Animal : Le Silence des agneaux


Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur le titre de Tatu Pohjavirta.


Dans et durant cette merveille minutée (vingt-sept au compteur), les surprises, les réussites, les étrangetés, les beautés abondent. Pour une fois, on se taira, on se gardera d’en rendre compte « par le menu », « en temps voulu », laissant au lecteur la découverte reconnaissante et surtout enivrante d’un univers à part entière, accessible via la page Vimeo de l’auteur, quadragénaire finlandais reconnu et récompensé dans les festivals spécialisés de Tampere chez lui, d’Annecy ici. Notez d’emblée que son Animal évoque jusqu’à un certain point le fameux (et contemporain) « lapin-garou » du studio Aardman. Point d’ondes cérébrales ni de potager en danger, cependant, moins encore un duo virtuoso (Steve Box & Nick Park, doublure en chair et en os de leurs Wallace & Gromit si britanniques). Pas non plus de pâte à modeler, de confortable budget ou d’Oscar à la clé. Non, une rugosité, une pauvreté (« d’art pauvre »), un caractère inconfortable caractérisent notre fable sur les espèces, sur ce qui les fait et les défait, sur la fragile humanité toujours prompte à retrouver fissa le confort roboratif de sa « bestialité » (steak ou sexe, pourquoi choisir ?), à passer la frontière des royaumes, des normes, des régimes (d’images et d’imageries). Au croisement de plusieurs genres – la chronique, le drame, le film d’horreur, le mélodrame, le film d’amour, la satire politique –, le moyen métrage de Tatu Pohjavirta éblouit en permanence par sa sensuelle et sentimentale intelligence, son sens de la synthèse, l’harmonie de ses dissonances. Jamais, peut-être, sinon dans la filmographie tchèque (Jiří Trnka, voilà), on ne vit l’équivalent de ceci, de ce récit dépourvu de paroles, de palabres, d’explications et d’édification (« Dès 9 ans » recommandent les prescripteurs inconscients de la plate-forme, mésestimant le risque de cauchemar parmi les têtes blondes et brunes rivées à leur précoce tablette).

On plaisante à peine, tant le cinéaste polyvalent, sur tous les fronts et les postes, scénario, réalisation, animation, montage, manie ses marionnettes avec une maestria entièrement adulte, peu préoccupé, apparemment, par la réception enfantine (manière supérieure de respect), « l’horizon d’attente » (comme disent ou disaient les étudiants en Lettres) de son public a priori puéril, entre la bave et le babil. Pohjavirta ne cherche pas à plaire, à prêcher, à épater (les parents, les « grands enfants »). En vrai réalisateur, il élabore une mimesis de pure praxis, dans l’acception la plus physique (et lyrique) du terme. Sous ses mains et devant l’objectif de sa caméra, les pantins prennent vie, s’animent miraculeusement et avec inquiétude (la leur, la nôtre). Autour des protagonistes, un veuf éleveur de moutons et son blond fiston, une infirmière (médecin célibataire) en héritière de Frankenstein, tout vibre d’une vie absolue, tout l’écrin d’une petite ville industrielle où la fumée, les grues, les volets et les portes automatiques, architecture surréaliste, bientôt carcérale, cf. le paraphe du final, voisinent avec un bois voisin, une forêt en lisière, domaine dantesque d’arbres priapiques et de loups épris de cous (ou d’épaule, exactement, emplacement de la morsure paternelle). La bande-son (il faut écouter Animal attentivement, de préférence avec un casque immersif) déploie un climat phonique travaillé, réaliste et onirique, tressé à des morceaux musicaux guillerets ou endeuillés signés Alamaailman Vasarat, l’ensemble baigné dans la belle lumière crépusculaire d’Anu Keränen. Bien sûr, tout ce soin accordé aux puissances du son, cette attention portée à la familière monstruosité, cette évocation de la tragi-comédie (on sourit beaucoup devant les péripéties) d’une vie à deux ou trois pourra rimer avec Eraserhead, matrice apocryphe et ancêtre select.



