Mirage de la vie : Le Corps filmé
Au cinéma, contrairement au théâtre ou à la danse, le corps n’existe plus :
seul apparaît le souvenir de sa représentation. Dans une forme délibérément
associative, voici sept incarnations de ces fantômes dédoublés, autant de manières
de filmer la chair, triste ou gaie…
Le corps fracassé
Masochisme de la protohistoire, des
chutes sur le bitume et des tartes à la crème, du coup de bâton (slapstick), policier ou non. Chaplin et
l’échelle des émotions : le plan d’ensemble d’un homme qui tombe fait
rire, alors que le gros plan dévoile sa douleur et provoque l’apitoiement.
Harold Lloyd en collectionneur de pin-up,
Laurel & Hardy en duettistes assez gay,
Keaton et sa face tragique de persona.
Un mécano méta de la General : le train en métaphore du cinéma et du
corps, lancé à toute vitesse dans le décor des silent et silly comédies
(ou symphonies). Projectiles humains lancés du haut des toits, pendus à une
horloge, fichés dans l’œil de la Lune. Caoutchouc des figurines avec la mort
aux trousses, toujours en train de courir, d’aller nulle part. Un mendiant et
un gosse, un avion défonçant une grange, des voitures folles croisant les rails
d’un tramway (et ceux du travelling). Cascadeurs et cascades –
revenir aux mots et aux images : chuter, se ramasser, dévaler
d’improbables pentes, encore et encore, sans se lasser, sans (trop) se blesser,
puis se relever, renaître après les abysses urbains, repartir à l’assaut du
film. D’où la joie de ces quickies,
de ces bout d’Histoire. Gaieté du risque, acceptation joyeuse du danger,
contrat-défi. Ces mannequins vivants savaient se ridiculiser, ne le craignaient
pas, chantres de l’absurde, de la vitesse, de la non-linéarité. Aux oubliettes
le corset de la narration, liberté retrouvée dans la reconduction du trauma facétieux. Jackie Chan, bien sûr,
inscrit de plein droit et de bon cœur dans cette belle tradition. Chan le
Chinois lié à ses confrères américains ou français (plus racés, plus élégants,
tel Max Linder) par ses audaces de casse-cou, ses courbatures, son dolorisme
profane souligné par les bêtisiers dramatiques des génériques. Il semble passer
près de la mort ou de la paralysie à chaque scène ; entre les plans
retenus au montage, une seconde œuvre émerge, face sombre du divertissement,
témoignage à faire hurler tous les syndicats des professionnels de la
profession, d’un art suprêmement physique affranchi du cadre législatif. On
devine des médecins derrière la caméra, une armée d’onguents à appliquer sitôt
la prise en boîte. Pas de calligraphie ici, pas de burlesque de salon. Tout se
déroule sans trucage sous nos yeux qui n’en reviennent pas, une bagnole de
police descend une montagne entière pour de bon, en plan-séquence morcelé via les changements d’axe affolés par le
spectacle, réunis/déployés afin de l’immortaliser. Le tournant dramatique de
l’acteur depuis quelques années ne surprend pas : derrière les acrobaties
qui réjouissent les gamins et les grands enfants cinéphiles se tient un héros
en pièces détachées, une créature de Frankenstein élastique et asiatique, nanti
d’une grandeur d’homme blessé, au propre et au figuré. Le corps outragé par le
réel, par la dureté du monde et des éléments en dur, se pare ainsi d’une
émouvante et intrépide beauté marquée.
Le corps idolâtré
En revers,
les gros bras des années 80, le cortège indestructible des Sylvester, Arnold,
Chuck, Dolph, Jean-Claude et al. Ils
reviendront trente ans plus tard, en un baroud d’honneur assez peu convaincant.
