Les Espions : Pour Sacha


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Fritz Lang.


Quand le rideau tombe, que la tragi-comédie finit, le spectateur stupéfait, ravi, s’interroge : où passèrent les cent quarante-quatre minutes du métrage ? Comment consommer désormais l’anémique action made in Hollywood ? Film d’architecte et de romantique, de feuilletoniste et de cinéaste, Les Espions équilibre avec maestria hystérie et rigueur, érotisme et politique, ivresse et vitesse. Muni d’un budget réduit après les fastes alourdis de Metropolis, Fritz se débarrasse du mysticisme des Trois Lumières, de la métaphysique du Docteur Mabuse le joueur, de la mythologie des Nibelungen et annonce le réalisme de M le maudit, l’énergie de Furie, la paranoïa des Espions sur la Tamise, l’obsession de La Rue rouge, la candeur des Contrebandiers de Moonfleet, l’exotisme du Tigre du Bengale et du Tombeau hindou, la technologie du Diabolique docteur Mabuse. « Des choses étranges se produisaient sur Terre » prévient l’ironique carton d’incipit ; on confirme : des documents (supposés sensibles) s’évaporent, un ministre du Commerce trouve la mort (en bagnole, abattu dans le dos), une banque internationale abrite un « nid d’espions », un clochard à la Chaplin s’avère un Bond d’occasion, une Russe traîtresse et meurtrière tombe amoureuse, se dissimule derrière un miroir, une bourgeoise se came à l’opium, une maison se vide aussi sec (exeunt les icônes, ne demeure qu’une médaille porte-bonheur), des coursiers japonais leurrés se font exécuter, leur supérieur héberge une Cosette d’opérette, se fait dérober un précieux traité, se supprime par seppuku, un aveugle (sans ballons ni sifflotement) voit, un officier moustachu épris de fric se flingue, des billets changent de numéro de série, un compartiment se détache sous un tunnel, bientôt embouti par un autre train, des noix de coco explosent, la captive se démène sur un fauteuil entre la chaise électrique et un accessoire de L’Homme qui rétrécit, du gaz (pas celui des chambres d’Auschwitz, quoique) se répand dans l’immeuble/quartier général, l’infirme guère magnanime se lève et marche à la Lazare, un clown mélomane meurt sur scène, se tire une balle dans la tête, tout le monde applaudit et le film se termine ainsi, ouf.



Lang ne tire pas la sienne, le cinéphile essoufflé, si. Ses esprits repris, il s’aperçoit de ce que l’ouvrage doit au fidèle Fritz Arno Wagner à la direction de la photographie, aux talentueux directeurs artistiques Otto Hunte & Karl Vollbrecht, par ailleurs tous les deux compromis sur Le Juif Süss (tant pis pour eux), à Thea von Harbou, bien sûr, romancière-scénariste inspirée, accessoirement épouse du réalisateur, qui la « chipa » au peu rancunier Rudolf Klein-Rogge (le méchant fumeur fumeux de l’histoire, abonné aux rôles de scélérats mégalos, vu dans Tarakanova), avant de s’amouracher de Gerda Maurus (l’héroïne rédimée par son coup de foudre au sous-texte incestueux, puisque le good guy anonyme lui rappelle son cher frère Sacha assassiné au pays) – que les psys se délectent avec l’origine biographique du « ménage à trois » de la diégèse. N’oublions pas de mentionner la sensuelle (justement prénommée Kitty, petite chatte ingrate) Lien Deyers nue sous son kimono, Lupu Pick en Asiatique cérémonieux et Cragihall Sherry en patron paternel (une pensée présagée pour le Leo G. Carroll de La Mort aux trousses). Film (plutôt) méconnu, (assez) mésestimé (par un Siegfried Kracauer, par exemple), à succès, Les Espions évoque sans surprise Hitchcock, élève attentif en visite à la UFA, et s’impose en mélodrame – peut-être le « genre » de prédilection de Lang, artiste populaire suprêmement intelligent, encore prisonnier de sa réputation dictatoriale, de son statut kolossal, de son aura de totem pour cinémathèque – dynamique, ludique, jamais vraiment maléfique (le Mal ne triomphera pas, pas cette fois, il tisse en vain sa toile, vaincu par la pureté de l’irrationnel des sentiments). Nous n’assistons pas, presque un siècle plus tard, dans la superbe restauration intégrale (il exista une version raccourcie exploitée aux États-Unis) de la Fondation Murnau, à une valse de pantins, scorsesiens ou non, à une agitation puérile propre à laisser s’épanouir le formalisme caractéristique d’un « génie » (vocable hélas galvaudé) de la réalisation – mille fois mieux : les personnages respirent, vibrent et nous font vibrer, en mouvement constant sur la crête du risible et du sublime (ah, Gerda/Sonja écarte les bras, crucifiée de baisers), ils courent avec un immortel amour aux trousses, victimes de leur beauté, de leur bonté, de leur loyauté, individuelle ou collective.



