L’Animal écran : Demain les chiens


Mammifères familiers, congénères légendaires.


En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte.
Franz Kafka, La Métamorphose

Andalousie je me souviens
Francis Cabrel, La Corrida

Eat my pussy
Anonyme

Sous ce titre terriblement freudien – cf. le célèbre « souvenir-écran », notez dès à présent, cependant, la disparition du trait d’union, laissée à l’interprétation (du lecteur) – se trouve un opuscule paru en 1996 à l’occasion d’une « manifestation » organisée par la Bibliothèque Publique d’Information au Centre Georges Pompidou (éditeur itou) l’année précédente (centenaire du cinéma, faut-il le rappeler), joliment intitulée Animalia cinematografica. Il se compose de trois courts essais thématiques signés par un critique/réalisateur/enseignant, Jean-André Fieschi, un philosophe, Patrick Tort, et un psychanalyste, Patrick Lacoste ; un petit « cahier iconographique » de photographies en noir et blanc sépare le premier des deux autres, un « index des films cités » et des « références » bio-biblio-filmographiques complètent le tout (au prix de « 100 francs », monnaie d’antan). En couverture, la « danse » de l’éléphant (pas sa « marche » de « bébé » pour Hatari ! due à Henry Mancini, certes) du Slon Tango (en vidéo) de Chris Marker (Igor Stravinsky arty sur la bande-son et dédicace à « Juju »). Ceci se lit vite et bien, cela récapitule et stimule assez. Chacun écrit à sa façon et selon son horizon. L’impressionnisme historique et rhétorique de Fieschi esquisse ainsi les enjeux cinématographiques et moraux (oh, le gros mot) de la bien nommée « prise de vues », du piège scopique, du cadre-cage, des dérives du spectacle (sensationnel, sensationnaliste) dépourvu de vrai regard (le film conçu en suite dynamique et dialectique de plans, non d’images, le cinéma perçu en art du temps et de l’espace, pas en best of de dangers filmés). « L’ontologie » du « montage interdit » d’André Bazin, le POV de Jean Rouch chassant l’hippopotame versus le sirop d’épouvante de Walt Disney ou les dragons de Komodo de la super-héroïne Nicole Viloteau, so.


Le commentaire universitaire de Charles Darwin (intronisé « scénariste ») démontre avec clarté la portée (à peine masquée) politique de l’anthropomorphisme courant, particulièrement à l’écran. Lacoste s’appuie sur la théorie évolutionniste (largement préférable aux inepties créationnistes, affabulations de fascisme soft), souligne sa multiplicité (sélection naturelle, sexuelle, sociale, morale, bis), étudie/énonce deux « paradigmes » principaux, celui de la ressemblance et celui de la différence, dans nos rapports aux bêtes, belles et fonctionnelles, à la croisée de l’esthétique et de l’utile. Parler d’elles avec nos mots à nous, associer, sinon assimiler, les deux p(l)ans de réalité, relève in fine de l’idéologie, cherche à justifier, légitimer, un ordre établi, une « nature » des êtres et des choses donnée telle quelle, « sous l’aspect de l’éternité », pour s’exprimer comme Baruch Spinoza. En bonne orthodoxie réflexive, l’approche psychanalytique se préoccupe (et s’ouvre par un drolatique florilège d’expressions relatives au sujet-objet non verbalisé) de parole, de langage. Au sein de la toujours troublante « économie » (voire « scénario ») lexicale et libidinale, le cinéma peut verser dans le réductionnisme (Mon oncle d’Amérique ou le pénible tandem miroité de Henri Laborit & Alain Resnais), s’élever vers l’analyse indirecte (Orson Welles et le rosebud clitoridien de Citizen Kane, « roman familial » matriciel du « septième art »). Jules Renard (on sourit) remonté, Luis Buñuel et son canidé andalou, Léonard de Vinci et son (faux) vautour, la Sphinge d’Œdipe, Francisco de Goya dévoreur saturnien ou Titien tricéphale : Lacoste parcourt les repères artistiques en énonçant les sacro-saintes stations de sa doxa disciplinaire (déplacement, condensation, oralité, analité, animalité, castration, angoisse), avant de conclure par une rapide introspection-réconciliation des tensions, à l’unisson (en doublon) d’un cri de cauchemar adulte very Edvard Munch et de nouveau-né adoré, « origine du monde » personnel + insertion dans la collectivité fantastique du réel désormais spiritualisé.               