L’iconographie (commerciale) leur seyait mieux, ce corpus de filmographies en odes à leur corps triomphant, abîmé,
mutant, adoré. Regards d’acier, biceps surdimensionnés ornant les murs de
cellules et de chambres d’adolescents. Homoérotisme pas si crypté emprunté à
l’art religieux, martyrs laïcs et politiques de l’ère Reagan, saints
gigantesques imberbes ou poilus. Dans l’arène cinématographique, la guerre
froide et le Vietnam se rejouent sans faillir. Plus de portés disparus,
avènement de la Delta Force, Marion Cobretti et ses lunettes, son allumette,
son automobile vintage et son prénom
féminin chipé à John Wayne. Qu’il affronte, flanqué d’un top-model aryen et frisé, un méchant bien nommé l’Équarrisseur
paraît parfaitement logique et symbolique : le cinéma d’action en apologie
du corps magnifique et magnifié, depuis au moins l’acmé de Leni Riefenstahl,
amoureuse des athlètes de Berlin, des porteurs de flambeaux blonds du Reich,
des tribus africaines explorées sans repentance. Culture classique, art
callipyge, Übermensch à révérer en
contre-plongée. Un unique plan sépare les dieux (du stade) des vestales
promises au bûcher. Renée Falconetti, Ingrid Bergman, Jean Seberg, Florence
Delay, Sandrine Bonnaire, Milla Jovovich, ni tout à fait la même, ni tout à
fait une autre, enfin l’éternité du film change Jeanne. Barbara Hershey se fait
violer (peut-être) dans sa salle de bains, Judy Geeson se fait inséminer dans
l’espace, Sigourney Weaver se fait féconder, crâne rasé, sur une
planète-prison. Marie démultipliée, le fruit monstrueux de ses entrailles, freak tout juste bon pour une
monstrueuse parade bouleversante et bouleversée menée par Tod Browning,
familier des chapiteaux et des attractions qui révulsent la bonne conscience
politiquement correcte. Sauver John Merrick, mais à quel prix ? De quel
droit imposer un bonheur, une situation, un statut à un frère humain choyé par
hypocrisie, compassion, charité ignoble ? Les bons sentiments ne font pas
de la bonne littérature et moult dommages dans la vraie vie. Les petits
bourgeois victoriens, la plèbe qui exploite et maltraite, les voyeurs dans les
salles obscures, aucun jamais ne pourra comprendre ce que vit l’homme-éléphant,
bercé par le doux visage stellaire de sa mère lui affirmant que rien ne meurt vraiment.
Radicale différence des corps, altérité irréconciliable, abîmes de malentendus,
d’expériences vécues. Corps glorieux, jalousé, envié, corps honni, supplicié,
léché par les flammes en orgasme incendiaire, corps difforme et fragile,
attendrissant et obscène (cachez donc, je vous prie, ces organes génitaux que
je ne saurais voir). Héroïsation et mélodrame, filles du feu et caricatures
viriles, victimes d’un temps, d’une société, d’une enveloppe grotesque belle pour
qui sait voir, non pas au-delà des apparences mais au plus profond d’elles, à
leur surface réfléchissante, sur la persona
où affleurent l’âme et sa poésie. Le monstre désigne toujours la monstruosité,
veut en profiter ou la secourir. La norme des corps, des espèces, des races,
des régimes, des canons, des conventions. Le facteur vital de l’âge à
Hollywood, les actrices mises en quarantaine selon leur date de naissance (ou
la réussite des opérations de chirurgie dite esthétique). Et Pierre Brasseur
s’échine en vain avec ses greffes de visage volés, sa fille masquée lui préférant
les colombes du parc nocturne.
Le corps ensanglanté
La fille se tient sous le seau
renversé à son bal de promo et le sang macule son visage et ses mains levées
comme celle du prêtre à l’autel. Le sang des menstrues, le sang d’un corps
déréglé par la chasteté maternelle. Le sang de JFK, sa belle petite gueule de
VRP abolie par le snuff movie le plus
populaire de l’Histoire américaine. Du sang dans l’ascenseur de l’Overlook, du
sang dans la bouche du flic de la pastorale de Norman Rockwell relue par
Cronenberg, du sang en châtiment pour Friedkin. « Mère, tout ce
sang ! » s’écrie un autre Norman dans la salle de bains du motel victime de l’horreur économique.
