Tournage dans un jardin anglais : Les Duellistes


Une vie et deux ou trois opinions à partir d’une galette neuve presque gratuite.


Franchement, on ne donnait pas cher de la peau de Michael Winterbottom après le catastrophique The Killer Inside Me (Jessica Alba bêtement tabassée par le frérot de Ben Affleck, Jim Thompson s’en marre encore et nous itou) ni de celle de Steve Coogan, découvert en journaliste gérontophile pour le loupé Philomena de Stephen Frears ; quant au cinéma méta, sous-genre en soi, il nous donnerait plutôt la migraine que la trique (cf. la queue et la tête du titre original animalier, jeu de mots idiomatique sur cock et bull), même porté par des Auteurs de valeur (alourdis cependant de nombreuses réserves, appréciez, s’il vous plaît, l’alexandrin taquin) comme Federico Fellini ou François Truffaut : à tout prendre, le cinéma peut certes longtemps continuer à se regarder le nombril au miroir de l’écran, dans un espace-temps autarcique et narcissique, geignard ou jovial (l’impuissance italienne et la chorale française, on s’en contrefiche assez) mais alors à l’intérieur d’histoires ou de supposés genres (l’horreur, mon saigneur) nourrissant la réflexion de chair extérieure, fictive et documentaire à la fois, en carburant narratif et théorique (je pense au Voyeur, à Body Double, à Mulholland Drive, belle trinité à côté/au cœur du sujet) – évitons les mystifications et gardons-nous d’évoquer en outre le cas (d’école) d’un Quentin Tarantino, parangon de la post-modernité cinéphilique, ex-gérant de vidéo-club boulimique et oisif pris pour un vrai cinéaste, sinon, désormais, pour un historien (l’Histoire, ce roman fondamentalement national, à la sale saveur nationaliste, souvent écrit par de piètres scénaristes assermentés), signe symbolique et risible d’une époque médiocre (les autres ne valent mieux) où l’on confond un transparent président de région avec un chef de gouvernement épris de normalité, à présent de liberté (l’égalité, la fraternité, il doit laisser cela à la meute cynique d’insupportables candidats à ses basques, hallali à la Oscar Wilde sur le Pouvoir qui les fait tous saliver, bander, mouiller, tant pis pour les serfs et les outsiders priés d’aller voter, de désigner dimanche leur prochain chasseur, ou leur Diane chasseresse décolorée, merci à la parité).


Parlons donc de cinéma, cela nous détendra, nous calmera (quoique) : Tournage dans un jardin anglais raconte la transposition du Tristram Shandy de Laurence Sterne, matrice plus ou moins apocryphe (elle-même sous influence cervantesque ou swiftienne) de notre Jacques le fataliste et son maître (Denis Diderot néanmoins davantage libertin que le vicaire d’Angleterre), dans le cadre surcadré, au carré, d’une production à petit budget (comment, dès lors, faire croire à une bataille belge, au spectaculaire de sa reconstitution en ersatz des morceaux de bravoure géométriques de Stanley Kubrick selon Barry Lyndon ? L’arrivée d’une star de la TV, ufologue fictionnelle de Vancouver émigrée à Hollywood, pourrait arranger l’affaire financière, Gillian Anderson se prêtant avec séduction et sourire à son caméo de gourgandine magnanime, pas encore flic féministe et frigide du surfait feuilleton The Fall pour la petite lucarne britannique) menée par un duo d’aimables bouffons (Stevie C. flanqué de Rob Brydon, faux sosie décati de Hugh Grant en faire-valoir lui volant quasiment chaque scène, le tandem achevant son numéro à la Laurel et Hardy dans une salle de cinéma en bordure de générique final, lieu idoine pour évoquer la possible tension homosexuelle sous-jacente de leurs échanges, légendaire spécialité insulaire, et se livrer à de savoureuses et spéculaires imitations d’Al Pacino, dans Le Parrain ou pas, sans omettre un soupçon de Barbra Streisand) présentés en introduction au maquillage, filmés en sages champs-contrechamps de making-of intégré à la diégèse, les suppléments superflus du DVD (malgré un fou rire communicatif de Keeley Hawes en train d’être honorée, habillée, par son époux de pellicule au mécanisme lockesque, voire pavlovien, ou un délectable entretien d’un quart d’heure in situ de l’acteur l’incarnant avec le conservateur du musée domestique dédié à l’écrivain – vous suivez ?) rendus caducs par le procédé du work in progress dédoublé (le film dans le film se raconte avec ingéniosité, légèreté, s’alimente à la persona, à l’image publique de ses protagonistes-têtes d’affiche, retrace son élaboration jusqu’à sa réception, fraîchement accueilli par l’équipe en partie déjà disséminée, l’esprit ailleurs, grande famille provisoire séparée aussitôt).


