Aka Ana : Femmes de la nuit
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre d’Antoine d’Agata.
Tourné à Shinjuku durant quatre mois « en
résidence », co-produit par Lazennec Tout Court, Le Fresnoy-Studio
national des arts contemporains et le Musée Niepce, monté par Yann Dedet
(Truffaut, Pialat, Cédric Kahn), primé à Belfort en 2008, Aka Ana paraphe le
passage au cinéma du photographe Antoine d’Agata, formé à New York par Nan
Goldin et Larry Clark, ancien de Magnum, animateur d’ateliers divers et
commissaire, en 2013, d’une exposition consacrée à Marseille, sa ville natale,
en images internationales. Sur son profil laissé à l’abandon depuis 2009, celui
qui se définit non comme un artiste mais un « agent de
contamination », à la fois « saint » et « fou », cite
Durrell, Miller, Pessoa, Debord et Godard, récuse le « commentaire
photojournalistique » autant que le « voyeurisme », souligne le « mensonge »
ontologique, politique et le « langage de classe » de la pratique
photographique, la seule « innocence » des tirages à trouver,
peut-être, dans les « albums de famille ou les fichiers de police » ;
en entretien (pour Libération ou Télérama), il rajoute les noms
d’Artaud, Bacon, Céline, Warhol, oppose l’obscénité du monde à celle supposée
de ses œuvres, s’élève en situationniste (et drogué psychanalysé) versus une société consumériste, un
système utilitariste, le « monstre Internet » nourri par une « accumulation
sans fin », jusqu’à « l’effacement » visuel, la « perte
d’identité ». Apatride cosmopolite, père de quatre filles, homme dans la
marge et cependant reconnu, âpre et doux, il affirme désormais une « vraie sérénité »,
la « position juste » d’un « bonheur en creux ». Tout ceci
ne saurait certes nous déplaire, néanmoins, hélas, Aka Ana ne convainc pas,
n’incarne pas ce parcours respectable, moral (ancien désir adolescent de
prêtrise) et immoral (certains ne manqueront pas de lui reprocher de participer
à ce qu’il condamne, de donner dans le gonzo – tendance Hunter S. Thompson et reprise du X – esthétisant plutôt que de s’inscrire dans le sillage de Kenji
Mizoguchi, auquel nous empruntons le sous-titre de notre article, peintre
émérite et mélodramatique de la piètre condition des prostituées nippones,
d’ailleurs déjà fréquentées, en reflet).
Dans le cinéma de d’Agata – Atlas (2013) paraît prolonger Aka Ana, étirer le métrage d’un quart d’heure et le mettre à
jour de manière cosmopolite via un
brassage des langues à la Babel –, le journal intime devient documentaire
narratif, et inversement, la praxis se substitue à la mimesis, sans que
celle-ci disparaisse tout à fait, l’observateur se mue en acteur, objet-sujet
d’un univers nocturne saisi au plus près des corps, des visages, des voix, en infra-rouge et cuts noirs. Nous voici plongés dans une pornographie arty, immersive, durassienne (on pense
souvent à Hiroshima mon amour), doloriste (on se souvient également du Romance
de Catherine Breillat, pas seulement pour le point commun du bondage), régie par l’absence de
jouissance (Bazin parlait, lui, de « montage interdit »). La césure
entre l’image – chapelet de positions, de textures, répétition-variation du
même – et le son – psalmodie à la première personne de sensations, de
réflexions, de questions, de récollections – rétablit formellement une
frontière au sein de ce magma qui se
voudrait bien pasolinien, qui se révèle in
fine assez puritain, le moralisme en filigrane flagrant du mélancolique « empire
de la tristesse », couplé à son abstraction congénitale et à sa fausseté
fondamentale. Sincère et cohérent, son camp choisi depuis longtemps, d’Agata
n’échappe pas à un provincialisme du regard qui rend les cinquante-huit minutes
(développées à partir des vingt-deux d’un court) de son « reportage embarqué »
bien longues et jamais scandaleuses, ni scabreuses, en dépit ou à cause d’un
zeste de zoophilie et d’un soupçon d’automutilation. Ici, on ne bande pas, on
mouille et on se pénètre à peine, la chair apparaît aussi marbrée que celle des
cadavres (réminiscence du Mortuary de Tobe Hooper) et les yeux
morts de l’amante un peu trop baudelairienne nous fixent sans nous voir,
aveuglés à l’instar de l’ultime victime de [REC].
Outre les influences relevées supra, le photographe nous ressert
l’increvable Origine du monde de Courbet, « point aveugle » et « angle
mort » des blue movies, de la New French Extremity et tutti quanti
(l’environnement sonore machiniste, vaguement anxiogène, fait écho à Lynch ou
Noé). L’explorateur des territoires périphériques, sacrés, sinon sacralisés
dans leur déréliction de damnés, leur beauté d’horrifiés, ne montre rien
d’original ni n’énonce rien de capital, et son brûlot glacé ne s’embrasse à
aucun moment d’un feu de vérité, peu importe sa nature, son imposture (alors
qu’elle parvient à sourdre, même rarement, dans le « divertissement pour
adultes » mainstream), frôle
constamment le témoignage retravaillé, au risque de l’innocuité embourgeoisée.