Et les vampires de la Hammer ou des mormons, et l’esthétique fun du gore, et le Grand-Guignol de nos
grands-parents. La boucherie héroïque voltairienne, les champs d’horreur
transformés en étals de barbaques démembrées, entrailles à ciel ouvert,
suintements funestes. Les damnés de la Terre, les misérables selon Hugo ou
Steinbeck, les cerises hors-saison et la sève du prolétariat. Rouge baiser à
Rosa la Rouge, sacrifice de sa force de vie chez Hooper en apesanteur, le sang
versé face aux canons, à la mitraille, durant l’accouchement par ce petit
monstre (Larry Cohen en embuscade) qui te déchire l’utérus. Un genre populaire
et enfantin, un penchant vers les humeurs colorées (soupirs écarlates à
l’académie de danse de Fribourg). Nietzsche ordonnant d’écrire avec son sang,
pacte faustien signé à l’encre de feu, liqueur divine bue par Catherine ne
voulant pas vieillir. Le sang de la vigne des raisins mortels de Jean Rollin,
poète de quatre sous. La comtesse et la poupée sanglantes, Delphine Seyrig dans
une Belgique hantée. « Buvez, car ceci est mon sang », dit-il aux
apôtres sur le point de l’abandonner. Le premier sang de Stallone et celui des
diamants d’Afrique. Le sang irréaliste du cinéma fantastique (pléonasme), si
voyant, si clair, si beau dans sa peinture animée, action filming en clin d’œil à Pollock. Donner à voir ce qui se
cache, ce qui coule en chacun, dans les veines, dans le Temps, rythme des
images et du cœur, Croix-Rouge et croix de Malte, placenta létal et Udo Kier à
l’agonie dans un univers ironique dépourvu de virginité. Sang blanc du sperme,
sang noir de la mélancolie, écorché des cours scientifiques et natures
mortes/autoportraits incarnés de Rembrandt. Inanimé ou exsangue, cela
reviendrait au même. Le sang du rougissement (de la cinéphile épistolaire), de
la colère, des émois pendant les ébats. Pourquoi montrer cela, déverser ce
sirop sucré, sinon afin d’apprivoiser la Faucheuse, explorer les mystères de
l’organisme, révéler la beauté des organes. Il existe une indéniable ivresse
dans ce spectacle sanguin bien plus que sanguinaire – de l’humour noir dans la
selle de vélo sur laquelle empaler une cannibale, une très mauvaise farce que le
sang de cochon en torrent sur cette pauvre Carrie trop White –, une jubilation provoquée
par le jaillissement, surtout sur un visage féminin (Lindsay Duncan chez Philip
Ridley). Association facile avec le money
shot facial, avec le noir geyser du pétrole (Jimmy Dean, géant androgyne
crashé du côté de Salinas), avec le lait d’Emmanuelle Seigner dans sa croisière
SM qui ne s’amuse pas (ou différemment, disons). La caméra cadre et revient au
sang maternel, à l’hymen déchiré, aux draps d’extase et de suaire, à la sueur
de sang du messie crucifié, vinaigre versé dans sa plaie en outrage trivial. Le
sang, au cinéma, matérialise et accomplit la transsubstantiation. On n’y croit
pas et on frémit pourtant : le corps répond tout seul à un stimulus
graphique et unique, individuel et universel.
Le corps pénétré
Projection de films pornographiques
dans les bordels d’antan. Le X en palliatif à la praxis. Reproduction du même à l’infini et ad nauseam. Mise à jour de la scène primitive/de l’angle mort/du
point aveugle de la cinéphilie. L’origine du monde originel, l’axe impossible
sur film – dixit Chabrol – du tableau
caché de Courbet, désormais surexposé. Les jambes des femmes écartées, histoire
de soigner le cœur des hommes (Marvin Gaye). Perforations anatomiques//de la
pellicule. Les trois orifices donnés par les dieux (Gainsbourg) et la terrible misère
(sexuelle mais pas seulement) de l’espèce dans le grotesque de son expression
sentimentale, de sa transposition fantasmée. Caméras endoscopiques, tentatives
de filmer l’intérieur des femelles, la mécanique des femmes chantée par
Calaferte. Fellations-enfouissements, sodomies-barrages,
éjaculations-offrandes : il faut, encore et toujours, jusqu’à l’épuisement
des stocks, se dépenser à perte. La
part maudite de Bataille et la Porn Valley californienne, inversion dérisoire
de la Vallée de l’Amour des utopies seventies.
