La Princesse endormie : Beau-père
Autobiographie d’une automate ? Victoire d’une vaincue et beauté
d’une cabossée.
Restons en Tchéquie, les amis. En
découvrant avec ravissement, bien réveillé, La Princesse endormie (1990), on
pensait à Sleeping Beauty d’Anne Rice, tant pis pour Perrault &
Grimm. D’une femme forte, pléonasme empirique, à l’autre, puisque Kyōko Kishida
signe le scénario du conte délocalisé, quasiment méconnaissable et bel exemple
de co-production entre l’Europe et le Japon, comme un écho décalé, moins écolo,
au Dersou
Ouzala (1975) de Kurosawa, alors en visite en Russie asiatique. L’actrice
de La
Femme des sables (Teshigahara, 1964) semble se souvenir de son
argument, le renverser à ses dépens : plus de professeur prisonnier d’une
plage, d’un mariage arrangé, enlisé, mais une adolescente maudite dès la
naissance par l’amoureux délaissé, blessé, moralement et physiquement, de sa
maman devenue reine malgré elle. Notre doubleuse et auteur pour la jeunesse
nippone ne s’arrête pas là, va jusqu’au bout de la relecture révisionniste, car
la dessalée se fera déflorer de son plein gré par l’ermite mature, père par procuration aussitôt disparu. Au coin du feu, dans
une maison aux allures de caverne utérine à la Platon, le rouet de la
malédiction refait son apparition, en outre précédemment entrevu par hasard de
domestique exploration, et la bobine phallique, rougie, tourne vite tandis que
s’échine hors-champ un type particulier de piston, que coule un sang virginal hélas
banal, bancal. L’héritière imite indeed
sa mère, incapable d’atteindre le paradis au lit, condamnée à se marier avec un
mec minable, un brin chevalin, bruitage buccal inclus, et à conclure son aventure par
une imposture de bonheur moqueur, un euphémisme de courtoisie, triste sort in fine réalisé, en royauté ou simple
roturier, sommeil de veille en véritable immobilisme de morte-vivante.
Ils ne vécurent pas heureux, ne
procréèrent pas beaucoup, passez votre chemin, conservateurs de malheur à la
Pangloss de Voltaire, mes pauvres frères. Kihachirō Kawamoto s’installe chez Jiří
Trnka et pourtant son mélodrame de poche rappelle en moins lacrymal, en plus
transgressif, les ouvrages de Kenji Mizoguchi, notoire amateur de fantastique
historique et de femmes bafouées. On préfère ne pas imaginer le nombre d’heures
nécessaires pour animer en stop motion tout ce petit monde enchanteur de
conte de fées défait, désenchanté, bien que l’essentiel bien sûr se situe
ailleurs, que l’animation en question repose avant tout sur l’âme des
animateurs, à l’image d’ailleurs des bien nommés dessins animés. La
Princesse endormie dure une vingtaine de minutes et cela suffit à
ériger un univers fier et sincère, à agir en démiurge à contre-courant du
temps, de ses manières en série, hier et aujourd’hui. Ici, chaque plan devient
unique, pas une affaire de fric. Ici, les marionnettes ne s’avèrent pas
suspectes, elles amusent, émeuvent, bouleversent lorsque l’héroïne pleure à sa
fenêtre, reproduit dans ses cheveux le geste de tendresse de son amant absent.
Kawamoto se souvient à l’évidence du bunraku, bien avant le pareillement beau
et poignant Dolls (2002) de Kitano. La parenté ne l’empêche pas, au
contraire, d’imposer en douceur et avec adresse sa patte de cinéaste virtuose, de
rêveur lucide, de grand enfant juvénile et âgé. Son métrage d’un autre âge,
singulier, généreux, pont culturel et recréation cruelle, brille par son
humour, son désamour, son portrait à la fois serein, plein, tourmenté,
incomplet, d’une jeune fille en fleur au surnom de rose à épine, figure
doublement proustienne, éclosion de saison puis amer retour en arrière, en
regard caméra, cristallisant un double mouvement psychologique et sociologique.
