La Belle et la Bête : Bloody Bird
Interdiction de Jésus, injonction de Morrison ? Ramage-plumage
d’otage tactile.
Oubliez illico Cocteau, à peine cité
le temps d’un plan de rideaux volants : La Belle et la Bête tchèque
dialogue davantage avec Herzog, Franju, De Palma, Ridley Scott. Le titre
original précise d’ailleurs les choses ; il s’agit de la rencontre d’un « monstre »
et d’une « jeune fille », comprenez donc une vierge. Adieu au masque
velouté, à la crinière léonine, de Jean Marais magnifiquement défiguré par son
amant polyvalent et le maquilleur Hagop Arakelian, bonjour à une tête de piaf
inspirée de la party déguisée de Judex
(1963) autant que du volatile vengeur de Phantom of the Paradise (1974), ailes
de cape à la Batman incluses. Quant au château de huis clos, il annonce bien
sûr le petit théâtre de la cruauté transalpin de Bloody Bird (1987), autre
item orné d’un oiseau sado. Juraj
Herz, décédé au meurtrier mois d’avril, Heynemann opine, paix à son âme slave,
se fit connaître en nos contrées via le
dit-on drolatique L’Incinérateur de cadavres, réalisé dix ans plus tôt, et signa en
1996 deux épisodes du Maigret délocalisé incarné par
Cremer. En 1978, il tourne dans les légendaires studios Barrandov, qui abritèrent
la Nouvelle Vague locale des années 60, qui accueillirent ensuite Barbra
Streisand (Yentl, 1983), Forman (Amadeus, 1984), Menzel (Mon
cher petit village, 1985), Kusturica (Underground, 1995), De
Palma (Mission impossible, 1996), la bien nommée Antonia Bird (Vorace,
1999), Duguay (Hitler : La Naissance du mal, téléfilm de 2003), del Toro
(Hellboy,
2004), Polanski (Oliver Twist, 2005), Gilliam (Les Frères Grimm, pareil),
Roth (Hostel, 2006), Campbell (Casino Royale, idem) ou Bong (Le Transperceneige, 2013), liste
subjective évidemment non exhaustive. La Belle et la Bête débute
dans la brume et la boue d’une forêt décharnée, incipit réaliste de western
européen avec convoi au creux d’un cadre malsain.
Nosferatu, fantôme de la nuit (1979) reprendra cette manière austère
appliquée au Dracula de Stoker, le père Werner certes plutôt porté sur la
langueur atmosphérique de trip
romantique à l’allemande. En noir et blanc, en 1946, Cocteau sut mener à terme,
malgré des conditions difficiles, une cartographie métaphorisée de la France à
réenchanter, encore paupérisée, à l’aide d’une magie artisanale devant beaucoup
à Henri Alekan. Peut-on lire ici, dans la ruine liminaire du marchand, dans la
dangerosité du seigneur reclus, disons une transposition des spoliations du
communisme et des méfaits de l’absolutisme supposé prolétaire ? Pourquoi
pas, mais le véritable intérêt du film se situe au-delà de son contexte
géopolitique. Herz signe une œuvre clairement agressive, adulte, triviale et
cependant sentimentale. Les réjouissances de noces ne raviront pas les membres
de la SPA et la tonalité nocturne de l’ensemble troublera les bambins élevés à la
camelote amerloque dégueulée par Disney. La créature transgenre du récit
possède une inquiétante majesté, probablement attribuable aux makeup artists Jirina Bissingerová & Jirí Hurych, la rapprochant du
Darkness de Legend (1985), séducteur danseur de malheur dû au génie de Rob
Bottin. On ne saurait en finir avec le conte édifiant, point mentionné, de
Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, humus
matriciel du scénario de William Hjortsberg et auparavant d’un certain King
Kong (Cooper & Schoedsack, 1933). Dix ans plus tard, le compatriote
Švankmajer relira l’Alice de Lewis en écho à ce révisionnisme rétif à une
édulcoration à la con. Si Josette Day possédait une aura de glamour aristocratique,
Zdena Studenková, venue de la TV, illumine le film de sa joliesse, de sa modestie,
de sa candeur, de son courage.