Baiser chez soi, à domicile, baiser entre régions, accents mêlés autant que les
langues et la salive. Laetitia, Jacquie, Michel et les autres : plus
Sautet mais se faire sauter, partout et par tout le monde. Internationale du
sperme, prolétaires de tous pays (d’Europe de l’Est), unissez-vous en immense
partouze anonyme. Sur la Toile sans loi – hors celles sanctionnant la
pédocriminalité –, la démocratie ultime des corps et des plaisirs. On en trouve
pour tous les goûts et les dégoûts. De vrais gens avec de vrais visages et
pourtant un sentiment prégnant d’irréalité généralisée. Comme si les performers ou les amateurs, l’esprit
ailleurs, regardaient hors-champ constamment, à la recherche d’une
confirmation, d’un modèle, d’une image soustraite et spéculaire. Se conformer à
l’imagerie, plier son corps, son pauvre corps de pauvre, aux exercices convenus,
aux figures imposées du genre. L’éclat inattendu d’un sourire entre filles, la
douceur extrême d’un baiser masculin sur une épaule de femme pratiquant l’anal,
les mots crus aussi évocateurs que des rimes énamourées : cela choquerait
presque davantage que le reste. Fleurs d’ordure et d’anéantissement. Les yeux
vides des hardeuses en avatars moqueurs du ravissement des mystiques, tournés
en dedans et non plus vers le Ciel intérieur (ou baudelairien). Que
voient-elles durant cette sinistre comédie, que voyez-vous dans ces films, en solo, en duo, en couple ou à
plusieurs ? Spectateurs devenus acteurs de leurs propres bandes, une main
sur le compteur (à euros/dollars) et
l’autre sur l’entrejambes (rasée à la mode des mœurs du temps). Aucun corps
ici-bas, mon frère, mon repoussoir, mon reflet terrible et triste. Paradoxe à
la lettre écarlate, marchandise pour gogos, camelote en HD. Que viens-tu
chercher au salon si peu hot, se
demandait Houellebecq. Nous voulons contempler (dévorer) un morceau de (viande)
réalité, entendre la vraie jouissance, se délester du poids d’une vie minable
dans un conte de fées merveilleusement pervers. Les spectres des
professionnelles disponibles à volonté, volonté d’immanence bien plus que de
puissance et infranchissable béance des images, jamais raccord avec le réel.
Dans le plan-séquence des blue movies,
la sueur se dérobe, la chair perd sa texture, l’être devient automate.
Machines-corps épuisantes et ignorantes de l’épuisement. Tout montrer et ne
rien dire, danse macabre et rencontre biaisée, un genre puéril et une
mythologie in fine mélancoliquement
désincarnée.
Le corps dansé
Tout nous accable et tout nous pèse,
tout nous fait baisser la tête avec des envies de démission – partir sans se
retourner, sans même se contredire, droit alloué par Baudelaire. Les jours
érodent notre corps et la nuit des guerres intestines (et intestinales) se
trament pour nous nuire. Paranoïa du trépas, épiderme sensible à son déclin
programmé. Ballard, dans son millénium SF, lie l’amour aux pieds qui font mal,
à la corporalité dans tout son poids, lourd et laid. Une évidence – à l’instar
de la danse. Cyd tourbillonne au bras de Fred dans un parc de carton-pâte, les
passants à Rochefort exécutent des arabesques déliées, Patrick Swaye glisse sur
ses genoux et cueille dans ses bras la chipie pas si dirty. Des fourmis dans les jambes et du soleil dans le cœur (les
tournesols de Legrand dans leur ronde érotique). Si tu ne danses pas ici et
maintenant, qui le fera pour toi ? Les Jets et les Sharks qui jouent du
couteau dans les rues désertes de la Grosse Pomme, Maria sur son balcon,
Juliette portoricaine irrésistible. Julie Andrews gambade dans les montagnes,
sans monsieur Seguin mais à l’ombre du Grand méchant loup nazi. Tant de
ressources dans les muscles, dans les os, dans les articulations, libérés,
aériens. De grâce, rendez-nous la grâce et la légèreté, surtout en ces heures
sombres de gravité asphyxiée. Rendez la couleur et le mouvement, rendez
l’espace et la courbe. Ah, le beau risque de la luxation, ah, la maladresse
charmante de la prise d’appui ! Donne-moi ta main et dansons, chérie, dit
Bruce Lee chez Wong Kar-wai, volutes de la mémoire opiacée, chorégraphie du
désir et des interdits, mains moites et fronts brillants. Une belle fatigue à
la fin de chaque numéro dans les sons et lumières d’Arthur Freed, avant la
dissolution du fondu enchaîné, elle-même emportée dans l’élan. Le prince et la
danseuse, la maman et la putain, rester dans un lit toute la journée, à
bavasser, à ruminer, ou bien trouver le courage de se lever, d’ouvrir la fenêtre,
d’aérer la chambre verte de Truffaut ou des frères Mitchell, avec leurs
trapèzes de partouzeurs (une autre forme de danse, plus près de la transe).
