Je suis un tueur : Le Petit Lieutenant


Chat et souris, luxe et ignominie, air vicié de Katowice.


Petit polar polonais un peu trop propret dans sa reconstitution d’une histoire vraie du passé vampirisé, Je suis un tueur oppose et rapproche un flic carriériste et un cocu barbu. En 1972, pour les trente ans de la République, un assassin épistolaire à la Jack d’Angleterre ne trouve rien de mieux à faire que de trucider trois dizaines de femmes de tout âge. En réalité, sa sinistre nécrologie en comptera une douzaine, avant qu’un mari « minable » ne se voit arrêté, inculpé, jugé, exécuté, grâce aux bons soins mesquins d’un « lâche » promis à se métamorphoser in extremis en taciturne major, à inaugurer-visiter le mini musée consacré à ses dérisoires exploits, à une affaire délétère. Boucle bouclée avec l’incipit en plongée, l’ultime plan nous montre son visage superposé, presque effacé, sur la vitrine abritant le masque funéraire de son mutique compère : les aveux extorqués, dévorés, déchirés du présumé innocent, alpagué par ricochet dans le piège transgenre d’un bois à la Suspiria, renvoient évidemment vers le vrai coupable à l’abri de sa hiérarchie, toujours là quand il faut sauver sa peau, par exemple en conclusion d’un procès à la con, merci au juge adultère. Le possible serial killer quant à lui se suicide à l’essence et à domicile après avoir occis sa femme et ses deux enfants derrière une porte en blanc. Le récit se déroule durant cinq ans et le film s’étire un brin pendant cent dix minutes. Avec son luxe de téléfilm européen, Scope, caméra portée, usage du steadicam inclus, Je suis un tueur cristallise une sorte de norme cinématographique mainstream et ne déparerait pas la grille des programmes du vendredi soir d’une célèbre chaîne télévisée franco-allemande. Mais il laisse entrevoir le grand film adulte et dépressif qu’il pouvait devenir, avec davantage de réalisme, de dureté, moins de joliesse et de préciosité.



Dans une lumière blanche et des décors inanimés dignes du ciné de Claude Sautet, contemporain de l’époque décrite, une certaine trivialité apparaît, cadavres déchaussés, à la culotte baissée, à la chair blanche profanée, exposée, tant pis pour la présence du gamin devant sa maman à terre, la robe en l’air, ou épouse en train de pisser à côté de son lieutenant baignant, à deux heures du matin, dans une baignoire incongrue et surtout le doute, le remords, la mauvaise conscience, ou encore baise express avec une juvénile maîtresse, coiffeuse désireuse de rejoindre son papa en Autriche, ébats de gloire journalistique et de passeport ferroviaire in fine acquis, par conséquent compris. Je suis un tueur propose en outre une parabole sarcastique et tragique sur la vérité, le pouvoir, non dénuée d’humour noir, cf. la scène de la fausse route du Premier secrétaire ou de la déroute de l’ordinateur a priori sauveur. Le policier, un instant à son acmé parmi des camarades peu fréquentables, émissaire de Moscou en sus, perd rapidement ce qu’il acquit au prix d’une vie et de son âme. Adieu à la TV en couleurs, à la victoire virile de bras de fer censée forger le caractère de son marmot, à sa Teresa trompée, giflée, retournée dans le giron du meilleur ami-ennemi un chouïa queutard, quand même indigné par l’absence de preuves et la fumisterie létale de l’entreprise. Certes, Maciej Pieprzyca, venu du documentaire, de la petite lucarne, ne fera aucune ombre à ses prestigieux compatriotes des seventies ou ensuite, néanmoins son second métrage de fiction, scandé par du free jazz lui-même ironique au vu du contexte doublement carcéral, réussit à dire deux ou trois choses sur la Pologne d’alors, le fait divers à portée sociale of course révélateur en partie d’une psyché nationale, d’une structure sociétale.



La sociologie relève de l’imposture pas si intellectuelle, faussement factuelle, et Je suis un tueur ne s’en contente pas, il déploie avec ponctualité une mélancolie d’occasions gâchées, de monstruosité banalisée, alcoolisée, enfumée, à la Sautet, on vous disait, de stupidité généralisée, de schizophrénie urbi et orbi. Au creux de ce monde sans Dieu, un comble pour la culture catholique locale, régi par un communisme claniste et consumériste, l’existence ne vaut pas grand-chose, à peine un million de zlotys de récompense, à peine une corde de pendaison avec traction. L’auteur probable des atrocités fit un séjour hospitalier tandis que le pays entier s’apparente à un asile peuplé de pantins, de bourreaux souriants amateurs de blagues désolantes, sinon misogynes, de zombies en uniforme et en sursis. Ici, ça sent les latrines, le sperme, la poussière, le sang, l’impuissance, les cendres ; ici, le soleil semble sommé d’aller briller ailleurs, loin du massacreur pas violeur, mon cœur. Ni M le maudit, Ça s’est passé en plein jour, L’Étrangleur de Boston, Seven, Memories of Murder, Zodiac, Je suis un tueur s’avère un ouvrage point déplaisant à défaut d’être passionnant, bien porté par Mirosław Haniszewski & Arkadiusz Jakubik, aux faux airs de Laurent Gerra & Marco Ferreri, eh oui. Comédie sombre et vacherie vintage, il frémit rarement, le temps itératif d’un passage de train faisant tout trembler dans l’appartement très modeste bientôt troqué contre un « nid douillet » de parvenu, d’enquêteur de malheur, il se garde pourtant du moindre manichéisme, séduit ainsi par son portrait collectif et individualisé d’anti-héros, pas de salauds, d’hommes blessés, de mégères rusées, en l’occurrence Agata Kulesza, primée pour le surfait Ida, de mioches déjà consumés par la néantisation de l’horizon, accessoirement par l’outrage d’un faux témoignage.



On sourit face à Je suis un tueur puis on vire vite au rictus, à la grimace bien plus efficace que la manipulation humaniste d’un Hugo, relisez Le Dernier Jour d’un condamné au Christ blanchi par un crime anonyme, dissimulé au lecteur afin de ne pas lui faire peur, de s’attirer sa sympathie attristée à l’encontre de la peine de mort, cette mascarade insupportable, stérile, d’accord, Totor. Tu cherchais l’Adversaire, mon frère ? Il te regarde au miroir fantomatique d’un abîme nietzschéen, tu l’avises à ton tour au terme de l’infernal séjour. Borges estimait à raison que le roman policier rassurait en rétablissant l’ordre mais il peut parfois, notamment au cinéma, refuser cette voie, engager le spectateur sans candeur au cœur du chaos, de la déréliction, de l’ignoble à hauteur d’homme. En dépit de ses défauts, l’opus de Pieprzyca se situe bel et bien là et cela me va.

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