Girl next door
de Tchécoslovaquie, Julie sourit à des statues sous peu décapitées,
souvenez-vous du sort final, minéral, des sœurs consuméristes selon le texte
princier, épilogue molto moral retoqué par Cocteau & Herz. Elle évolue au
cœur d’un territoire en effet fantastique, ne pouvant exister qu’au ciné, en
rime désaturée, grisée, beau boulot du DP Jirí Macháne, aux cauchemars
colorés de la Hammer déjà morte, externalisée du côté de Hong Kong à l’occasion
de La
Légende des sept vampires d’or (Baker & Chang, 1974). Dehors, la
neige recouvre tout à part un portail noir et un cheval de la même couleur,
propres à réjouir le Boutonnat nécrophile de Regrets (1991) ou cavalier
de Giorgino
(1994). Tout le monde cinéphile admettra la réussite de la direction
artistique, bien que certains esprits chagrins ou mélomanes déploreront l’usage
ad nauseam du thème et variations
instrumentales de Petr Hapka, le charme fade de Vlastimil Harapes. En vérité,
Herz ose la juxtaposition de l’hémoglobine et de la saccharine, alterne
violence, tension, prestance, pâmoison. En 2018, quatre décennies écoulées,
marquées par le MLF, le X, l’interminable guerre des sexes aujourd’hui placée sous le
double signe désolant de la prédation, de la victimisation, le rêve inaugural,
de pierre tombale, puisque le sombre lit à baldaquin se referme en sinistre écrin sur
le diamant volontairement sacrifié pour son papounet, symbolisme fichtrement
freudien de défloration-enfouissement, de petite mort-grande renaissance, ce
songe prophétique, repris à l’identique en coda, fera sourire les indulgents et
grimacer les cyniques. La Belle y apparaît portée au ralenti par son Beau falot
au fond d’une enfilade de portes immaculées de couloir à miroirs, à chandeliers
allumés, s’ouvrant seules à la façon d’un hymen
multiple, au son d’une musique à déconseiller aux diabétiques.
À défaut de vaseline d’orifice, remarquons
de la gélatine sur l’objectif. Soudain, le film semble abandonner le registre
dépressif et verser dans un cliché assumé à faire rougir même la sucrée Sissi,
impératrice ou pas. Néanmoins, y compris à cet instant surprenant, over the top de glucose, de vie en rose,
Herz ne renonce jamais tout à fait à une simplicité, une sincérité estimables, fidèles
à la chute du conte et au POV de sa prisonnière volontaire, aussi fleur bleue,
sinon rose, coupée à tort, motif de mise à mort, que la Rosy de Lean
connaissant son premier climax de
surcroît tabou parmi l’éclairée canopée conspuée, pas seulement par les
féministes, de La Fille de Ryan (1970). On pardonnera facilement au cinéaste
ce moment dégoulinant car il nous offre un plan bouleversant, quasiment
subliminal, quand la demoiselle pose sa main nue sur l’épaule du monstre dos
tourné, acmé d’érotisme habillé, sublimes secondes d’intimité pudique,
pathétique au meilleur sens du terme. De telles richesses, La Belle et la Bête n’en
manque pas, citons par ordre de succession une servante alarmante refoulée à
coup de rênes, un générique psychédélique à la Bosch & Arcimboldo, un incendie
intempestif, une complicité paternelle guère incestueuse, un portrait maternel
au carré, déchiré, une végétation tarkovskienne, un verre de vin profondo
rosso, une voix off criminelle de
schizophrène, un regard caméra de l’homme-oiseau sur fond d’orgue à la
capitaine Nemo, une biche esseulée traquée dans un lac, une mélancolique
invisibilité festive, une course de retour à/vers l’amour, sans oublier des diablotins
à la gueule de mineurs souterrains tout droit sortis du Cauchemar de Füssli,
encore une toile mentale à canasson espion et à femme offerte en sus au sommeil.
Parfois curieusement précurseur du Macbeth
(1982) de Béla Tarr et judicieusement récompensé à Porto, à Sitges, ce Belle
et la Bête n’explicite pas la malédiction moralisatrice et la
transforme en supplice existentiel : aimer fait souffrir autant qu’il rédime,
conjure l’animalité au profit de l’humanité, tandis que la beauté des traits in extremis retrouvée dépend, en mode
quantique, de l’observatrice énamourée. En résumé, un trésor enterré, oublié,
négligé ? En réalité, un essai assez ensorcelant, surtout pour les grands
enfants.
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