Un espion de trop : Terreur sur la ligne


Faux numéro ? Titre tiré « de derrière les fagots » à déguster aussitôt.


La bombe humaine
Tu la tiens dans ta main
Tu as l’détonateur juste à côté du cœur
La bombe humaine
C’est toi, elle t’appartient
Si tu laisses quelqu’un prendre en main ton destin
C’est la fin

Téléphone, 1979

Dans Un espion de trop (1977), Don Siegel reprend la paranoïa de L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) et module le tandem/la duplicité de Two Mules for Sister Sara (1970) : de bons citoyens américains se révèlent des Russes terroristes, suicidaires, et Barbara joue un double jeu d’agent double, espionne du KGB puis de la CIA. Le scénario cosmopolite, ludique, ironique, de Peter Hyams & Stirling Silliphant, d’après un roman de Walter Wager, par ailleurs père putatif de 58 minutes pour vivre, possède une structure itérative et duelle, puisque nous assistons aux mauvaises actions des automates téléguidés du stalinien Donald Pleasence et à sa traque en couple, sur la route, par Charles Bronson & Lee Remick, union sacrée de l’Est et de l’Ouest afin de désamorcer une possible crise diplomatique en pleine période dite de détente. Comme chez Philip K. Dick, relisez l’admirable Substance Mort, le meilleur espion en vient à ne plus pouvoir discerner sa panoplie de son identité, seconde nature d’imposture prise pour la première, la soi-disant singulière. De manière amusante, nos époux factices finiront par former un vrai mariage, par se connaître bibliquement, charnellement, hors-champ, un motel à l’intitulé explicite d’heure heureuse en ultime étape d’une chasse guère laborieuse. Peut-être la part la plus émouvante de ce métrage encore méconnu réside-t-elle ici, dans cette histoire d’amour entre deux êtres d’âge mûr, pas immatures, entre un taiseux et une têtue, entre un homme et une femme sans passé, pas sans avenir, tant pis pour les suites funestes prévues de la mission accomplie. Greg échappe à sa condamnation à mort bilatérale, mieux, il se trouve une égale, une partenaire d’action(s) et de cœur.



Un espion de trop repose en partie sur un duo très attachant, sensible, intrépide, qui évoque un peu ceux d’Ann-Margret & Jean-Louis Trintignant dans Un homme est mort de Jacques Deray, sorti cinq ans plus tôt, de… Lee Remick & Lino Ventura dans The Medusa Touch consécutif, plaqué or, de Jack Gold. Bien entourés, même à distance, par le sieur Pleasence, par Patrick Magee et surtout Tyne Daly, précédemment policière au côté d’Eastwood pour L’inspecteur ne renonce jamais, dorénavant informaticienne futée, célibataire, récompensée par son supérieur (pas prédateur) d’une bise sur la bouche, Lee & Charley (pas Varrick) retravaillent la dialectique chamailleries/retrouvailles de la comédie sentimentale US, une pensée pour Claudette Colbert & Clark Gable dans le pareillement picaresque New York-Miami de Capra, voilà, voilà. Certes binaire et cependant à aucune seconde manichéen, Telefon prend acte du féminisme de l’époque, d’une parité avérée, point redoutée, au contraire, juste avant de visiter l’univers purement masculin et fermé de L’Évadé d’Alcatraz (1979). Si, dans Les Proies (1971), Don relisait le gothique sudiste en cauchemar d’émasculation-amputation mettant à mal la persona de Clint, il signe six ans ensuite un film fondamentalement sentimental et lumineux, plus proche du romantisme solaire de La Mort aux trousses, bien saisi par le end title de Lalo Schifrin, que des enquêtes complotistes de ses contemporains Coppola (Conversation secrète), Pakula (À cause d’un assassinat + Les Hommes du président) ou Pollack (Les Trois Jours du Condor). L’idéologie et son conflit se voient évacués au profit de la psychose, du silence et de l’indépendance, le petit carnet noir contenant les noms des agents en sommeil in extremis déchiré le temps d’un appel sous forme de menace émancipatrice.



