After Image : Dead Silence


Voir/prévoir/revoir, surtout ressentir de tous ses membres la musique d’une église.


Ce titre à tort très méconnu trace un mémorable triangle : un photographe judiciaire, un assassin vidéaste, une sourde-muette subissant ses visions. Ainsi formulé, cela paraît suspect, surtout si l'on rajoute qu'il s'agit d'une production Sundance et qu'elle comporte une tante diabétique, un frère dépressif et un flic boiteux. Mais cette Amérique cumulative de bras classés cassés, de gens blessés, s'avérera toujours préférable à l'arrogance d'un Reagan ou à la stupidité d'un Trump, pas vrai ? Quant à la nature de l'œuvre, elle s'abreuve à la beauté, symbolique ou non, elle n'indispose jamais par sa pose - artful et pas arty, donc. Film attentif aux matières, textures, subjectivités croisées, After Image peut parfois faire penser au ciné de David Lynch, bien sûr, et pourtant il sait conserver sa linéarité, ne sacrifie pas le réel au profit d'une sensorialité décuplée. Film unique, orphelin, il se range au côté de La Nuit du chasseur et Les Tueurs de la lune de miel, tandem dont il partage à sa mesure modeste l'onirisme vénéneux, envoûtant, autant que la trivialité terrifiée, incarnée. Diplômé en art d'un institut technologique de Rochester, NY, puis de UCLA, lesté d'une expérience dans le photojournalisme à Washington et auprès d'un certain Ted Kennedy, Robert Manganelli, alors accessoirement époux de l'actrice principale, assez sidérante, tout sauf simulatrice, Terrylene Sacchetti, connaît son sujet, le cadre à la fois géographique et technique de son émouvant récit doublement méta. Outre bénéficier des convaincants John Mellencamp, transfuge de la chanson, Billy Burke, bientôt dans Twilight, Michael Zelniker, vu dans Bird ou Le Festin nu, Louise Fletcher, infirmière-médecin pour Vol au-dessus d'un nid de coucou + L'Exorciste 2 : L'Hérétique et aubergiste selon Giorgino, le film arbore une direction de la photographie (en Kodak Color et Ilford Black and White) remarquable due à Kurt Brabbée, une partition inspirée de Richard Tuttobene.


A contrario du Rod Usher de Dario Argento modélisé d'après Weegee dans Deux yeux maléfiques, Joe ne supporte plus les scènes de crime malsaines et se met en congé des atrocités, déchire les clichés, les jette à l'eau, abandonne l’appareil photo. Tant pis pour lui, le tueur voyeur le poursuit à distance chez sa mère par procuration, antiquaire d’automnale saison. Il y rencontrera Laura, éloquente silencieuse et gracieuse possédée par de sombres et lumineuses prémonitions, notamment celle du décès de Cora, jardinière hospitalisée, étouffée d’un oreiller à la Béatrice Dalle chez Beineix. Manganelli filme sa muse en amoureux, la met élégamment à nu, lui offre le rôle d’une courte carrière enchaînée à la TV. Il met également en abyme le spectateur et magnifie l’horreur sans l’aseptiser, à l’instar de son protagoniste passant son pinceau sur des images en noir en blanc d’insanités sanglantes. L’art peut-il rédimer le Mal ? L’artiste nécrophile, qui avoue au confessionnal indifférent vivre de la mort d’autrui, répond à sa façon, avant d’affronter en combat diffracté sa némésis réflexive, nietzschéenne. Au creux du miroir de sa folie, le trieur d’œufs reconnaît son jumeau, son frère de photo, natures littéralement mortes ou héroïnes de snuff movie à domicile et au magnéto malignement effacé, merci à l’aimantation. Le monstre insoupçonnable, aux boucles brunes de portrait-robot à demi-mot, traduit par une blonde interprète, à la casquette rouge d’ado attardé, apparaît dupliqué sur la mosaïque des écrans de surveillance médicaux, en écho à l’avatar de Bowie dans Twin Peaks: Fire Walk with Me (notez itou une cascade chipée à la série). Au terme de l’aventure du regard, de la prédation, de la profanation et du pardon, il implore en vain sa victime de l’achever, cadavre en vie défenestré en confirmation de la vision incomplète de notre cassandre mutique, il se retrouve alité, momifié, filmé par un cyclope électronique au plafond.


