Lemora : La Reine des damnés


Le bleu est une couleur chaude dirait Clémentine/Adèle ; et Lila, dans tout ça ?


Film désargenté riche de beauté(s), Lemora (1973) mérite vraiment son exhumation. Comme l’indique le sous-titre original, il s’agit d’un conte pour enfant à base de surnaturel, dont le possessif souligne la subjectivité : Lila Lee s’avère ainsi l’objet/sujet du récit, sudiste virginale vite égarée dans un univers de vampires à faire passer le futur Salem (1975) de Stephen King pour une pure villégiature. L’orpheline maternelle, fille de malfrat des années 30, traction française comprise, n’écoute que son cœur et s’en va rejoindre son papa épistolaire, laissant loin derrière un révérend accueillant bien que rétif aux manifestations d’affection et très troublé par la féminité miroitée de l’adolescente inconsciente. Treize ans et toutes ses dents, sans doute réglée à la Carrie White, matez-moi cette maison d’Americana munie d’une haie blanche iconique, Lila rencontre Lemora, femme aux dents longues et à la capuche monacale. Après un père de substitution, voici une mère indigne et féline, amatrice d’immortalité transmise en club privé. Une guerre oppose en effet nos aristocrates gothiques à la Selznick et des zombies prolétaires, very énervés, bavants habitants des bois. Une lutte au ralenti cristallise leur conflit, tout droit sortie de la chevalerie squelettique selon l’hispanique Amando de Ossorio, je renvoie vers La Révolte des morts-vivants (1971) et ses trois suites interminables. Ce qui débutait à la manière d’une reconstitution du temps de la Prohibition en Dutch angles de vaudeville vengeur devient vivement un poème macabre à la langueur létale. Dans Lemora, une jeune fille se féminise, peu avant Carrie au bal du diable (De Palma, 1976) et Suspiria (Argento, 1977).


Trois ans plus tard, Robert Caramico éclairera Le Crocodile de la mort de Tobe Hooper, trip texan à vous décrocher la mâchoire et à vous glacer le sang, littéralement, mais son admirable travail sur la couleur céleste, océane, digne d’un Picasso, d’un Yves Klein, rendrait verts de jalousie le Luciano Tovoli des soupirs transalpins ou le Sławomir Idziak de Trois couleurs : Bleu (Kieślowski, 1993). Dans Lemora, le bleu domine et le rouge apparaît par touches, par exemple de sang, d’aliment, de lampe à pétrole. Rien de réaliste ici, tout frémit d’une intériorité matérialisée, quantique et non plus euclidienne. L’instant le plus troublant et lynchien de l’opus, Lila en présage de Laura, se situe durant le combat supra, où l’héroïne mutique, traquée au flambeau en apesanteur, franchit les limites de l’espace-temps rationnel, traditionnel, écarte un rideau écarlate – remember le velours bleu brillant du brillant Blue Velvet (Lynch, 1986) – pour se retrouver en pleine messe devant des ouailles de carnaval aux allures de pantins peints par Otto Dix, tant pis pour le miel de Norman Rockwell. La coda prolongera l’indécision de situation, à la fois épilogue faussement rassurant, retour en arrière ironique et preuve du rêve éveillé déroulé devant nos yeux sidérés. Leone, dans Il était une fois en Amérique (1984), fera pareillement de De Niro un double du spectateur, un personnage proustien volontiers envapé au creux du lit opiacé, perdu au pays de ses souvenirs en mode Mickiewicz. Lila à l’église chante tel un ange ; auparavant, elle succombe à l’étreinte saphique, incestueuse, elle mord son sauveur de malheur, elle revêt la cape d’une sexualité peu préoccupée de péché, de chasteté.