S’arracher un instant au sol, jubiler au plafond, porter sa partenaire comme
pour un sacrifice aztèque : le sacre printanier des danseurs de Lelouch
sur un boléro solaire. Transpiration et pas de deux, pirouettes et aspirations
célestes, inspirer puis respirer, ne plus expirer. Des chaussons rouges et un
masque paradisiaque d’oiseau noir (Barbara abusée par son père, paraît-il), les
cinq mille doigts du Docteur T. et les petits rats de l’Opéra. Sur la scène
mentale, le corps exulte, le corps teste ses limites (itou dans le X), le corps
se dépasse et se retrouve. Le cygne noir puise dans l’énergie du cygne blanc et
la génitrice de Tommy se roule dans une marée de haricots (Ann-Margret for ever !) ; rite de petite
fille et maître impitoyable. Non, ma grande fille, tu n’iras pas danser avant
d’avoir les pieds en sang telle la sirène d’Andersen, et tant pis si tu maudis
Mickey durant ton strip-tease, chère
Kim. Une femme danse et le monde regagne son équilibre, et tout prend sens
autour d’elle, et la musique gonfle le corps à la façon dont le feu docile et
dangereux dilate et déploie la toile chamarrée de la montgolfière, qui peut,
avec fierté, tournoyer sereinement dans le ciel clair des étoiles. N’écoutez
pas les tenants de l’immobilité, courez enfiler vos chaussures rouges et dansez
le blues avec David ! Votre
corps vous appartient, mais il appartient aussi au beau démon de la danse et
cela, nul ne peut vous l’enlever, car vous pouvez danser en rêve, même avec les
deux jambes cassées.
Le corps éploré
Coulez, mes larmes, dit le policier
de Dick. Manifestation scandaleuse des sentiments, émotions mal retenues,
grandes eaux des femmes culturellement placées sous le signe liquide. Des films
pour elles et elles seules, les satires chatoyantes de Sirk, les larmes amères
de Fassbinder, les drames obscènes d’enfants qui meurent en direct et tout au
long du long métrage (Comencini, Robert Wise, Christine Pascal) ? Bien sûr
que non, et Kitano l’impassible nous bouleverse avec son double suicide sur
fond de feu d’artifice. Le final du blow
job façon De Palma ; après son calvaire, l’ascension de Laura Palmer
dans une chambre rouge où l’attend le rassurant Dale Cooper. Chaplin et la
fleuriste aveugle, Zampano et Gelsomina au bout de la route et du monde, la coda des mésaventures christiques d’un
voleur de bicyclette flanqué de son fils, un tueur de profession et une aveugle
à Hong Kong, le soldat Cage parmi des Indiens. Mille pleurs et à peine
vingt-quatre images par seconde. Reniflements dans l’obscurité des salles,
gorges serrées par les reflets trop fidèles, qui s’autorisent ce que l’on ne se
permet pas au quotidien, cuirassés pour survivre, en armure étincelante
d’indifférence. Là, on peut se laisser aller ; ici, pleurer s’avère
permis, presque conseillé. Contre l’amertume du monde, des torrents d’amour à
la Cassavetes ou les cordes lyriques de Gloria en fuite, ressuscitée d’entre
les mortes pour chasser les pleurs d’un enfant (et du spectateur). La mort au
cœur du cinéma et de nos vies, la mort en unique certitude (peu importent
l’au-delà hypothétique ou la terre nourricière remplie de vers). Nature
révolutionnaire des larmes, échos musicaux d’autres écoulements anatomiques.