Adaptation réduite et réussie d’un roman (lui-même réflexif, bien avant que le concept n’effleure la langue et le discours des contemporains) réputé inadaptable (paresse de langage et manque d’imagination des équivalences, allez demander ou visionner ce que fit, brillamment, David Cronenberg du Festin nu de William S. Burroughs puis de Crash de James Graham Ballard), suivie avec un enthousiasme et une gaité constants, surprenants (pour les raisons supra), le métrage de Winterbottom doit beaucoup au signataire de son script drolatique, subtil et lucide, Frank Cottrell Boyce, déguisé du pseudonyme de Martin Hardy (comme Thomas, avec ou sans relecture de Tess d’Uberville par Gérard Brach et Roman Polanski ?), collaborateur fidèle et enfui (avec cet opus-ci) du réalisateur, autant qu’à une troupe exemplaire du jeu outre-Manche (les deux comparses dissertent à un moment sur la retenue providentielle, la placidité expressive du cinéma par rapport à l’interprétation télévisée), mélange de réalisme, d’ironie et de sensibilité ; on citera par conséquent, avec un plaisir évident, les principaux noms d’une distribution à l’unisson, très à l’aise dans l’exercice délicat de se représenter, d’incarner son métier, tout en esquivant, modestement et pudiquement, l’étalage de son insaisissable intériorité, la pénultième apparition paradoxale (du comédien) de la poupée russe emboitée censée détenir, exposer, l’essentiel soi : Ronni Ancona en attirante productrice à poigne, l’enfantine et musicale Shirley Henderson (Susannah/Shirley, pas York ni Temple), Naomie Harris & Kelly Macdonald, paire féminine différenciée par trois lettres (Jennie versus Jenny), leur couleur de peau opposée (cosmopolitisme d’Albion dont même la ruralité fermée de la série Inspecteur Barnaby témoigne dorénavant) et leurs rôles respectifs (maîtresse-assistante férue de Robert Bresson ou Rainer Werner Fassbinder, le premier traducteur notoire, assisté par Jean Cocteau, d’un épisode du Fataliste devenu l’envoûtant Les Dames du bois de Boulogne, contre épouse-mère venue visiter son acteur préféré le temps d’un week-end) – du côté des messieurs, nommons Roger Allam (supérieur paternel du jeune inspecteur Morse) en agent proposant des ouvrages navrants (un brin de pédophilie by HBO, on en sourit), Stephen Fry en exégète, Ian Hart en scribe rasé + Dylan Moran adepte des forceps et de melon explosé, sorte de fusion des jumeaux Mantle de Faux-semblants à lui tout seul.


