Psychose III : Chambre avec vue
Autoroute perdue et humanité retrouvée.
On ne peut qu’aimer ce film mal-aimé,
maudire ceux qui le moquent ou méprisent, car il montre et démontre une mémoire
stimulante et une émouvante mise à nu de cinéma. Après le duo Hitchcock/Stefano
puis Benjamin/Holland, Anthony Perkins et Charles Edward Pogue (dramaturge
notamment connu pour sa contribution à La Mouche contemporaine de
David Cronenberg) retournent en 1986 au motel
Bates, le réinvestissent de souvenirs, de surprises, de pistes et de promesses.
Des artistes solides et talentueux les accompagnent : David Blewitt
(monteur de Ghostbusters et Moonwalker), Henry Bumstead (production designer supérieur), Carter Burwell, Hilton A. Green (producteur et
ancien assistant de Sir Alfred), Bruce Surtees, sans omettre une troupe à
l’unisson : Roberta Maxwell (croisée dans L’Enfant du diable),
Diana Scarwid, Jeff Fahey (excellent dans Chasseur blanc, cœur noir), Hugh
Gillin, ni les appréciables apparitions de Juliette Cummins, Lee Garlington,
Katt Shea (entrevue dans Scarface) ou Brinke Stevens (body double de Miss Scarwid, aperçue dans… Body Double de Brian De Palma).
Cette fois, l’acteur remarquable et remarqué de Barrage contre le Pacifique,
Psychose,
Le
Procès, Aimez-vous Brahms…, Phaedra, Paris brûle-t-il ?, Catch
22, La Décade prodigieuse, Juge et Hors-la-loi, Le
Crime de l’Orient-Express, Le Trou noir, Les Jours et les Nuits de China
Blue, Docteur Jekyll et M. Hyde (+ un Javert télévisé), comédien
primé (un Saturn pour Psychose III, trois prix pour le
Litvak) et crooner à ses (belles)
heures perdues, passe de l’autre côté de la caméra, du miroir.
À des années-lumière d’une fonction
de gestionnaire, d’héritier désargenté, désabusé, il délivre – le thème de
l’impossible libération parcourt le métrage, de l’émancipation de prison
jusqu’à la réplique finale, mains menottées, coda de boucle bouclée, en passant
par un extrait à la TV de Délivrance – une œuvre sincère, aboutie,
constamment surprenante et à lire, relire, sous les atours du « genre »
(le thriller), de la « légende »,
à l’instar d’une autobiographie fantasmatique, transposée, en écho de jumeau au
similaire Maître des illusions de Clive Barker (la Mère, christique, « castratrice »
ou pas, relie aussi les deux officieux autoportraits). Qui mieux que lui
pouvait ainsi réfléchir à sa propre persona,
savoir avec élégance, assurance, confiance, dans l’ornement du « divertissement »,
(re)présenter la personnalité d’un homme dédoublé dans la « vraie vie »,
publique et surtout privée, au demeurant charmant, attachant, parfaitement
conscient de ce qu’il faisait, de la meilleure manière de le faire ? Psychose
III, film d’acteur-réalisateur et inversement, séduit par son regard,
son intelligence, sa modestie, sa nature ludique et lucide. Perkins n’écrase
personne, laisse chacun s’exprimer avec ses moyens sereins, il ne s’entoure pas
de faire-valoir mais de partenaires de jeu, rajeunis ou non, afin d’ériger une
digne annexe, pièce (de puzzle) tout
sauf superflue, au manoir maniaque (bâtisse gothique délocalisée au sein du
« cauchemar climatisé » américain à la Henry Miller), déjà cartographie-comédie
noire et plongée en apnée dans un (étang surpeuplé) psychisme très perturbé.
Débarrassé du moralisme hitchcockien
(tu ne voleras pas ton patron et ses variantes : tu n’espionneras pas ton
voisinage sur cour, tu ne convoiteras pas la femme vertigineuse de ton faux
ami), Tony P. se permet de retravailler, dès l’ouverture de son opus, le final de Sueurs froides, de
dédoubler plus tard le suicide empêché de sa bonne sœur blasphématoire
(« Dieu n’existe pas ! », premiers mots enragés proférés dans le
noir) dans une sanglante baignoire (à la Marat), d’associer les visages et les
positions (au sol) de Janet (Leigh, who
else ?) et Diana. Cinéma méta, mémoriel, bien sûr – la référence, la rime
deviennent parfois plus subtiles, implicites, quand un assassinat se déroule
dans une cabine téléphonique empruntée aux Oiseaux, lorsque Fahey décore sa
chambre avec des photos pornos découpées, collées sur les abat-jour, en
réminiscence des oripeaux de peau domestiques d’Ed Gein, inspiration, comme
chacun sait, du romancier Robert Bloch puis de Tobe Hooper au Texas – et
cependant rétif à la citation per se
(répliques reconnaissables déplacées, adroitement replacées dans un contexte
neuf), à l’exercice de reproduction stérile, nécrophile, arty (Van Sant), à la déclinaison de saison (le film prend acte,
néanmoins, de la vulgarité MTVesque et reaganienne de son époque, annoncée dès
la trivialité seventies de Frenzy ;
désormais, on baise pour un seul soir, on fait la fiesta footballistique entre
anciens élèves attardés, salaces, bruyants, on se fait égorger sur le siège des toilettes en train
d’uriner, prolongement de « l’inédit » sonore d’une chasse d’eau dans
Psycho).