On s’attendait à du Maldoror prohibé aux mineurs (la plate-forme se borne à un
consensuel « interdit aux moins de seize ans ») et l’on récolte quasiment
du Marc Dorcel expérimental, vocal, désincarné, saturé de placidité. Au fond
(du vagin, « bouche d’ombre » et d’illumination, matrice de vie et
malédiction de mort), l’auteur commet une erreur de (cinéaste) débutant, il
confond nudité et intimité, copulation et révolution, aporie et récit, stase
temporelle et extase existentielle. Il existe un conformisme des « conduites à risque » (les plans d’injection de came en POV ne possèdent pas une once
de la puissance-déchéance du Bad Lieutenant de Ferrara), une
stérilité de l’altérité, un silence de la surexposition et « l’acte manqué »
explicite, ironique, de l’affiche – une femme bâillonnée, la face levée, entre religieuse
et victime –, le surplomb discursif en monologue chuchoté de littérarité, soporifique
de préférence à hypnotique, verrouillent à double tour (d’écrou à la Henry James)
la double parole, celle des mots, celle du body
language, pourtant revendiquée, offerte en sacrifice, en supplice, en
offrande spectaculaire (danse inaugurale sur scène) et spéculaire (abîme
nietzschéen à regarder, si vous l’osez, droit dans vos propres yeux
salis) : Aka Ana, voilà, ne donne vraiment à voir ni à entendre, dans le
hors-champ du cadre, derrière le pseudonyme occidental ou un « Iku »
local générique, aucune des femmes filmées, au lit ou dans une forêt finale à
la Blair
Witch (gros plan d’un œil idem).
Là réside sans doute le plus gros
défaut de cette incursion « interlope », en huis clos, dans une estampillée
intériorité, proposée en antidote au lavage de cerveau rétinien, infligé au
quotidien aux cinéphiles-citoyens, avec leur paresseuse complicité. Dommage,
car affleurent des secondes de grâce, de promesses, de délicatesse sauvage, par
exemple l’ouverture, valse dans les ténèbres à la William Irish, la fermeture,
marche solitaire en auto-escamotage à la Richard Matheson (au ralenti, contre
un mur, inversion paupérisée du glamour
des déambulations de Maggie Cheung dans In the Mood for Love), deux ou trois
épigrammes poignantes (« Sors-moi de là », « Ne me laisse pas
seule », « Tous les jours, je meurs »), des ablutions devinées dos
tourné, des pieds (de lesbiennes) coupés, déchaussés, à la Buñuel, un client
hagard, comme si, sous la patine de la posture, par-delà le ballet sinistré
d’automates muets d’une installation d’art contemporain illusoirement malsain,
cherchait à percer un second film, plus proche de l’épiphanie des choses, d’un
réel libéré du solipsisme, de l’univocité de l’enregistrement transfiguré.
Cette Ana-là, à l’instar de sa sœur disparue de l’intitulé, lointaine cousine
de la Karénine, il faudra se contenter de l’envisager, de la rêver, de la
redouter. On se consolera en (re)lisant L’Érotisme de Bataille (ou Les
Larmes d’Éros, sa version allégée, illustrée), en (re)visionnant
l’imparfait mais attachant La Putain de Ken Russell, porté par
une mémorable Theresa homonyme, femme de chair, de sang et d’écran, outrageuse
et outragée, sublime et détruite, immanence-transcendance des catégories
pratiques et rassurantes (la sainte, la catin). Après l’échec disons de Baise-moi
et Love,
histoire de rester dans une filmographie hexagonale, une seule question brûle
nos lèvres refroidies d’athée : faut-il donc s’appeler Jésus-Christ pour
enfin savoir s’adresser à une « pécheresse », l’aider à se relever,
la regarder pour la première fois, en tant qu’elle-même un amour insensé,
insupportable, somptueux et superbe la change ?
Que des cinéastes, à rebours de la
bien-pensance, du cynisme, de l’instrumentalisation, apprennent un peu à rendre
compte de cette réalité-ci, dans sa complexité, dans sa pérennité, ils pourront
alors, qui sait, nous dire quelque chose d’eux, d’elles, de nous tous et du
mystère majeur, révélateur, polémique, hypocrite, du sexe tarifé, énamouré,
enténébré, filmé – en définitive, faire un cinéma qui mérite d’être découvert,
détaillé, décroché de l’imagerie dominante par son inscription charnelle et
intellectuelle sur (et surtout dans) nos peaux.
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