Private Parts : Alice n’est plus ici
Meublé, démembré, moralisateur, mystificateur : bienvenue à l’hôtel
de Paul Bartel.
Avec son premier long métrage produit
par Gene Corman pour la MGM, Paul Bartel fait bien mieux que relire Psychose
(Hitchcock, 1960) ou Le Voyeur (Powell, idem) : il anticipe Carrie
au
bal du diable (De Palma, 1976) et dialogue avec Gorge Profonde (Damiano,
1972). Si son parfait contemporain connut un succès inespéré, refaçonna en
partie la psyché sexuelle US, suffocation de fellation, Private Parts demeura
privé, avorté, négligé, on ne peut que le regretter au vu de la qualité de
l’ouvrage. PB remplace illico Andrew
Davis maintenu en piste au poste de DP ; le futur réalisateur des
estimables Sale temps pour un flic, Nico, Le Fugitif, Meurtre
parfait, signe une direction de la photographie sachant saisir la
douceur et la douleur du drame drolatique. Il faut aussi mentionner la
partition jazzy et classy, d’inspiration herrmannienne, de
Hugo Friedhofer, proche de Steiner & Korngold qui termina sa carrière
oscarisée à l’occasion d’un Wyler (Les Plus Belles années de notre vie,
1946) en compagnie de Roger, frère du Gene précité. Private Parts possède
certes de l’humour mais sa légèreté ludique à la Deep Throat ne saurait
dissimuler une mélancolie plus profonde que la gorge de Linda Lovelace. On sait
que Bartel ne cachait pas son homosexualité, il semblait donc idoine pour
diriger une fable adulte sur la différence, la répression, le désir débouchant
sur le pire. Au début des seventies,
les hippies et les weirdos semblent prendre les rênes du
pays, pour paraphraser un salace quidam
réac de rue nocturne, et pourtant quelque chose d’autre, beaucoup plus sombre
et dangereux, affleure déjà, dans le sillage du massacre de Sharon Tate et de
son nourrisson, monstrueuse acmé médiatique et méta ne pouvant pas se situer
ailleurs que là-bas.
Après le temps des utopies et du
jeunisme, voici venu celui du doute et de la déroute, celui d’assassins pas un
brin rimbaldiens. L’hôtel de la tante Martha, décrépit depuis 1929, et pour cause morose,
abrite désormais l’ancienne propriétaire à dentier, à lunettes, à urine sur le
pas de sa porte, à bain de soleil artificiel. Elle ne cesse de demander après
Alice, mannequin subitement disparu après un shooting avec George, le photographe frisé, taciturne, livide,
mateur de vierge mouillée, amateur de conversation enregistrée, visiteur serein
de sex shop masculin, à la poitrine
féminine in fine dévoilée, signature
de sa triviale et poignante anormalité. Le film de Bartel s’avère ainsi un huis
clos sociologique peuplé de freaks,
de loosers, de locataires polanskiens
qui émeuvent et font peur. Cette Amérique merdique et sympathique miroitée avec
une lucidité satirique, une maestria discrète, ne pouvait que décevoir le
public des previews s’attendant sans
doute, surtout via l’intitulé, à une
quelconque et inoffensive polissonnerie de saison. Private Parts joue du
double sens, lié à l’anatomie, à l’hôtellerie, aux parties génitales et
spatiales, il met à nu les corps, le décor, les cœurs, la rancœur, il révèle
les secrets généalogiques et les pulsions létales. Refoulée à L.A. d’un
appartement maritime tandis qu’elle espionnait les ébats de sa colocataire très
vénère, Cheryl vole la voleuse hargneuse et se réfugie en ville, en famille. Mal
lui en prend : sa tantine ferait passer Margaret White pour un modèle de
mesure pédagogique. Pour Martha, le puritanisme doit régir l’existence et le
corps ne mérite que la mort. Dans sa bouche courroucée, il s’apparente à une
prison, à l’instar de sainte Thérèse d’Avila citée par l’Antonioni de Rien
que des mensonges.