Puissance du sel, qui renverse l’ordre social, les bienséances, soulève le
masque collectif. Des douleurs à nu, des souffrances d’enfance étalées au grand
jour de l’obscurité où respirent les films. Le gamin de Rossellini dans les
ruines allemandes et celui de Kubrick allongé dans son lit, Barry à son
chevet. Les fils perdent leurs mères – Damien Karras chez Friedkin – et les
pères ne parviennent pas à garder leurs enfants (Fernandel dans son voyage
inutile, William Holden malgré l’aide de Bourvil). Oui, nous savons tout cela,
et si nous l’ignorons encore, à quoi bon réaliser des films ou écrire sur le
cinéma ? Larmes involontaires – le X, du mécanique plaqué sur du vivant,
Bergson rieur pastiché – durant le sexe oral ou larmes impossibles à retenir
devant le désastre d’une époque (Anna Magnani dans Rome ouverte et ailleurs),
le rimmel finit toujours par dégouliner. Les hommes pleurent aussi mais moins
depuis la leçon de morale virile de Kipling. On pleure chez Demy et chez Edgar
Reitz. On pleure dans les viennoiseries de Sissi et durant les home movies de l’impitoyable voyeur.
Débordements, effusions, vannes ouvertes sur le passage de l’Atalante. La
critique cynique du sentimentalisme, les moqueries postmodernes des
pleurnicheries. Mais nous préférons encore un cœur de verre – merci, Debbie – à
pas de cœur du tout et la plaie salée à la peau de vache, au cuir revenu de
tout. Pleurer pour un rien ou sur son sort revient, déjà, à se libérer de ce
qui entrave le corps et l’esprit. Dans les larmes discrètes suscitées par les
contes moraux de l’écran (ceux de Rohmer, éventuellement), le lien avec le
monde et autrui se renoue, l’isolement se délite. Emotion picture, indeed,
mon cher Fuller. Les baisers interdits/volés déclenchent chez Jacques Perrin un
étrange et miraculeux alliage de sourires et de larmes : moment stupide et
sublime, narcissique et cosmique.
Le corps effacé
Limousines sacrées de Carax et bleu
parfait d’une chanteuse nippone (regretté Satoshi Kon). Gollum & King Kong,
la motion capture même avec Jamel
Debbouze. Trente ans en arrière, Nadine Bronx (depuis reconvertie dans la
gastronomie !) lançait ses CD-ROM interactifs promettant de la pénétrer virtuellement,
de la faire jouir en replay de
multiples façons. Le numérique change la donne pour que rien ne change
finalement, comme dans le conte historique viscontien. Présence humaine
(houellebecquienne) encore nécessaire dans la modélisation, ancrage épidermique
des prouesses infographiques, matrice charnelle des merveilles traduites dans
la vraie lingua franca du temps, cette suite binaire et mondialisée de 0 et de 1.