Film libre et libertaire qui sans surprise irrita les ligues de vertu aveugles, piètre spécialité US, Lemora démasque l’hypocrisie sépulcrale et sonde la lumineuse obscurité du désir. Avec peu de moyens financiers, avec un compositeur inspiré, l’éphémère Dan Neufeld, avec une distribution à l’unisson, le méconnu Richard Blackburn, velu pour la TV simiesque, parvient à créer un véritable climat, cette magie fragile hors d’atteinte des productions de parvenus, de m’as-tu-vu. Son film unique, acception duelle, envoûte et donne envie d’écrire sur lui, sur l’inquiétante Lesley Gilb et l’émouvante Cheryl Smith. Puisque « tout s’harmonise », relisez 22/11/63, Blackburn joua les scénaristes pour le Eating Raoul (1982) de Paul Bartel, particulier de Private Parts, et sa Solange de songe salue sa consœur de La Femme bourreau (Bonan, 1968), elle-même baptisée d’après l’une des Demoiselles de Rochefort (Demy, 1967). En 1978, George A. Romero signera une autre leçon de cinéma indépendant et stimulant, son Martin méta itou victime de la bigoterie. Parmi Lemora, point de désespoir, plutôt une corruption, une mélancolie, une anémie, une sensibilité exacerbée, généralisée. Ne nous étonnons pas du patronyme de Lila chipé à l’Annabel de Poe car le métrage pas si sage baigne dans une atmosphère délétère et un pourrissement suprême, quelque part entre L’Au-delà (1981) de Fulci et Alice ou la Dernière Fugue (1977) de Chabrol. Nouvelle Alice de Lewis, Lila Lee traverse le noir miroir et avise un territoire lovecraftien, aux immigrants forcément anciens, malsains. La malédiction pesant sur le mal nommé Astaroth, village au toponyme infernal, paraît pourtant régner de toute éternité, plus âgée que le Mayflower, autant européenne qu’américaine, amen.



Elle se trouvait jadis dans le Carmilla de Sheridan Le Fanu et La Cité des morts (1960) de John Moxey visitée par votre serviteur. Elle reviendra d’ailleurs dans The Vampire Lovers (1970) de Roy Ward Baker, baignoire lesbienne réutilisée. Suivant le renversement de La Nuit des morts-vivants (1968), Lila Lee finit par empaler son paternel, trucider son prêcheur moins charismatique que Mitchum relooké par Charles Laughton dans le similairement météorique, métaphorique, rural, magistral La Nuit du chasseur (1955). Épaulé par Robert Fern en co-scénariste et co-producteur, Richard Balckburn réalise et se met en abyme au sein de son cauchemar résilient. Il filme son sermon et sa soumission au baiser mortel, il filme surtout une Cheryl Smith entrevue en groupie du Phantom of the Paradise (De Palma, 1974) puis au côté de Bob dans Adieu ma jolie (Winner, 1975), emportée prématurément au mitan de ses quarante ans après avoir été longtemps accro à l’héro. Lemora permet d’apercevoir aussi cela, de contempler une actrice alors majeure, talentueuse et absente, une tristesse déjà présente, de déceler des signes sinistres, rétrospectifs, en rime avec mettons Le Bal des vampires (Polanski, 1967), parodie prophétique qui ne me fit jamais réellement rire et me fera toujours souffrir en raison de Sharon Tate. Art funéraire et vampirique, le cinéma reproduit le réel et le rend exsangue, Portait ovale disposé à l’horizontale. Il transfigure les figures placées face à l’objectif, à leurs risques et périls, au prix d’une gloire dérisoire ou d’une injuste amnésie et reflète leur décès, sarcophage d’images. Dans une glace, la mort s’apprivoise et s’épuise au fil des jours de désamour. Sur un écran, elle captive et réinvente la vie via un espace-temps à l’obscénité sublimée.


Jouir et/ou périr, on n’en sort pas, on n’en sort pas vivant, on sort de la salle ou du visionnage en VOST à 480p les pieds devant, mon enfant. Mais si tu souris aux enfants différents, si tu m’accordes ravie cette danse joyeuse, soyeuse, si tu sais chevaucher in extremis l’étalon au costume trop immaculé, tu connaîtras l’extase de ton essence enfin dévoilée, acceptée, tu gouverneras sur le royaume des non-morts avec moi, ta Lemora, en majesté sur sa scène de fête foraine, de ciné certainement pas B ni Z, de parabole laïque sur le sexe, l’identité, la violence de l’enfance. Oui, viens à moi, Lila Lee, naguère ou en 2018, laisse-moi te délester de ton crucifix et planter dans la chair tendre de ton cou si doux mes canines d’offrande : en se baisant, nous baiserons le triste sort des hommes et des femmes condamnés à regarder, à éprouver, à espérer, à décéder, nous atteindrons notre propre paradis de survie et d’agonie. Les siècles abjects ou suspects peuvent trépasser, le cinéma disparaître en soi, cela ne nous affecte pas, cela nous indiffère, ma chère, ma belle enfant adoptive portée en pietà – je t’aime et je te berce dans mes bras, accouchée par ma bouche écœurante, élevée par ma séduction désarmante, ô ma pâle amante parfumée-profanée.

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