Une vingtaine d’années après – autant dire un siècle ou presque à l’époque du « temps réel » accéléré, simultané, mondialisé –, nous voici à l’ère (meurtrière, altruiste) des espèces « en voie de disparition », « protégées » (implicite lien de causalité), de la reconnaissance (en France) textuelle, institutionnelle (encore trop symbolique, déplorent les partisans de la cause de la faune), de la « sensibilité » animale, donc de sa possible souffrance et probable maltraitance (sujette à condamnation, abattoirs ou non). On chérit et chouchoute nos « 30 millions d’amis », on les sonde avec des psys (aux États-Unis), on les soumet à l’expertise de « comportementalistes ». Le végétarisme devient végétalisme puis carrément végan. Devant l’objectif, les bestioles petites et grandes connaissent une assomption au statut de hérauts vivants (transcendance de l’immanence) du Beau, du Bien, du Vrai, la meilleure raison, la plus « innocente », désintéressée, de « sauver la planète », d’embarquer, le temps de documentaires « spectaculaires » mâtinés d’empathie et de ralentis (cf. le récent Planète animale de la BBC), à bord d’une arche biblique 2.0 (celle, par exemple, du raté Noé de Darren Aronofsky) ou d’une Amérique pittoresque, potteresque, peuplée des Animaux fantastiques de la Britannique (et sympathique) J.K. Rowling, romancière milliardaire mais apparemment piètre scénariste (exemplaire publié-survolé en français), en écho aux travaux pareillement rigolos du Stephen King de Peur bleue, histoire de loup-garou relou, d’hybride insipide (saluons néanmoins l’évocatrice contribution graphique à sa lycanthropie livresque, calendaire, de l’émérite Berni Wrightson). Moins mangé, davantage sauvegardé, live ou numérisé (moult « dessins animés » sans âme ni dessins, parfois en 3D), l’animal, sur son piédestal politiquement correct, parmi nos imaginaires émollients, se « taille la part du lion », pour de bon (ou du rat, rajoute La Fontaine et la Sondra Locke de l’émouvant Ratboy). 


Il existe également un verso (« pervers », volontiers « pathologique ») au chromo, un revers d’ombre à la lumière salutaire, une « part maudite » du gentil bestiaire (édifiante spécialité littéraire médiévale) domestique ou exotique censée donner la trique aux (a)mateurs en ligne : avec Internet, la zoophilie se donne à voir, à entrevoir, dans sa littéralité la plus ridicule, attristante, intolérable, écœurante (les deux dernières options à destination des membres de la SPA, oui-da). La Chienne de Jean Renoir (Janie Marèse, classée « art et essai ») et La Chatte de John Leslie (Selena Steele, classée X) peuvent « aller se rhabiller », sans même (se) remémorer les ébats de Georgina (Spelvin, spéléologue en huis clos sartrien) avec son gros boa (The Devil in Miss Jones de Gerard Damiano) ni les émois de Drusilla (Teresa Ann Savoy, modèle préraphaélite lubrique), sister en solo, à l’étalon, de Tinto Brass (Caligula l’incestueux et non camusien, quoique), assortis d’une pensée incarnée pour la rayonnante Roselyne (l’Isabelle Pasco de Tchéky Karyo) aux lions, bis, de Jean-Jacques Beineix (qui transforma Béatrice Dalle en félin virginal et vocal à la fin de 37°2 le matin, mine de rien). Bien baptisé « marché de niche », cette imagerie atteint, fait atteindre au spectateur sidéré, une sorte de point de non-retour de la figuration, lui donne à éprouver une « expérience des limites » (arrière, Philippe Sollers) au-delà de laquelle ne persistent-subsistent, finalement, que les territoires invisibles et au bord de l’indicible de la pédopornographie (à quoi rêvent les cyber gendarmes ? Mieux vaut l’ignorer, en vérité) et du snuff movie (« légende urbaine » fantasmatique et médiatique à la Max Renn dans Vidéodrome, de surcroît scandaleusement méta). Ici, nulle part, maintenant, éternellement, des jeunes femmes masquées ou à visage (impassible) découvert, taciturnes, masturbent/s’accouplent à (copulent avec) des chiens, des chevaux, tentent de recueillir leur semence, en extérieurs ou à demeure.


