Gomorra : Ave Maria


 « Oublier toute espérance ? » Plutôt prendre ses distances. 


Chronique-mosaïque, sous le signe et dans le sillage de Rosi (en visite sur le tournage), de Rossellini (Paisà) ou Pasolini (Mamma Roma), bien sûr, comme une déclaration volontairement assourdie (avec un silencieux) à Coppola, Scorsese, De Palma (Scarface traumatisa aussi là-bas, davantage que L’Impasse, jusqu’au parrain Walter Schiavone, à l’impériale villa abandonnée, décalquée de celle de Montana), trinité laïque et opératique (accessit pour le Leone du proustien Il était une fois en Amérique) du crime en effet « organisé », comme une réponse réaliste à une imagerie pleine de bruit et de fureur, miroir à la limite de la complaisance d’un milieu de près (pas seulement à Hong Kong, pas uniquement au temps de Gorge profonde, financé par les wise guys) ou de loin lié au « septième art » depuis des lustres (le Miami de Tony M. en métaphore de Hollywood, à l’ombre électrique des Rapaces de von Stroheim, vieille histoire muette ou « faisant parler les armes »). Matteo Garrone, peintre de vocation épris de Francis Bacon, aux débuts reconnus par Nanni Moretti (caméo dans Le Caïman), structurellement inspiré par le Kieślowski du Décalogue, s’égarera vite avec le satirique Reality (Tale of Tales, malgré la présence de Salma Hayek, ressemble à une redoutable Gilliamerie) mais pour l’instant, en 2008 (six ans avant la série télévisée, produit dérivé pour les fils et les filles de, par exemple Francesca Comencini & Stefano Sollima), il se trouve au bon endroit au bon moment, contrairement à la pauvre Maria (Nazionale, chanteuse récompensée), génitrice de « sécessionniste », épouse d’incarcéré, trahie par son petit livreur de courses, caïd candide, abattue d’une balle dans la tête, à bout portant, au milieu d’un coursive de Scampia, quartier napolitain « déshérité » dominé par une cité « brutaliste » en forme de bateau (de « voile latine » revue et corrigée par Le Corbusier) ivre de violence, de misère, de chômage, « d’économie parallèle », activités illégales en carburants toxiques, recyclés, de leurs consœurs respectables et glamour (où comment une robe d’atelier perfusé par de l’argent sale, presque un pléonasme, se retrouve sur une star – Scarlett Johansson, période Dahlia noir – à la Mostra de Venise, ville lacustre brièvement visitée par le trop honnête Roberto, auquel son supérieur en costard administre in fine, en guise de démission, de licenciement, une petite leçon de capitalisme transalpin et européen).



Gomorra tel un élégant (beau boulot des fidèles Marco Onorato à la direction de la photo, de Marco Spoletini au montage) dévoilement de toute la saloperie de l’espèce bipède, une mise au jour en Scope de déchets à (mal) traiter, de pêches (offertes par une vieille folle émouvante) empestées, irradiées, d’un appétit de pouvoir dérisoire, qui reste sur sa faim sur un bord de plage lugubre et désespéré, en écho au final maritime doux-amer de La dolce vita (+ citation d’un saint en suspension), de tout le fric qui transite d’une main à l’autre, transporté avec courtoisie puis panique par un coursier-caissier, Don Ciro d’opérette in extremis transformé en Iago de massacre en plongée (la caméra s’élève pour suivre son ascension rasant les murs, son évasion vers une autoroute en bordure des « lieux du drame », semblant à des années-lumière de la réalité décrite, rime graphique au premier meurtre au couteau de Pacino). Le prologue, bronzé, bleu pétrole, avec ses gisants pittoresques, avec son titre aux lettres roses, laissait redouter un ressassement arty – ouf, Garrone s’en tient, réussite et limite de son magnum opus adapté d’après le menacé Roberto Saviano (il collabora au scénario, parmi beaucoup d’autres), à une humilité, à une neutralité, à une proximité de quasiment chaque plan (portion très contrôlée de caméra portée). Exeunt les éléments de lyrisme, de mélodrame ou de sarcasme des « glorieux aînés », même si le film, documenté, ne manque pas d’humour (noir, forcément), lors d’une scène d’applaudissements asiatiques (Pasquale, allongé dans le coffre, cercueil aménagé, papote gymnastique et gastronomie avant que le véhicule de ses nouveaux employeurs ne dérape sous le tir vengeur, ne s’encastre dans des statues antiques en toc surplombées d’ampoules de parvenus), lors d’un ballet de camions conduits par des gamins pourvus de coussins pour atteindre le volant, recrutés illico après un « accident » chimique et en substitut d’une main d’œuvre noire incapable, paraît-il, de monter à vélo (à Naples règne également la mondialisation, extension du domaine de la lutte et de l’empire de la Camorra, nulle surprise d’y croiser par conséquent des Chinois italophones ou des Africains francophones et, accessoirement, trafiquants de drogue spoliés par deux ados en tchatche, en larmes et en rut).



