusante et innovante figuration d’éjaculation
en rime avec le feu d’artifice de La Main au collet (Hitchcock, 1955)
ou le champagne de Crying Freeman (Gans, 1995). La liberté s’avère bel et bien un
fantôme, un salut à Buñuel, et Un homme intègre prend de manière
idoine les allures d’un film fantastique, eschatologique, clin d’œil aux
corbeaux des Oiseaux (Hitchcock, 1963) inclus, d’une nation-nécropole
parsemée de morts-vivants, de zombies
plaqués sur le gris du souci. En visite d’avocat à Téhéran, Reza retrouve la
femme d’un camarade de faculté bouclé à l’ombre, romancier gardant le moral. Si,
là-bas itou, on peut faire du fric et s’habiller chic, gare à ceux qui
voudraient penser, dénoncer, traduire, rebâtir. Terre vaine à la Eliot, l’Iran
de Rasoulof résonne également avec les paysages paupérisés, damnés, d’un
Tarkovski ou d’un Tarr. Lorsque s’embrase en pleine nuit la ferme familiale,
son homologue du Sacrifice (1986) refait surface. Rétif au manichéisme, le
cinéaste-scénariste souligne l’interchangeabilité des rôles et portraiture la culpabilité
partagée, progressive, du héros exilé à la campagne, sa violence rentrée, son
usage névrotique de la douche, sur lui ou son fils, naïveté de purification à
la maison. Personne ne peut échapper à l’emprise du pire et chacun se compromet
à un moment ou à un autre.
Il s’agit donc d’une cosmogonie
infernale, placée sous le signe funeste de l’entropie, verrouillée à coup de
cadres millimétrés, de caméra fixe maléfique, de gros plans et de
champs-contrechamps malaisants. Bien épaulé par son couple d’actrice résiliente
et d’acteur buté, citons les noms à retenir de Soudabeh Beizaee & Reza
Akhlaghirad, bien servi par l’évocatrice photographie en monochromie de Ashkan
Ashkani, l’auteur livre une œuvre âpre et populaire, jamais auteuriste et
toujours lucide. La mondialisation capitaliste, consumériste, se fiche des
limites et par conséquent un gosse d’Iran, tant mieux, tant pis, aspire à son
tour à l’acquisition d’une console de jeu vidéo. Alors que sa femme forte et
fragile dirige une école réservée aux filles, son bureau muni de barreaux, Reza
transite par le commissariat, le tribunal, la prison, prend le car, dialogue en bagnole, espace encore
un peu préservé, propice à une intimité non surveillée, en écho aux travaux du
compatriote, confrère et collaborateur Jafar Panahi, montez avec moi à bord de Taxi
Téhéran (2015). En réalité, il ne va nulle part, il ne peut s’extraire
d’une nasse plus étroite que celle retenant la poiscaille. Pion sur
l’échiquier darwinien, proie puis prédateur de la chaîne alimentaire bipède,
Reza coule lentement et sûrement vers des abysses d’immondices, d’aliénation
téléguidée. « La fierté des hommes crée parfois des problèmes que seule
l’intelligence des femmes peut résoudre » explique Hadis à la gamine
d’Abbas, chantage d’occase. Les mecs, assureur ou directeur d’établissement
scolaire, alternent l’aide et le sarcasme. Rasoulof ne filme pas des salauds
intégraux et laisse à autrui, aux Laurel & Hardy de l’engagement
bien-pensant, de la rance récompense de Croisette, de l’obscénité de mauvais
mélo misérabiliste avec vigile de supermarché + enfant handicapé, j’évoque
évidemment l’émétique La Loi du marché (Brizé, 2015),
l’indignation de saison.
En Iran, mon grand, le cinéma politique équivaut davantage qu’à un pléonasme, il s’impose en nécessité, en sacerdoce à tes
risques et périls, le réalisateur le sait par cœur, sans surprise inquiété par
des autorités dépourvues de piété, d’intégrité, d’égalité. Cela ne signifie que
l’on doive renoncer au ciné, se complaire dans le pathos ou le pensum. Un homme intègre ne
prêche pas, il émeut, ne dénonce pas, il observe, ne console pas, il accomplit
le mouvement de broiement du mécanisme claniste, machiste, malsain, pharisien,
jusqu’au bout, jusqu’au dégoût. Au contraire du beau-frère pragmatique,
magnanime, efficace et à distance, Reza ne se résout pas à manger de ce pain-là
et la victoire de ce vaincu réside dans l’opus
lui-même, constat terrible et nonobstant stimulant, démonstration élégante et
discrètement vibrante d’un art capable de regarder en face le monde, l’immonde,
la beauté d’un visage aimé, ravagé, le mystère d’un mur de pierre ou de chair. Allez,
ne manquez pas de croiser la route en déroute de ce type atypique, d’accorder
presque deux heures denses, tendues, à ce métrage bienvenu. Peut-être que
l’honneur ne sert qu’une fois, en effet, à l’instar des allumettes,
philosophait le Marcel de Provence ; raison supplémentaire pour faire ce
cinéma-là, moral et pas moralisateur, lesté de valeurs, pas poseur, sincère et
en colère, radical et sentimental.
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