Willy Fritsch, gentleman souriant, hilare devant les déboires médiatiques de son boss, devient un cambrioleur de cœur, manque s’étouffer afin de sauver sa dulcinée, tout sauf passive « demoiselle en détresse ». Et même Haghi, à raison rebaptisé Nemo sur les tréteaux (un espion ne possède aucun nom, à peine un visage, cf. les masques multiples de Tom Cruise dans Mission impossible), parvient à émouvoir, via sa feinte difformité, son attachement stérile à sa comparse récalcitrante, son trépas assumé, placé in fine sous le signe du mensonge concret, de la grimée vérité. Les hommes d’honneur (et de désir insatiable, de pouvoir provisoire) ne manquent pas, en effet, dans cette cartographie de la « canaille » mondialisée, du « crime organisé » à l’échelle planétaire, de l’ubiquité d’un invalide assisté par les machines informationnelles (réseau global et fatal). Petit traité de géopolitique en accéléré, illustratif de « l’effet papillon » délocalisé, quasiment immédiat – le film va vite, l’Histoire va toujours plus vite que le cinéma –, Les Espions s’inspire d’affaires de l’époque et notamment du triste sort du colonel Redl, développé dans le beau biopic Mitteleuropa d’István Szabó, mais il constitue également, avant tout, une somptueuse et rieuse leçon de cinéma. Chaque plan, chaque cadrage, chaque durée, chaque séquence articulée à l’ensemble brillent d’une évidence et d’une puissance sidérantes, enivrantes. Voilà du cinéma, voilà le cinéma, voici tout ce que l’on peut faire avec une caméra (immobile) et un regard (acéré), découper avec dextérité l’espace, sonder les visages, les gestes, les esprits (zombies de la culpabilité venus réclamer leur dû au commanditaire suicidaire), éviter de se prendre au sérieux, d’être sentencieux, tandis que l’on joue (et décrit) un « double jeu » sérieux, celui du « septième art » et de l’espionnage, divertissement parfois sanglant ou humiliant de grands enfants réinventés en démiurges, en transfuges.


Film dramatique et lumineux, film comme une gifle, un élan, une course et une caresse, Les Espions, contrairement au ratage homonyme de Clouzot (« Il a fait Kafka dans sa culotte » taquinait Henri Jeanson), séduit assidûment, avec panache, avec allégresse. Il ne s’agit pas d’un opus mineur, d’un item (exhumé) de plus, il mérite sa juste appréciation en poème cinématographique et géométrique, en déclaration d’amour à une femme, à une actrice, à un radieux rayonnement de salle obscure, à un moyen d’expression dont l’auteur sut se servir avec une science et une conscience de virtuose. I’m a spy in the house of love chantait naguère Jim Morrison dans son « hôtel » occupé par une Anaïs Nin tourmentée par les attouchements de son papa – on leur laisse volontiers le « mot de la fin », pour parapher notre affection envers ces admirables Espions

Commentaires

  1. Action , film d'action si je ne "Mabuse "... les portes claquent et les masques tombent, et le crime à bergamasques fera à l"avenir son petit Bond de chemin argenté, la tête tourne, vrai que c'est du cinéma qui époustoufle à en rester muet !
    "Les plages du Danube, celles des lacs au nord de Berlin, celles de Chicago elles-mêmes, ne sont rien à côté de ce mardi-gras en costume de bains, où les masques et les bergamasques sont remplacés par des appareils à sous," ... Morand, New-York,1930,

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    1. Bandits manchots de casinos en stéréo :
      https://www.youtube.com/watch?v=fwDjsStvBbA
      https://www.youtube.com/watch?v=WreuZ8Crn8Y

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