Ni Gomorrhe (pas de jugement moral surplombant, merci) ni Sodome (ici, on ne baise pas, a fortiori au club de strip-tease, on touche avec les yeux dans les backrooms enténébrées, frustration de personnage – voire de spectateur obsédé – vite suivie d’un tabassage pour cause d’arsenal dérobé en douce), Gomorra cartographie un microcosme en métonymie (de l’Italie, spécialement berlusconienne), le « système » mafieux en avatar létal de la combinazione locale, mélasse de combines, d’arrangements, d’expédients opposable et opposé à la pauvreté, à l’endettement, à l’incurie proverbiale (sinon à leur corruption) des pouvoirs publics (implication de production), à peine capables de venir constater, en tenue scientifique immaculée, l’ampleur quotidienne des dégâts, la banalité d’un mal désormais respectueux de parité (« On ne touche pas aux femmes » s’écrie une petite frappe sentimentale, l’assassinat mentionné supra le démentira aussitôt, la tragédie rapprochée insérée, via un raccord, dans le décor, dans sa grandeur de béton, de navire définitivement à quai ; précisons que le cinéaste tourna sur les « lieux de l’action », y vécut volontiers un bimestre d’imprégnation, d’immersion, ce qui lui valut la pleine collaboration d’une population remerciée sans ironie pour son « hospitalité » au générique de fin, à la suite de statistiques). La solution pour sortir de cet enfer de faits divers, territoire perdu de la « jeune » république depuis l’unité garibaldienne, depuis l’émergence des mafias en contre-pouvoirs régionaux de l’étatisme national et en maudits antidotes de la misère laissée en jachère, mauvaise herbe idéale, terreau d’élection, contaminé ou non, des fleurs du mal (mâle) de la péninsule ? Passer de tailleur estimé, courtisé, à simple chauffeur amusé, désabusé, ou marcher seul sur une route rurale – fuir, donc, puisqu’aucun messie ne surgit à l’horizon, hélas, puisque le chœur invisible des femmes reste silencieux, puisque le « film de mafia » constitue un sous-genre en soi pas près de disparaître, encore moins son modèle.



Primé à Cannes, succès sous-titré au pays (de Dante et des dialectes) des provinces, le métrage mélange comédiens de théâtre (Toni Servillo, vu dans l’anecdotique Il divo) et acteurs amateurs irréprochables, outrages (exécution en scooter d’un « joli cœur ») et mariage (sourires de survivants, voire d’inconscients), lit d’agonie surmonté d’un crucifix et négociations commerciales autour d’un terrain-déchetterie, gilet pare-balles artisanal-baptismal (caricature de masculinité) et parure de haute couture, Enigma et Nino D’Angelo, spécimens minables et figures mémorables d’une humanité à la fois criminelle et fraternelle, saisie sans manichéisme, moralisme, misérabilisme, auteurisme, bien-pensance « citoyenne ». « Le hasard (inexistant) fait bien les choses » : au-delà de ses manques (d’intensité, d’intériorité, d’originalité, de dangerosité, de complexité, de radicalité), Gomorra, film classique et contemporain, esthétique et politique, sudiste et sinistre, lucide et populaire, romanesque et en colère (à froid), représente assez le cinéma qui nous intéresse et nous donne envie d’écrire sur lui, notamment à l’occasion de cet article numéro 600 (en bientôt trois ans d’existence du blog) ; le reste, bourgeois, « divertissant », cynique, mercantile, nécrophile ou infantile, qu’il aille se faire foutre, en salle, en ligne et surtout sur la Croisette.  

Commentaires

  1. Hélas, que ce soi en réel ou au cinéma la mafia ça rapporte gros ...
    https://www.canalplus.com/articles/cinema/avec-le-traitre-marco-bellocchio-signe-son-grand-film-sur-la-mafia

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