Greg fait ce qu’il sait faire, à des années-lumière du croisé communiste, et ce pragmatisme presque sportif (il entraîne des minots au pays bientôt de Poutine), cette modestie d’artisan, pas de type (trop) pensant, renvoient bien sûr vers l’humilité de Siegel, auteur pourtant rétif à l’auteurisme et pour le coup produit par le kubrickien James B. Harris. La répétition citée supra, série d’attentats identiques et différenciés, rime littéralement avec le sésame de déclenchement, vers fameux de Robert Frost repris par le Stephen King de Salem et le Gaspard Noé de Love (je cite moi-même ce poème enneigé en prélude à l’album de Yakuza, allez-y voir, pourquoi pas). Autour des tourtereaux pas falots apparaissent des silhouettes de mégères, de mecs démissionnaires, d’une mère en pleurs durant le prologue moscovite, son fils sans doute enfoui dans un goulag refroidissant. Un espion de trop permet en outre de démonter définitivement la réputation droitiste du cinéaste et de lire dans L’Invasion des profanateurs de sépultures autre chose qu’une parabole laïque sur le péril rouge à base d’extra-terrestres de SF potagère. Tel Fuller (Shock Corridor, davantage sarcastique et sociologique), Siegel s’intéresse à la folie en filigrane, à la sauvagerie endormie, vite réveillée dans la jungle des villes, celle de Dirty Harry ou du transfuge Grigori. La séquence la plus troublante de Telefon accompagne une mère solitaire, isolée, dotée de dynamite et d’une capsule de cyanure, qui présage les ravages actuels, ponctuels, des kamikazes de sexe féminin munies de ceintures explosives. Là encore, le film s’imprègne d’un féminisme contextuel innervé par les pulsions de mort d’une certaine Médée, à tort et culturellement estimées contre nature (maternelle).



Mais DS, à l’image de moult réalisateurs de la même génération, par exemple Sam Peckinpah, avec lequel il bossa, qu’il aida au crépuscule de sa carrière, prenait la représentation de la violence au sérieux et n’en abusait pas, savait lui conserver son plein impact (sudden dirait Eastwood), cf. À bout portant. Tandis que les actes orientés visent des installations désormais caduques, dépourvues de valeur stratégique, on ne compte qu’un cadavre ou deux (Lee déguisée en infirmière létale d’ombre murale), notamment celui de Nicolai, étranglé par Greg dans une cabine téléphonique intérieure de diner, à proximité d’un piano mécanique à la Griffith et de la panique causée par Miss Remick, l’actrice réellement regrettée renversant la vitrine d’un crotale texan promis à un trépas facial par balle, de quoi horrifier les membres de la SPA locale. Ni Un crime dans la tête (Frankenheimer, 1962), ni Double Détente (Hill, 1982), Un espion de trop se tient à hauteur d’homme (et de femme), délaisse l’appareil étatique, informatique ou pas, expurge les purges soviétiques. Il privilégie la mémoire photographique, l’anagramme narcissique, la fuite érotique-pudique. Avec ses quatre-vingt-dix-huit minutes dégraissées, chaque plan vraiment pensé par Siegel, joliment éclairé par Michael Butler (remarquez la mise en valeur du regard de Lee Remick), monté au cordeau par Douglas Stewart, à l’ouvrage sur Le Voyage de la peur d’Ida Lupino, L’Invasion des profanateurs et L’Étoffe des héros, tous deux dus à Kaufman, rappelons la formation au montage de Don, l’item s’apprécie à sa modeste mesure de divertissement intelligent, intéressant, discrètement tendre, film de téléphone tout sauf téléphoné, à l’argument en dérangement. « A Siegel Film » ? Yes indeed !



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