Le cinéma, art réflexif et prophétique, n’attendit certes pas l’invention ni l’hégémonie
des CGI pour s’interroger sur ce devenir du corps. Cary Grant et Tom Cruise, le
beau gosse publicitaire et l’agent secret transformiste, se voyaient projetés
par Hitchcock et De Palma dans une invraisemblable fiction platonicienne dopée
à la testostérone, au sentimentalisme et à la religiosité œdipienne (Vanessa
Redgrave, autrefois corps épié/photographié chez Antonioni, devenue maîtresse
maternelle des marionnettes, affublée d’un prénom androgyne résumant à lui seul
l’orientation des imageries d’action et d’imagination contemporaines :
Max). Cependant, pouvoir désormais représenter le maximum – des postures, des
positions, des événements, des trames visuelles – s’accompagne d’un effet boomerang. La suspension d’incrédulité
ne fonctionne plus guère devant tous ces faramineux prodiges : il manque
aux images une chair véritable, ce grain de pellicule rugueux et propre aux
années 70, érigées en veau d’or de la cinéphilie d’aujourd’hui. Redécouverte de
la pornographie d’alors, pileuse et (un peu) plus joyeuse, célébration des
convois de la peur chargés jusqu’à la gueule de dépressions, de somatisations,
de sensations vraies (comme disait Peter Handke). Enfants de la VHS ou du BR,
nous voulons un festin nu de réalité, des images justes qui ne se limitent pas à
de simples images, à un programme insipide, à un logiciel caduc. Notre corps
fracassé, idolâtré, ensanglanté, pénétré, dansé, éploré, effacé, nous désirons
le retrouver dans les images et ailleurs, dans la cinéphilie et le sport,
quitte à donner dans l’exhibitionnisme et l’hygiénisme. Le terrorisme – advenu
dans le monde original après les répétitions passées inaperçues des films
catastrophe – nous force à reconnaître la fragilité ontologique de nos corps, l’absurdité
consubstantielle de nos destins. Les genres méprisés nous proposent des
exercices physiques et des entraînements psychiques dans cette entreprise
discrète et démiurgique. Au cinéma, art des fantômes qui repose sur
l’invisibilité aveuglante du corps perdu, territoire, avec ou sans 3D, qui cartographie
une disparition fondamentale et rejoint l’image manquante des holocaustes,
retransmise en différé ou en direct par la TV, qui ne prend pas le temps de
voir ce qu’elle filme (mal), il s’avère possible de partir à la recherche mimétique
du corps aboli, que nous traînons au quotidien, qui nous enchante à l’occasion.
La prise de conscience d’un effacement primordial, antérieur à l’hégémonie
électronique, pourrait déboucher sur un regain de chair (et d’âme), plus ample,
intelligente, belle et libre. Libération réaliste des corps, des esprits, des
œuvres et des horizons – utopie d’un corps-image substitué à l’image-corps (ou
temps/mouvement), au présent et bien vivant...
Quelques associations en écho aux riches tiennes, Jean-Pascal.
RépondreSupprimerLes cascades : le corps comme matière plus ou moins malléable. Éprouver son corps pour les besoins d’une image. Écho à la préparation pour des rôles physiques, ou autres amaigrissement/prise de poids. Au maquillage, aussi (multiples anecdotes, de ces acteurs/actrices qui en « profitent » pour dormir pendant les interminables séances, à John Carpenter qui vécut le maquillage pour Body Bags, dans lequel il joue, comme un calvaire – et l’occasion de cet « aveu » : Je ne suis pas narcissique, je suis un voyeur. Je ne veux pas être devant la caméra, je veux être derrière. Je veux regarder » - et être malmené d’une autre façon, donc). Un don de soi, mais en contrepartie enregistré, fixé sur un support pour un fragment d’éternité.
La monstruosité et la transformation physique : corps soi-disant anormal, justement parce que, plus que répugnant, il incarne le précipité mortel. Cet astronaute revenu de l’espace, devenu pieuvre géante réfugiée dans l’abbaye de Westminster, ce scientifique fusionné avec une mouche subissent (et montrent) ce qu’il y a de plus normal, finalement : la dégradation du corps, mais en accéléré. Réalité inacceptable qui signe leur rejet. Plus leur apparence humaine est dégradée, plus ils terrifient. L’homme miniature qui se battra contre une araignée dans sa cave recevra sa dose de compassion plus longtemps parce que malgré tout, on peut encore le reconnaître.
Ecrire avec son sang : petit parallèle avec cette hippie qui, dans Le Venin de la Peur, peint en lançant sur une toile un poignard dont la lame est enrobée de peinture rouge. Le cinéma de genre ou la peinture (de tableaux animés) avec le sang (des autres).
« Ouvrir la fenêtre » : Un Américain à Paris ?