Si notre cinéaste n’hésite pas à
reprendre à son compte la trame de l’épisode précédent, avec sa fausse
génitrice abreuvée de poison, estourbie à la pelle (retour en arrière en noir
et blanc, à l’image de l’outrage définitif sous la douche), deux ou trois
figures fétiches de la rhétorique de Hitch (contre-plongée du protagoniste sur
fond de volatile empaillé, chute statique dans l’escalier), il s’affranchit en
douceur, en beauté, de l’ombre (immense) et du soupçon (de plagiat), il insère
dans sa « suite » des nuances de mélancolie (piano solo compris), de
décrépitude (une saveur de western
anxiogène, avec ces liminaires étendues sableuses aux faux airs de linceul, ces
bosquets de broussailles soufflés par le vent du désert, cette poussière et
cette chaleur généralisées), de romantisme et de religiosité absentes de la
matrice mortelle ou substituées à son sens de la fatalité, de la fuite (en
avant), de la folie. Attentif, Perkins soigne les transitions entre les scènes,
détail révélateur de son implication (disons en « compensation » dérivative
de sa contamination au VIH), de la qualité de son « œil », collé ou
non à sa cloison de voyeur, il unit au montage les espaces, les temporalités, il
entremêle dans la même séquence les tons, les émotions, les pulsions. Avec une
logique cruelle et purement visuelle, il arrange le trépas différé de Maureen
Coyle (clin d’œil d’initiales à Marion Crane, of course) via un cupidon
de salon à la flèche très acérée, perforant le cœur (sacré) de l’héroïne en
reprise de l’accessoire orgasmique de sainte Thérèse extatique par Le Bernin.
Mieux, il déjoue les attentes érudites
des cinéphiles et asticote les analystes avec un deuxième cadavre maternel
momifié, Fahey soulignant l’assonance de la démence (mommy et mummy,
miam-miam), réduit en miettes, en charpie, par son gros couteau de giallo, en
contrepoint du récit explicatif (comme si le discours didactique du psy du
premier film passait en accéléré) d’une journaliste cynique (pléonasme)
entichée de réinsertion-rédemption à pognon, de point de vue exclusif de
l’assassin sans cesse relancé, traqué. Hélas ou tant mieux (constat
récapitulatif d’une carrière, épitaphe contradictoire d’un parcours
irréductible à un « mythe » majeur, un croque-mitaine à demeure), le
passé ne meurt jamais, jamais vraiment, une main (une griffe à la Tourneur)
pieusement coupée, conservée, caressée, en atteste. Seul dans ses sombres
pensées, dans sa joie mauvaise de grand enfant (shooté à l’explicite chocolat
Peter Pan) bien trop proche (qui d’assez ingrat pour le lui reprocher, in fine ? Pas moi, en tout cas) de
sa chère maman (le gros lard égrillard de Bloch diffère réellement de la
silhouette gracile et timide de son incarnation sur grand écran, filmée avec
les armes économiques du petit), isolé à l’arrière d’une voiture de police,
tandis que le soleil disparaît, qu’advient aussitôt, à l’improviste, un
clair-obscur irréaliste, vaguement cosmique, Norman Bates nous sourit une
nouvelle et dernière fois, terriblement, joyeusement, freak fraternel revenu du simulacre de l’effrayante « normalité »,
« guéri » à la façon de l’incorrigible Alex de Burgess & Kubrick
(Orange
mécanique, 1971).
Anthony Perkins itou pouvait sourire,
peu importe la réception manquée de son « testament », sa possible
(et prochaine, espérons-le) réhabilitation. Trente ans après son surgissement,
l’allégorie de sa dualité (sentimentale, sexuelle, professionnelle, spirituelle,
à Diana la chaste tendresse, à Jeff le désir ouvertement homoérotique, à elle
l’au-delà, à lui l’ici-bas) se tient bien droite, tient debout toute seule,
charme et trouble (filigrane du vrai coupable, musicien sudiste du script original), amuse (corps « au
frais », littéralement, dans une glacière aux glaçons rougis suçotés par
le shérif bienveillant, affrontement à coup de guitare en reflet agrandi des
déboires de Woody Woopecker sur la « petite lucarne ») et touche,
poursuit et anticipe (présage en stéréo d’un numéro quatre longuet, malgré
Olivia Hussey, d’un convaincant avatar juvénile vanté par votre serviteur, ah, cara Vera Farmiga). Psychose III tu rediagnostiqueras,
tu réévalueras, voilà.
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