Les statues meurent aussi


Un conte nocturne, une fantaisie d’adulte.


À la fin du dix-neuvième siècle, les hommes inventèrent le « cinématographe », bientôt apocopé en familiers « cinéma » ou « ciné ». Le centenaire suivant vit l’essor, l’avènement puis le retrait de cet art commercial, populaire, fascinant, fasciste, baptisé « septième » en guise de bourgeoise respectabilité. Certains, à peine une poignée, en vécurent, d’autres, à peine plus nombreux, lui prêtèrent une part plus ou moins importante de leur temps de vie et de nuit. On loua, on blâma, on s’émerveilla, on se lassa. La TV, les jeux vidéo, Internet redéfinirent la superficie et l’emprise du territoire audiovisuel. Au nouveau millénaire, que les historiens font désormais débuter dans les ruines médiatiques et mondialisées du World Trade Center, le cinéma survécut, mua un peu via la numérisation généralisée de l’univers de l’espèce, s’enfonça en douceur, au quotidien, dans une agonie jolie, indolore. Les films continuaient à se faire, à « sortir » (le mercredi), à être commentés au « café du commerce » des blogs, des sites, des colonnes d’une presse elle-même moribonde, perfusée à la publicité. La Troisième Guerre mondiale (mémorable repère parmi moult conflits), les radiations irréversibles, la Terre stérile, l’exil facile, l’aventure exaltante, terrifiante, des stations orbitales, de la colonisation spatiale, l’insatiable biochimie, tout ceci « sonna le glas » d’une expression désormais évoquée en pure archéologie. Dotés de corps radicalement différents, de consciences inconcevables par le passé, d’horizons au-delà de la raison, des expectations, les hommes surent se passer des plaisirs scopiques, passifs, narratifs. Ils vivaient l’événement, ils ne se divertissaient (ou consolaient) plus avec son reflet stylisé, simplifié, sinon amélioré.

Quant aux machines, elles servaient, elles s’enthousiasmaient, elles dépassaient vite et bien le stade du questionnement sur/de leur « humanité » allègrement acquise. Que reste-t-il, aujourd’hui, d’une pratique étrange, édifiante, désolante ? Bien peu, à vrai dire, à part quelques souvenirs de nos arrière-arrière-grands-pères, resplendissants dans leurs atours de mortalité longuement différée, de santé augmentée (dans les années 2000, nos ancêtres accolaient cette épithète au terme « réalité »), d’absence de nostalgie. Le genre, la famille, les nations, les religions, la politique, le sexe, le travail, la morale, l’angoisse et la joie de vivre – on se débarrassa (enfin) de tout cela, du cinéma aussi, emporté dans l’élan vers le firmament. Qui s’en plaindra ? Pas toi, ma chérie, à l’aube de ta vie, à l’âge où l’on découvre l’immense « champ des possibles » alors longtemps tenu « hors-champ » des caméras, des esprits. Si la prospective mystique en 1968 d’un Stanley Kubrick (totem de « cinéphiles », d’amateurs de catacombes en « Scope » et dans la pénombre) nous amène à sourire, si l’ironique utopie d’une fausse « dystopie » littéraire à la Aldous Huxley provoque notre hilarité – tu vois que je connais à mon tour deux ou trois artefacts d’autrefois ! –, tu savoures, mon amour, ma belle et magnifique amputée, les mille merveilles sauvages d’un présent réinventé, purgé des projections, des prévisions, des déflagrations. Dans les étoiles à jamais pacifiées, nous dérivons ensemble dans l’oubli de l’éternité, des images-mensonges, des images-ravages, des images-visages. Le tien, ma fille, ma femme, ma mère, ma sœur, ma tendresse et ma fureur, mon cher androgyne et mon miroir méconnaissable, me suffit superbement.

Tu te tais, tu me souris, tu frémis à me lire t’écrire ainsi (coquetterie de la calligraphie), dans ta lumineuse mélancolie d’Eurydice/Alice interstellaire. Accorde-moi ta bouche d’ombre et jouons à nous remémorer, s’il te plaît, le charmant fatras du romantisme enterré, refroidi dans les cendres sèches des métrages invisibles, risibles, puérils et subtils. Hors de tout, au cœur de rien, cessons de raconter (de regarder, d’espérer) afin de commencer à respirer, enfants iconoclastes et vieux navigateurs de l’immense silence.           
  

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