After Image se conclut sur son œil agrandi, aussi obscur que ses actes, son âme, son mystère heureusement non réduit à un CV scolaire de serial killer. La psychologie, Manganelli s’en fout comme nous, seul le monde des sensations, des émotions, des intrusions-confusions l’intéresse. Une baignoire de repos devient aussitôt un linceul humide et heuristique où manquer se noyer, où apercevoir le visage du massacreur privé de pedigree, de rassurants raisonnements, de justifications à la con. Film indépendant, de financement et d’esprit, After Image s’apparente à un voyage au bout de la nuit, de la pluie, à une odyssée immobile dans les replis de la dinguerie et d’une peau devinée douce, chaude, vivante, en permanence hors d’atteinte, sinon via un songe érotique peu lubrique. Le cinéaste ne cherche pas à séduire les décérébrés, à servir la soupe aux amateurs de structure au cordeau, aux dialogues comme il faut. Sa cinématographie (et sa videography) vise l’ensorcellement, le déploiement des puissances intimes de la caméra, instrument mécanique de charme magique, d’exploration de malédiction. Ni Friedkin, ni Ferrara, ni  Fincher, Manganelli se contente d’être lui-même, un mec sachant filmer, créer un climat, dire deux ou trois choses importantes, pas pesantes, sur la violence et sa représentation, intègre ou non, sur la solitude et la famille, sur la rédemption et la religion,  mettons ceci sur le compte des origines italiennes du patronyme, allez. Les trois côtés du triangle vivent dans la déréliction, ils appartiennent aux invisibles (et aux nuisibles), ils dansent un ballet de mort surprenant, prenant. Sous le vrai-faux polar débuté en voix off derrière un pare-brise éclairé par les sirènes de police, constellé des larmes du ciel, majuscule optionnelle, appert vite un mélodrame adulte dépourvu de pathos et de paresse.


Avec son générique intelligent, survolé de vocalises célestes, ses ralentis à la Tarkovski, stases de temps intériorisé, défait, son pont entre la capitale et la province, entre la vie et la mort, Laura en vigie, en sirène ; avec son loft désaffecté, hanté, antre narcissique, ses surgissements du passé, photo ou vidéo, sa montre marchandée ou ses bandes magnétiques autarciques ; avec son gosse sur un escalier de secours à la Ju-on à venir, son requin mural, surréaliste, de commissariat, sa morte marine, pauvre consœur de Laura Palmer ; avec son désarroi d’itinéraire, ses cendres dispersées au potager, ses chats à protéger (ses pigeons à flasher), After Image s’attache aux signes et aux significations, à la surface et à ce qu’elle cache, aux êtres et aux choses, les donne à ressentir au sein d’un continuum singulier, individuel au-delà des correspondances susmentionnées. Il identifie en outre la polysémie de son intitulé, after image pouvant se lire en « image d’après » (pré-vision, par conséquent), en « après l’image » (démission-émancipation) et en « image rémanente », c’est-à-dire cinéma, cet art funéraire amnésique et obsédé par la mémoire des films qui précédent, qui décèdent, par leur souvenir cité, retravaillé, mathématiquement post-moderne. Une fois encore, le ciné (qui me plaît, en tout cas) n’existe pas pour s’exonérer, consoler, camoufler la mortalité fondamentale, pour divertir avec le pire (du trépas ou du rire), il se pratique en exercice existentiel, esthétique et politique. Muni de ses propres moyens, d’un argument à des années-lumière du malsain et des impasses d’un certain (dit septième) art contemporain, le film de Robert Manganelli ne l’oublie pas et trouble jusques aux dernières minutes, triangle recomposé de survivants a priori serein, illico dérangé par l’inquiétude de Laura et le raccord cut sur les yeux ouverts du boucher au crâne rasé, peut-être trépané – le Mal ne meurt pas, cf. l’épilogue du Halloween de Carpenter, et les films lucides, y compris les plus injustement confidentiels, en portent témoignage, transforment la moralité en ouvrage d’humanité, talentueuse et audacieuse.


Vous souhaitez vous laver la rétine, découvrir un film secret, chuchoté, très maîtrisé ? Filez visionner After Image et transmettez-moi votre ramage, cinéphile ou cinéphage.

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