L’alerte réflexion en action sur la création, la connexion des contradictions, les correspondances et les dissonances de l’existence, les affres et les extases de la paternité miroitée (le créateur et le géniteur), les échos rigolos de l’ego, possède une poignée (de livres sterling, les euros à la niche depuis le Brexit) de séquences réjouissantes, notamment celle, scandaleuse (on y aperçoit l’oiseau du puceau, de quoi rendre hystériques les partisans puérils du tabou génital infantile), du gosse émasculé/circoncis par une fenêtre à guillotine (une pensée pour la Cérémonie hexagonale, à la Bastille ou ailleurs), de l’accouchement à la temporalité dilatée (tel un col utérin), du narrateur-acteur leader nu, enfermé à taille d’homoncule dans un utérus transparent éclaboussé, face à l’ébahissement de ses petits camarades devant cet improbable croisement de L’Homme qui rétrécit, Parle avec elle et La Mouche noire (les psychanalystes s’amuseront à gloser sur cette acmé de réminiscences massivement sexuelles), le tout emballé avec précision et vivacité (caméra souvent en mouvement, à l’instar de l’élan d’ensemble, sûreté de composition des cadres nullement sacrifiée à un effet de reportage, justes noces des différents régimes d’énonciation, unis dans une trame unique d’imagerie, le format 2.35 habilement utilisé en double marqueur méta, indice du film historique et du film tout court, par opposition aux téléfilms et aux titres a priori plus intimistes), étayé par des citations musicales empruntées aux registres de Michael Nyman, Nino Rota, plus un zeste de Georg Friedrich Haendel, ici arrangé par le complice de Peter Greenaway, de Robert Schumann et de Jean-Sébastien Bach, histoire d’apaiser le bébé bientôt assoupi par une chanson de son papa, épicé par des clins d’œil pertinents et marrants, de Spartacus à Robin des Bois, prince des voleurs, de Braveheart à Retour à Cold Mountain, du Tour du monde en quatre-vingts jours (la version avec Jackie Chan) au Seigneur des anneaux, sans négliger les allusions à Columbo, Alerte à Malibu et bien sûr X-Files : Aux frontières du réel (rassurons le lecteur : cela ne tourne jamais au catalogue, cela fonctionne bien, cela se justifie en touches graciles).


Oui, Tournage dans un jardin anglais (translation française inspirée) séduit par son rythme (arrêts sur image commentés inclus), sa brièveté, son absence réconfortante d’esprit de sérieux, de dimension universitaire : pas de pensum à l’horizon (d’attente), pas de prise de tête suspecte (à la place, du split screen subliminal), pas de salmigondis citationnel en guise de cache-misère à la pauvreté ou à la complaisance du récit – Winterbottom, avec sagesse et finesse, dresse le portrait d’une communauté qu’il connaît bien, qu’il côtoie de près, avec empathie et sympathie, avec élégance et prestance ; on pouvait redouter une valse des pantins, Martin Scorsese dans la coulisse shakespearienne, et l’on découvre finalement, heureusement, un divertissement intelligent, un film-champagne euphorisant et bien senti, la démonstration que l’on peut réaliser un feel good movie (sous-catégorie généralement cynique et sinistre) sincère et pas patibulaire, ne cherchant pas à berner le spectateur avec une mythologie de pacotille (la Littérature, le Cinéma, l’Art, l’Amour), à lui faire oublier un effrayant filigrane (infos à la radio en voiture sur la guerre en Irak), à l’endormir sous le poids d’un décor ou d’un costume (problème de talons en perspective, matérialisation des rivalités et exposition du peu de tact accordé aux dites petites mains de l’équipe, la pauvre costumière en second passant dessus une nuit blanche en vain au petit matin) ; tout se termine par un bouquet-repas mental, choral (une décontraction éclairée à la bougie, à des années-lumière du salut pareillement nocturne et pourtant théâtral, en regard caméra, mâchoires serrées, de La Femme publique), durant lequel cette histoire sans queue ni tête, pas sans panache ni ramage, explicite son origine et paraphe sa moralité badine, ébats taurins à l’appui, comme si l’histoire pleine de bruit et de fureur, ne signifiant rien, du roi d’Écosse (ou de Stratford-upon-Avon) se voyait réécrite (redacted, dément De Palma dans sa rage froide) avec une saine énergie et une (douce) folie, tant pis si ceci s’exerce au détriment de la mélancolie latente du thème (la mortalité devinée programmée, la courte vie va toujours plus vite que l’autobiographie, le chaos finit pas avoir le dernier mot, y compris dans nos productions esthétiques) : allons, rions (un peu) tant que nous le pouvons et ne boudons pas la joie du rafraîchissant détour dans cette estimable serre au grand air.


Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir