Prick Up Your Ears


Être et avoir, voir et entendre.


Sur une célèbre plate-forme de « contenus adultes » (QG montréalais, ce qui nous ramène à Cronenberg au temps de Rage avec Marilyn Chambers, éminent et mémorable transfert de blue movie, boucle bouclée, donc), on trouve désormais une « catégorie » un brin particulière : il s’agit, croyez-le ou non, d’un service d’audiodescription, disponible sur environ une soixantaine de scènes hétérogènes (gay inclus). Puisque la vie s’avère courte et notre patience tout sauf inépuisable, on se piqua d’écouter, de se borner, au (court) premier segment hétéro (notre orientation sexuelle, sorry ou pas), une version remontée (abrégée) de Sexy Threesome in the Office. Comme l’indique l’allitération assez peu racinienne (quoique) de son intitulé, la saynète encapsule un triolisme (Cronenberg, bis, surtout celui de Faux-semblants) au bureau, produit très « calibré » de chez Brazzers, aussi passionnant et surprenant qu’un débat présidentiel à plusieurs, qu’un gang bang verbal pré-électoral. Sous le prétexte éventé d’un entretien d’embauche, Ava Addams (brunette francophone) & Riley Jenner (blonde en silicone) s’adonnent aux joies du « ménage à trois », en compagnie d’un patron impliqué dans le recrutement de ses salariées. Durant sept minutes et demie, une voix off féminine anglophone présente les candidats (au poste, au plaisir), surplombe les (d)ébats, décrit précisément leur froid combat (inutile de chercher un quelconque affect, une once de véracité, dans la facticité d’ensemble). Nous voici devant, jamais dedans, pour ainsi dire, un troublant exercice comportementaliste, où la pornographie, par définition excès de monstration, y compris jusqu’à l’abstraction, tente de pallier les déficiences de la vision par une double couche sonore (le « son direct » ne succombe pas, le mixage se contente de le placer en retrait, à l’arrière-plan du champ auditif, en contraste désaccordé avec la proximité des chairs), de remplacer une image défaillante ou manquante par son ersatz phonique, que profère une chimère fantomatique (muse, « salope » », scientifique, oculiste, sirène obscène).

Dans un registre similaire, la balade en bagnole de Marion Crane dans Psychose, avec ou sans les cordes urgentes et anxiogènes de Bernard Herrmann, demeure un « cas d’école » pour « étudiant en cinéma ». Ici, le pouvoir du son (non musical) ne vient plus redoubler la puissance des plans (ou forer leur neutralité télévisée d’un abîme de tension, de folie sur le point de tout emporter), il cherche sciemment à se substituer à la surfiguration du genre – le mode descriptif cherche à ériger à partir d’une imagerie disparue un imaginaire du désir. Jouez le jeu, fermez les yeux : l’objectivité de l’hôtesse, sa froideur de doctoresse, le lexique utilisé, anatomique et trivial, le soulignement des didascalies et la verbalisation des procédés techniques déployés (fondu enchaîné, cut, point de vue subjectif) relèvent à la fois d’un procédurier procès-verbal à la Ballard (Crash, Cronenberg ter) et d’une transmission de représentation (d’un récit simultané) en ironique (davantage que lubrique) révélateur de l’automatisation des performeurs, de la fausseté généralisé de l’épiphanie de poche, formatée, rémunérée, interchangeable et impersonnelle (nul orgasme en coda, la doubleuse-doublure des doubles bodies achève son monologue, pas vraiment du vagin, par un laconique et expéditif « The video ends »). Redoublé par l’aveuglement volontaire, l’artificiel submerge le canal auriculaire ; (rap)portée par le discours suppléant, en supplément, d’une traductrice encore moins expressive que les annonces enregistrées en gare ferroviaire, la gymnastique se donne à voir et à entendre pour ce qu’elle signifie et incarne, un vide émotionnel et une abolition du physique pourtant surexposé. Les yeux grands ouverts ou fermés, le sexe ne passe ni par l’œil ni par l’oreille (surréalisme souriant du langage et réalisation provisoire du « corps sans organes » d’Artaud), il se dilue dans un hors-champ inaccessible (dans l’exemplaire adaptation-adultère cinématographique des accidents sexuels littéraires, l’évocation de Vaughan lors d’une étreinte à deux suffit à matérialiser le gourou, à susciter sa présence et à transformer la séquence de couple en « plan à trois », belle maestria suggestive d’un film rétif à tout racolage).

À sa manière, ce contradictoire commentaire sanitaire, altruiste et robotique énonce de la façon la plus claire, vocalisée au carré, que la voix ne ment pas, ne trompe pas (on perçoit la fatigue ou la joie d’un proche au téléphone, disons), que les images sans la bande-son, même de saison, d’occasion, s’échinent en vain à produire un début d’érection, de surcroît dans le cadre d’une situation et de silhouettes aussi scolaires, ressassées, paresseuses et réduites à un cliché (désolé pour les deux dames). Avec la fonction described, le bureau, les tableaux, les bouquins anodins, la fenêtre au store tiré, les murs roses qu’un coup de pied, de poing ou de reins suffirait à démonter (on pense aux cloisons coulissantes de La Corde), tout concourt à créer un pur placebo de sexualité, de spectacle, de (navrant) « divertissement adulte ». Au cœur du simulacre audiovisuel (a contrario de « l’inquiétante étrangeté » sensuelle/sensorielle des soundscapes d’un David Lynch), au sein de la mécanique des automates et des automatismes, la tristesse (versus l’innée mélancolie des films du Canadien) advient, unique réalité à contempler par la vue et/ou l’ouïe. Ce X-ci, arbitrairement (et commercialement) dépourvu du « temps réel » de sa durée originelle (une vingtaine de minutes en moyenne, temporalité impartie de la vignette, de la jouissance indirecte), peut bien nous inciter à prick (double sens, of course) up our ears, il échoue en stéréo (Cronenberg, encore et encore) à nous exciter, il nous met face à une césure-imposture brechtienne dont seul le silence, in fine (ou alors « les soupirs de la sainte et les cris de la fée » poussés dans la « vraie vie », au lit ou ailleurs, par nos cassandres – maudits mots – et circés – les hommes, tous des pourceaux, mon salaud – nervaliennes), parvient à nous prémunir, à nous guérir, à nous donner vraiment envie de jouir. Oui, oui, baby à l’invisible pussy, hurle en sourdine, parle (tout) bas ou bien tais-toi, mon inhumaine chérie.

                         

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