Pulvérisation du récit et du reste, mise à l’épreuve de la résistance visuelle, physiologique (et phylogénique), épiphanie manifeste (pardon du pléonasme) de la monstruosité latente des mythes antiques (Zeus cygne sexy pour Léda, voilà) ou de la fréquente « bestialité » métaphorique des contes de fées (Belle désargentée flanquée de sa Bête coquette, allez, avec King Kong en embuscade, entre les totems forcément tabous du World Trade Center prophétisé de l’entravée Fay Wray, ouais, blondinette teintée du « continent noir » de la féminine sexualité) – à la surface (ouf, un peu d’air clair), en mode mainstream (sus à la censure), cela ne vaut guère mieux, Les Chiens de paille de Sam Peckinpah (notoire enquiquineur de scorpions et de fourmis, remember l’ouverture de La Horde sauvage) à lire (ou dresser) à l’instar d’une transposition rurale et hardcore des observations ethnologiques, éthologiques systématisées d’un Robert Ardrey (accessoirement scribe pour Vincente Minnelli, citons ses adaptations de Madame Bovary, des Quatre Cavaliers de l’Apocalypse, et inspiration pour l’évolution molto ironique du Stanley Kubrick de 2001, l’Odyssée de l’espace, avec son « aube de l’humanité » garnie de singes assassins) ou d’un Konrad Lorenz (voisinage nazi, défilé d’oies « au pas de l’oie », en effet). Aujourd’hui, Jia Zhangke (via A Touch of Sin) explore la jungle du capitalisme international, « extension du domaine de la lutte » (nul n’ignore le goût de Michel Houellebecq pour les produits du National Geographic) où les animaux « dégustent » autant que leurs maîtres, en illustration didactique, cartographique et surtout cinéphilique du fameux homo homini lupus, possible devise (double sens, of course) de la finance (« ennemie » désignée de la « normalité » présidentielle ? Ne riez pas, pleurez plutôt, de dépit, de rage) carnassière et sans frontières, frères d’armes (de marchands) et de sang (vampirisme adouci de l’épuisement démocratique).


