Génération perdue : Pédale dure
Les Goonies contre Dracula ? Sans doute et bien davantage que ça.
The Lost Boys débute où s’achève Sudden
Impact : sur un manège de chevaux de bois – le cinéma comme trauma, élucidation des ténèbres,
parabole laïque, ludique et mélancolique. Itou tourné à Santa Cruz, Californie,
éclairé par Michael Chapman (DP sur Taxi Driver ou Hardcore,
signataire de l’estimable et préhistorique Le Clan de la caverne des ours) substitué
à Bruce Surtees, Génération perdue (un salut littéraire à Scott Fitzgerald)
commence donc dans le même parc d’attractions qui vit Dirty Harry revenir
d’entre les morts, fantôme magnanime (et maritime) pour tueuse en série
auparavant violée en réunion. Telles des montagnes russes, le métrage désormais
culte alterne effroi et joie, malheur et humour. La nouvelle vie des fils de
divorcés s’apparente à une bande dessinée horrifique et sociologique. À
l’instar d’Éric Rohmer, Joel Schumacher réalise des contes moraux et son
quatrième effort s’harmonise thématiquement avec le reste de sa filmographie,
de quoi ravir les amateurs d’auteurs. On y retrouve l’adolescence tourmentée de
St.
Elmo’s Fire, le fantastique funeste de L’Expérience interdite,
la dimension sociétale de Chute libre, l’enfance traquée du Client,
le tandem fraternel-filial (et plus
si affinités) de Batman Forever, l’underground
réflexif menaçant de 8 millimètres, la course contre la
montre (et le crépuscule) de Phone Game, le lustre tombé (double acception) du Fantôme de l’Opéra et l’ésotérisme
méta du Nombre 23. Homme aimable et affable, cf. son audio commentaire (sans sous-titres,
tant pis pour les non anglophones), l’ami Schumi passe en France, au moins
aux yeux de la myope critique, pour un émule de Michael Winner depuis Le
Droit de tuer ? (point d’interrogation politiquement correct
absent du factuel-originel A Time to Kill), alors que la
personnalité de ce New-Yorkais exilé à L.A. de son plein gré respire l’esprit libertaire/pacifiste
US des années 60 et 70, glissement disons d’une dolce vita vers une gueule de
bois (je résume, je schématise).
Durant un duo de décennies,
l’Amérique (du Nord) connut Woodstock et le Vietnam, la lutte pour les droits
civiques et l’assassinat de Sharon Tate + le scandale du Watergate. De tout
ceci, les films de l’époque témoignèrent et The Lost Boys, sorti en
1987, c’est-à-dire sous le règne de Reagan, en recueille l’écume, mélange
d’hédonisme et d’inquiétude, d’insouciance et de maltraitance. Dans Génération
perdue, des gamins disparaissent, leurs portraits ornent des briques de
lait, des affiches multiples, un père truqué, à la Philip K. Dick, autre totem
du temps, cherche pour sa progéniture impure une mère
« protectrice », par exemple cette femme (Lucy, en clin d’œil à la Westenra
de Stoker) originaire de Phoenix, Arizona, lieu des liminaires ébats funèbres
de Psychose,
trop désargentée pour s’installer ailleurs que chez son papounet, lui-même
sculpteur probablement inspiré par Leatherface et porteur d’un ersatz du
bandana de Sam Peckinpah. People are
strange when you’re a stranger chantait Jim Morrison, sa tête bientôt en poster sur la paroi d’une grotte de
studio, et la faune colorée, bronzée, du générique illustre le dépaysement des
enfants de quatorze et dix-huit ans. La fête foraine de boardwalk en bord de mer rime avec celle de Pinocchio et les
orphelins en souvenir de Peter Pan rappellent les garnements affranchis de
Collodi. Dans le sillage de Blue Velvet, mémorable morceau d’Americana similaire, différenciée, The
Lost Boys démystifie le jeu infini, déchire la carte postale, révèle
l’épouvante à peine dissimulée sous le vernis de l’œcuménique ou insoupçonnable
société. Protagoniste et enjeu diégétique, Michael permet à Schumacher (remplaçant
du producteur Richard Donner et de… Mary Lambert) d’orienter son récit
d’apprentissage, de passage à l’âge adulte, de famille décomposée
(littéralement, survivant grâce au sang) puis recomposée en direction d’un
territoire plus intime, quand bien même il estime l’item peu personnel au cours des suppléments de l’édition exhaustive
parue naguère chez Warner.