Anonyme, elle incarne la soumission
traditionnelle, sinon traditionaliste, de l’Archipel et cependant écoute son
cœur, son corps, pratique un féminisme pragmatique, mémoriel, instinctuel,
réparateur et dénué de peur. Elle subit, oui, elle agit aussi et ceci nous la
rend plus proche que ses traits occidentalisés, que sa familiarité d’enfance
détournée, contournée par l’acclimatation de l’animation, de la région-vision.
Dans La
Princesse endormie, la végétation vit et il pleut, deux marqueurs météorologiques
du pays idéalement retrouvés-transcendés dans sa filmographie, de Rashōmon
(Kurosawa, 1950) à Princesse Mononoké (1997) de Miyazaki. L’animisme national
rejoint ainsi celui de la tradition orale sise à l’Ouest et la sèche mélancolie
nous réjouit, résonne avec les destins mesquins de nos modernités engluées dans
d’atroces rapports de force, des affrontements sexués que l’on croyait dépassés,
enterrés, désormais ressuscités par les nouvelles formes du féminisme et du
terrorisme. À sa mesure, avec une perspective constamment adulte et guère
manichéenne, La Princesse endormie, progéniture commune d’une scénariste et
d’un réalisateur, interroge l’identité, la situation, la trajectoire d’une
représentante très attachante du classé deuxième sexe, largement plus résistant,
endurant, passionnant et parfois décevant que le premier, peut-être trop connu,
en tout cas par moi, qui lui appartient, qui ne me limite pas à ça, ni royaume
de héros ni séjour de salauds. Kyōko Kishida & Kihachirō Kawamoto
parviennent ensemble à sonder quelque chose de l’âme japonaise et de
l’inconscient collectif – quitte à choisir, préférons Jung à Freud – européen,
ils le font sans sermon, sans leçon, sans moralisation des images et des
ramages.
La voix de Mademoiselle Kishida se
remémore ses mystères et ses misères avec une retenue éducationnelle, une économie
bressonienne, et Kawamoto n’en fait pas trop, même si son classicisme
majestueux, gracieux, s’autorise quelques secondes d’expressivité excessive à
l’unisson radouci d’un Miike Takashi, d’un manga médiéval, je pense
spécialement aux quatre zooms
avant à la suite sur le visage à moitié masqué de l’énamouré enragé face au
berceau innocent, et vlan, sur l’épouse du roi le reconnaissant, illico évanouie, oh oui. Évocateur et
lapidaire, merveilleux et audacieux, collégial et individualisé, La
Princesse endormie démontre avec brio que les objets inanimés possèdent
une âme, diable, un salut littéraire à Lamartine, celle de leur Geppetto de
Tokyo ou Pygmalion du Japon, celle des petites mains à serrer de Prague et
celle tenant démunie de myopie la plume du synopsis. Au panthéon de l’animation
live, des créatures dites en dur,
déjà peuplé par Le Roman de Renard (Irène & Ladislas Starewitch, 1937), Magic
(Attenborough, 1978), Dark Crystal (Henson & Oz,
1982), Gremlins (Dante, 1984), Labyrinthe (Henson, 1986), La Petite Boutique des horreurs (Oz, itou), Marquis (Xhonneux & Topor, 1989), Puppet Master
(Schmoeller, idem), La
Fiancée de Chucky (Yu, 1998), ne passons pas sous silence les travaux
télévisés du couple Anderson, Sylvia & Gerry, géniteurs des britanniques Sentinelles
de l’air (1965-66), énumération impressionniste, il faut maintenant
rajouter cette Belle au bois dormant déviante et réjouissante, bien accompagnée par la partition de Svatopluk Havelka, diamant méconnu
disponible en ligne, en VO sous-titrée en anglais ou en espagnol, en piteux
240p, pas grave.
Film de cour et d’amour, de parfums et
d’emprunts, de crucifix et de conflits, de seins et de substitution, d’éclairs
et de cerisiers, de sexualité et de sensibilité, de double sens et de
différence de classe, La Princesse endormie relève de
l’intimité au carré, du journal intime et du voyage immobile, d’une pensée
libre dont la dépression profonde se voit conjurée par le charme bénéfique d’une réalisation aristocratique.
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