D’un écran (inversé, zoomorphe) à l’autre apparaissent en filigrane l’esclavage des « sauvages », leur exhibition d’exposition (universelle, Kanaks figés en freaks), l’altérité du semblable différé, délocalisé, « gorille » (dans la brume impériale) d’aimable quadrille (laisse de la liesse) un jour « d’unité nationale » tricolore footballistique (1998, trois décennies après la « chienlit » estudiantine du Général au bercail) ou silhouette « simiesque » à insulter un samedi soir de match abreuvé (de bière amère ou de haine « raciale »). Le cinéma (avec ou sans caméra), on le sent, on le sait, on le voit, on le redira, ne peut se couper (au montage) de la société, de la culture, de l’Histoire ; il élabore une mythologie et du même élan érige une anthropologie, son « impureté » congénitale (art, industrie, divertissement, mystique) le rendant toutefois irréductible aux hobbies de la sociologie, de la psychologie, inassimilable aux discours fertiles ou stériles de la cinéphilie à tendance structuraliste, de la pensée articulée, d’une hypothèse datée du psychisme (reformulons et enfonçons le clou kafkaïen : d’une imposture normative, lucrative, « thérapie » se piquant illégitimement de thérapeutique), résistant (jusqu’à un certain stade, celui de Leni Riefenstahl, disons) aux dévoiements de la propagande (instrumentalisation puérile de son caractère politique). Puisqu’il ne saurait exister de « genre » animalier (classement caduc, à l’égal de tous les autres, à l’encontre de l’unité fondamentale du matériau filmique), demeure le mystère mineur et capital de l’animal regardé, du troupeau (de la meute) épié sans cesse, au moins depuis Robert Flaherty (Nanouk l’Esquimau, docu-fiction hors-saison, Francis bis) et pourtant à peine vus, appréhendés, compris. Adam, « divin » duplicata, nomma d’abord les « créatures » autour de lui ; dorénavant, il les documente, se repent de les avoir tourmentées, à des fins « ludiques » (la chasse) ou scientifiques (la recherche).


Au boomerang de l’abîme, au petit jeu sérieux des outrages, des hommages, du plumage et du ramage (laissons le lecteur feuilleter les nombreuses pages « zoologiques » de ce blog), il court un risque dédoublé : parvenir à se reconnaître, délicieusement, horriblement, dans l’arrogant et rassurant (à double tranchant) concept « d’animalité », « dommage collatéral » de l’ascendance déterministe darwinienne, de la « blessure narcissique » freudienne, frangin du pacifique mathématicien de Dustin Hoffman, proie énamourée transmuée en prédateur-stratège redoutable, « lointain cousin » de l’androïde lyrique (Rutger Hauer for ever, même au lamentable Amsterdam gangstérisé) de Blade Runner (Ridley Scott en ventriloque architectural, imparfait, de Philip K. Dick, Joanna Cassidy en baudelairienne danseuse de serpent à paillettes), ou alors contempler dans la présence mutique, pas vraiment silencieuse (en cela, les animaux prolongent l’expressivité parallèle, précise et « poétique » des fantômes bruyants du « muet »), des proches « compagnons » originels sa prochaine disparition, annoncée par une guenon émancipée (la zélée Zira de La Planète des singes arpentée par Franklin J. Schaffner et Michael Wilson, dystopie seventies à la mémorable coda maritime) ou les cabots conteurs (chroniqueurs à la Ray Bradbury) de Clifford D. Simak, se narrant entre eux, au coin du feu, de génération en génération, sa légende, réminiscence d’absence (Mondo cane pacifié, mélancolique). En définitive, il ne reste plus à Koko, le gorille qui parle de Barbet Schroeder ou à Link (appréciez le nom en chaînon, manquant, évidemment), l’orang-outang voyeur de Richard Franklin (sur un script du regretté Everett De Roche), à apprendre comment se servir d’une caméra (une praxis à la portée d’un enfant, d’un « petit d’homme »), pour enfin advenir tels qu’en eux-mêmes le cinéma (mallarméen ou pas) les change et les révèle, au reflet infidèle de ses figures fatales et fraternelles.

              

Commentaires

  1. « L’existence de tout homme n’est que l’incessant combat contre ses propres dragons. » L'ile des dragons de Maurice Ronet
    "Quelle est donc la légende dont on puisse affirmer qu'elle ne possède pas de fondement dans la réalité? Aujourd'hui, je pose deux autres questions. La première : n'existe-t-il aucun rapport entre ces dragons de l'imaginaire et les dragons récemment découverts sur quatre des petites îles de la Sonde alors qu'ils y vivent depuis 150 millions d'années? La seconde : pourquoi ai-je été irrésistiblement poussé à me rendre là-bas pour regarder ces monstres dans les yeux, affrontant à cette fin mille tracas et, dans les derniers moments, ma peur?
    Vous verrez que ces deux questions n'en font qu'une."

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