Ni Vampire, vous avez dit vampire ?
ni Aux
frontières de l’aube, parfait contemporain, Génération perdue s’avère
ainsi, presque en catimini, en sous-marin de sa patine familiale de
divertissement bon enfant, un grand petit film homoérotique dont la
problématique implicite tourne autour des amours masculines, orientation
sexuelle assumée sans militantisme (en tout cas cinématographique) du
réalisateur. Avatar de saint Michel terrassant le dragon, Michael affronte
David et en délaisse(rait) la délicieuse Star (super Jami Gertz). Lorsque Kiefer (Sutherland) lâche
à regret son pied, main cramée par le soleil, il se met à pleurer, pas
seulement à cause des lentilles douloureuses, car The Lost Boys relit à sa
mesure Entretien avec un vampire, le chef-d’œuvre gay friendly d’Anne Rice d’ailleurs apprécié-mentionné par Joel.
Pas de petite Claudia dorée ici, rien qu’un gosse silencieux retrouvant in extremis le sourire, une fois le
machiavélique propriétaire célibataire de vidéo-club renvoyé ad patres, amen, empalé sur un pieu géant le
projetant dans une cheminée domestique purificatrice. Ce symbolisme phallique,
furieusement freudien, se vérifie aussi dans le trépas du fiston de Donald S.,
transpercé des deux côtés par des cornes énormes en binôme elles-mêmes
accrochées au mur, trophée de chasseur et linceul de prédateur. Présage du
personnage de Nic Cage sidéré par les snuff
movies, Michael doit choisir (son camp) entre le Bien et le Mal, entre
l’immortalité chèrement acquise et l’émouvante brièveté des mortels, de leur
bonheur fragile, a fortiori en
famille fébrile. Il doit en outre opter en matière de sexualité, rester straight ou devenir pédé (j’utilise
l’insulte à dessein, vous le savez bien). On pourrait être tenté de lire dans
le dénouement rassurant une réponse conservatrice, sinon réactionnaire, à cette
question que personne ne soulève, tellement évidente qu’elle en devient autant
invisible que La Lettre volée de Poe (auquel les prénoms et le patronyme des
marmots-frérots miroités font référence).
La franchise et l’aisance de
Schumacher démentent pareil soupçon à la con et suggèrent d’interpréter le
motif à la façon d’un filigrane effacé, d’un secret partagé, en écho à la
réplique finale du grand-père apparemment au courant de tout, depuis longtemps,
à la surprise sifflet coupé de ses descendants, joliment plongés dans le noir
par la porte refermée du réfrigérateur (l’ancêtre cannabisé boit-il vraiment du
vin, hein ?) et le fondu afférent. Que le cinéaste classique, précis,
attentif, ne prenant jamais son sujet de haut, pensant à souligner l’apport
déterminant de chaque collaborateur (Jeffrey Boam au scénario, Bo Welch aux
décors, Thomas Newman à la musique, Robert Brown au montage), adressant en
Scope une lettre d’amour au cinéma (TV moquée, MTV conjurée), celui qui amuse
et pratique la métaphore (à mort), ne paraisse pas conscient (ou se taise
malicieusement à leur propos) des fondations de son ouvrage importe peu,
puisque The Lost Boys expose cela avec une candeur et une fraîcheur
juvéniles, pas imbéciles. Répétons-le : une œuvre (réussie) vit de manière
organique, apprend plus qu’elle ne comprend, identifie son créateur et demeure
irréductible à lui. Joel Schumacher ne fait pas du cinéma communautariste, ne
s’adresse pas à une niche, ne se moque pas des préjugés en contrebandier (pour
employer le vocabulaire de Scorsese) et pourtant sa sensibilité sexuée (ado fashion victim et chanteur bodybuildé en
sueur inclus) infuse ce film sympathique, touristique, mythologique. Heureusement,
n’en déplaise aux lobbyistes féministes et aux universitaires oisifs
(pléonasme), les films ne possèdent pas un sexe particulier, néantisent les
conneries genrées, théorisées. Par conséquent, The Lost Boys peut
séduire en 2018 un simple cinéphile hétéro peu perplexe devant pareil
sous-texte (et peu épris de psychanalyse, je précise).