La boue de la chair, ma chère, tu vas
devoir t’en délivrer, quitte à semer sur ton chemin (de croix) deux ou trois
cadavres de curieux, de malheureux. Le film pourrait se résumer à ce portrait
terrible et risible, à cette mégère frigide et pharisienne supposée agir pour
le bien de sa progéniture traumatisée, dissociée, renvoyée à sa poupée
gonflable au masque interchangeable. La scène la plus puissante de Private
Parts survient lorsque George injecte à l’aide d’une seringue au creux
des jambes abstraites de l’objet rempli d’eau du lavabo son propre sang prélevé
à vif, sublimation d’éjaculation parée d’une beauté totalement névrosée, le
liquide écarlate envahissant lentement la cage thoracique de l’avatar en
plastique. Un autre moment mémorable se déroule dans une salle de bains à la
cloison percée. Cheryl se sait observée, veut l’être, s’en amuse et s’en
délecte, offerte sous son loup noir offert, déposé sur son lit, puisque ici chacun
pénètre la chambre d’autrui puis son esprit, l’espace en extériorisation des émotions,
en matérialisation des architectures mentales. Nul hasard que l’état des lieux à
tort méconnu évoque parfois l’Overlook surcouvert de Kubrick & King (Shining,
1980), car une même folie étasunienne et mémorielle, mélange de rance et
d’impuissance, y loge à demeure, à domicile d’asile. Avec une précision de
scalpel et une constante empathie-ironie, Bartel cartographie les USA en maison
de fadas, en cimetière insoupçonnable, insoupçonné, planqué au creux d’une cité
des anges diaboliques filmée comme un quartier paupérisé, anxiogène, de New
York, cité de naissance du cinéaste.
L’union de la psychopathologie urbaine
et du féminisme candide engendre un métrage de passage à l’âge adulte, d’Alice
de Lewis dans les villes, un salut à Wenders. Jusqu’à un certain point, Private
Parts rime avec Lemora et Suspiria, révérend (Moon,
molto homo) et couloirs corporels inclus. Derrière la porte presque langienne
se tient le visage hideux d’une mère meurtrière, la jolie frimousse d’une gosse
voulant être une femme, prise pour telle, sens duel, promise in extremis à se substituer à la marâtre
rendue muette, empalée à l’horizontale, grotesquement revêtue d’une robe aux
motifs arachnéens, cadeau sexy du
fils hermaphrodite épris lui-même occis par la chute d’un projecteur, en bonne
logique diégétique. Sur son escalier à la Gloria Swanson dans Sunset
Boulevard (1950), elle reprend vieillie, blanchie, la réplique guère
accueillante – j’adore la façon dont on prononce en VOST le français « clientèle »
– de son ancêtre partie rejoindre en enfer son rat blanc favori, précédemment
électrocuté par un trousseau de clefs, olé. À la fin de Psycho, Norman Bates
s’exprime avec la voix de sa Norma maternelle et Bartel reprend à bon escient
ce doublage fantomatique au carré. Le cinéma, finalement, ne déploie que des
spectres réels, capables ou pas de nous toucher, de nous interpeller, de nous
renvoyer (à) notre noblesse-bassesse. Porté par les performances remarquables de
Lucille Benson, Ayn Ruymen et John Ventantonio, trio bientôt illustré à la TV, triangle
de vaudeville incestueux point miséricordieux, Privat Parts parle (un
peu) de paternité, de police, (beaucoup) de culpabilité, d’humanité,
d’enterrements et d’égarements.
L’auteur y commet un caméo en poivrot
de parc mais s’impose dès son premier essai en virtuose de la psychose, de la
solitude, des amours impossibles et maladives. Acteur amical pour De Palma,
Dante, Fuller, Burton, Landis, Fincher, Carpenter et réalisateur du renommé Eating
Raoul, des disons davantage anecdotiques La Course à la mort de l’an 2000 (1975) et
Cannonball! (1976),
Paul Bartel délivre une œuvre souriante, pénétrante, indépendante, cf. le clin
d’œil à Republic Pictures, une sorte de vrai-faux giallo, cf. le générique
coloré, dont la sincérité, la justesse, la débrouillardise dépressive
persistent à séduire en 2018 – Private Parts, précisons-le, vaut
vraiment la peine (le plaisir) d’être partagé, en public ou en privé, allez.
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