Néanmoins, Animal vaut avant tout pour lui-même, il retravaille des motifs et en invente d’autres du même élan, il donne à voir, à lire, son projet à l’intérieur même de sa diégèse (animer, ranimer, en effet, Lovecraft inclus ou non). Histoire de cerveaux transplantés, de résurrection électrique, de peau d’échange et de rechange, de famille décomposée puis recomposée, le diamant noir venu de la froide blancheur (« riante » en été, quand même, non privée de sensualité ni d’espièglerie sous la neige, rappelez-vous du sympathique et saphique 101 Reykjavík, sis en Islande, avec Victoria Abril délocalisée) dispense un éclat de chaque plan, de chaque instant, il possède un humour, une grâce, un ton et un regard qui n’appartiennent qu’à son géniteur, tailleur de pierre et de matière que l’on imagine aisément en Viking magnanime, en ermite urbain. Parfois poignant (la mort d’un enfant, évitée de justesse, in extremis et au prix de sa régression à la Algernon, de préférence sans fleurs), ponctuellement violent (la transformation lupine et assassine, stoppée net par son propre reflet, gifle narcissique d’un miroir spectaculaire et spéculaire), nanti d’un sous-texte discrètement sarcastique à la Brazil (« Sous les pavés, la plage ! » ? Derrière la carte postale, à Helsinki ou Paris, plutôt un Pouvoir propice à verrouiller sa population, à cadenasser ses maisons, sa raison, à repousser, littéralement, mécaniquement, l’altérité en marge, en bordure d’azur, accessoirement à raser une végétation envahissante), Animal fait s’aboucher le singulier à la société, l’individuel au collectif.

Il confirme brillamment les promesses du plus court (quasiment de moitié) et antérieur Reflector, vaudeville scopique sis dans le milieu du cirque, faisceau de références plus évidentes (Elephant Man, Le Voyeur, Vidéodrome, Jules et Jim + Tod Browning), dans une trame encore plus ouvertement désespérante (l’homme à la caméra, pas celui de Vertov, y perd la tête, à la lettre, la ballerine sur son fil danse tristement avec le matériel méta en miettes du cyclope esseulé, aveuglé, le mari meurtri finit décapité, olé). Qu’il portraiture la jalousie (cassante) ou la paternité (dévorante), Pohjavirta n’oublie pas le désir (de chair ou de meurtre), l’indifférence, la joie, la terreur, la complicité (de complices amoureux ou criminels), la tendresse et la sauvagerie des êtres entre eux. Ses mannequins de poche, moches et radieux, rétifs aux liftings des magazines, des CGI, de la 3D, du numérique HD, conservent-acquièrent une très troublante humanité en écho à la célèbre interrogation de Lamartine (Milly ou la terre natale, in Harmonies poétiques et religieuses) sur l’âme des objets inanimés. L’effet d’effroi et de proximité se voit en outre renforcé par la matérialité des décors, des accessoires, de la dramaturgie éloquente malgré son silence, loin de l’écart graphique du dessin animé, de l’investissement affectif qu’il réclame du spectateur. Regarder, sidéré, conquis, vaguement mal à l’aise (grandeur de l’horreur) et assurément ému (noblesse du trivial), les œuvres de Tatu Pohjavirta, en tout cas ce diptyque assez mirifique, permet de cerner au plus près les enjeux de l’animation live, organique et poétique, érotique et macabre (Tim Burton, celui d’avant l’impardonnable Alice au pays des merveilles du capitalisme, pouvait encore agir ainsi, aimer ceci), de (dé)montrer avec brio tout ce qu’elle peut concevoir et atteindre, faire advenir sous nos yeux envieux (d’autres ciels), douloureux (d’innombrables laideurs réelles, incarnées, en virtualités ressassées, le mercredi et le restant de la semaine).


Il ne s’agit, à aucun moment, de prendre du « bon temps » régressif, inoffensif, décérébré, de (re)devenir un gentil mouton tondu par d’’invisibles tourmenteurs, ou un loup-garou (un terroriste, religieux ou non) ivre de sa naturelle/accidentelle fureur, de fuir le monde des hommes et leurs problèmes insolubles depuis des siècles, mais bel et bien d’exposer en pleine lumière, sur grand écran ou petite lucarne d’ordinateur, leur part d’ombre, de ténèbres, de nuit intime, afin d’en faire quelque chose, pas un discours (à l’ONU), pas un catéchisme (auteuriste), pas une rengaine (de palmarès) – rien qu’une œuvre d’art, un artefact suprême et superbe à partager, à célébrer, à interroger, à affronter, moyen de grandir, de vieillir, de résister, de trouver la force de sourire et l’envie de vivre un jour encore, pour un fils, pour une femme perdue ou rencontrée, pour une métamorphose en signature impure des mille possibles de l’existence, les meilleurs et les pires, avec toute la gamme si souvent dégradée de dégradés entre les extrêmes. Le cinéma d’animation (courant pléonasme) sert à cela et le reste, ceux qui s’en servent à d’autres fins, notamment mercantiles ou futiles, ce qu’il sert régulièrement à des rétines bien trop clémentes, indulgentes, ne nous intéresse guère, ne mérite pas notre pitié, ses sbires drapés dans leur méprisable mépris. Trêve de rancœur ou d’anathème : nous préférons largement aimer, relayer nos admirations : visionnez Reflector et Animal, avérés trésors confidentiels, puis reparlons-en, ici ou ailleurs. 

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