Avec ses motos à la Rusty James, ses
capillarités à la Billy Idol ou Van Halen, avec ses vampire killers pubères à
la Chuck Norris ou Sly Stallone, avec ses affiches de Molly Ringwald (période Breakfast
Club) & Rob Lowe, avec sa course machiste-suicidaire chipée à La
Fureur de vivre, avec son hôtel effondré la faute à la faille de San
Andreas (JS évoque son homologue de Mort à Venise), avec son chien malin
prénommé d’après un fameux esquimau autrefois mis en scène par Robert Flaherty,
avec sa partouze sanglante de loubards à feu de camp, ce film vite emballé, à
modeste budget, à succès financier, charme par sa modestie, son intelligence de
l’imagerie, ses qualités plastiques et chorégraphiques. Saluons à notre tour le
choral point bancal où se détachent Dianne Wiest (Edward aux mains d’argent,
Le
Petit Homme, Les Passagers), Jason Patric (La
Bête de guerre ou Ulysse, souviens-toi !), Corey
Haim (Peur bleue), Barnard Hugues (Macadam Cowboy, Sœurs
de sang). Tout sauf mercenaire, plutôt artisan polyvalent, Schumacher
aime les/ses acteurs et respecte le/son public, remercié sans démagogie au
terme d’un monologue à son image, humble et fréquentable. Quarante ans plus
tard,
The Lost Boys vibre toujours de l’assemblage de ces talents, de leur
engagement, d’un soin général dénué du moindre cynisme. Si vous souhaitez
passer une bonne soirée (de samedi soir) en compagnie d’un titre qui vieillit
bien, qui se tient, qui sait faire sourire et illustrer une certaine idée des
USA, du cinéma, de la sexualité, de la solidarité, n’hésitez pas à vous rendre (à nouveau)
à Santa Carla, pas réellement « capitale mondiale du meurtre », certes,
ni gouffre d’abîme métaphysique et malgré tout villégiature dépourvue d’imposture
(de luxure), de rature, de mésaventure (aux dépens du spectateur).
Existe-t-il des films vampiriques
bien plus adultes et obscurs (sens duel) ? Bien sûr, j’en aborde quelques-uns ici même, notamment les magnifiques mirages de la Hammer ou le poignant Martin
de Romero. Ceci ne saurait constituer une raison suffisante pour ignorer les
garçons perdus du sieur Schumacher, moins sauvages que ceux de Burroughs &
Pasolini et néanmoins dignes d’être retrouvés à l’approche de l’été, à l’ombre
claire d’une cinéphilie rajeunie et non régressive. Kill your brother, you’ll feel better ? Visionnez Génération
perdue, vous vous sentirez revenu au temps des pirates, des Carpates,
voire des éphèbes vénères (de l’éphémère Fassbinder) du sincère
Schumacher.
Il est clair que Schumacher ne profite pas d'une pleine aura. Bel essai que de tenter de rassembler en si peu de mots les principaux thèmes de sa filmographie et d'esquisser finalement une cohérence d'ensemble. Il me faut revoir ce génération perdue que j'ai longtemps confondu d'ailleurs avec les vampires de Bigelow.
RépondreSupprimerNear Dark d’ailleurs davantage en dialogue avec le Vampires à venir de Carpenter, autre western moderne lui-même débiteur de La Horde sauvage ; oui, vive ce second Schumi ; merci du passage et du message.
SupprimerCe beau texte me fait penser assez singulièrement à un autre portrait mélancolique sombre et lumineux tourné dans un espace naturel troublant de l’Amérique profonde...https://en.wikipedia.org/wiki/Lillian_(film)
RépondreSupprimerMerci et Lili (presque) en rime ici :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=gE75AvkHtfc