L’héroïne masquée de Franju préfère les colombes, et les crevasses de son visage (sentir sous ses doigts et voir la chair, même immonde, plutôt qu’un simulacre de vie, qui fait d’elle un fantôme de sa propre existence), à ce masque dépourvu de toute humanité, de toute expressivité. « Ma tête me fait peur. Mon masque me fait plus peur encore ».
D’ailleurs Leos Carax a sans doute ravi tous les adorateurs des Yeux sans Visage. Plaisir coupable, cependant : c’est ce masque honni par Christiane qui, réapparaissant cinquante ans plus tard, réactive les souvenirs. Et une continuité : ce masque indissociable de son interprète, dont le visage, de toute façon, a été ravi (lui aussi) par Franju. La scène du repas familial : Christiane sans son masque, mais avec la peau du visage d’une autre. Le visage d’Edith Scob est définitivement dérobé. « [Le film est fait] sur une lacune, un point aveugle. Non que le spectateur ne voit pas le visage défiguré d’Edith Scob, qu’un masque dissimule, mais il ne saura jamais quel était ce visage. Non qu’on ignore ce qu’il est mais l’horreur de son absence : ce visage neuf, angélique, immatériel, la grâce incarnée avec des yeux immenses, qu’on lui découvre enfin après l’opération, n’est pas le sien – prélevé sur une autre – et c’est un visage en sursis. La pureté, c’est l’irréparable ». Marc Chevrie toujours.
Et derrière les associations s’enchainant à une allure folle de cascadeur cinéphile, comme une course au sens ou à la beauté, beaucoup d’émotion(s) dans ton texte, clos par une très belle conclusion. Corps qui dessinons les images de notre propre vie, contemplation infinie…
Merci grandement pour tous ces fertiles ricochets, prolixe Audrey.
SupprimerDe Niro, suivant un régime à base de pâtes, prit trente kilos pour Raging Bull - cela me fait penser à la réplique de Laurence Olivier adressée à Dustin Hoffman qui courait avant les scènes physiques de Marathon Man, jusqu'à s'essouffler pour de vrai (comme disent les bambins) : "Et si tu jouais ?"
Carpenter parle à la façon de Hitchcock, qui signait ses œuvres d'une ludique et inquiète mise en abyme : les voyeurs ou les acteurs, choisis ton camp - ou pas -, camarade cinéphile !
Monstrueuse mort, en effet, qui nous attend tous, avec sa sale patience infinie, et que nul ne veut voir en face, sinon dans les films d'horreur (et encore) ou les mélodrames... De la beauté, aussi, et du désir dans ces corps atypiques ou vieillis, qui nous ramènent au polymorphisme sexuel de Wilhelm Reich, Cronenberg and Co., jusqu'aux "niches" du X friandes de "mature" et autre "granny" (ou à Macha Meril vantant la sexualité active mais transposée des séniors). Nécessité de la norme, notamment en esthétique, et vacuité d'un code ne servant, in fine, qu'à mieux remarquer ce qui d'en démarque, non par perversité mais par attirance des marges, des tangentes, des singularités humaines, si humaines.
Et n'oublions pas le sang des bêtes, pieusement recueilli par Franju.
Ouvrir ou se jeter par la fenêtre, telle la regrettée Christine Pascal après l'échec commercial et critique de son Adultère (mode d'emploi) qui mérite sa redécouverte, au moins pour une belle scène sexuelle entre Anny Romand et Vincent Cassel - ah, quel manque, dans les films pour adultes et les autres, d'un regard plus souvent féminin, et davantage troublant, sur les choses de la chair !
Le masque de l'inoubliable et séraphique Miss Scob évoque aussi celui de Barbara Steele ou du Fantôme du Paradis relooké par De Palma - on se cache toujours un peu afin de mieux se dévoiler, sur une scène de théâtre avec une persona grecque ou dans une chambre new-yorkaise adultère avec un loup piqué au Fidelio de Beethoven (pas vrai, Mister Cruise, aveugle aux yeux grands ouverts ?). Et la devise de Descartes : larvatus prodeo...
Oui, l'émotion au centre de l'écriture, de la projection ou du visionnage, du souvenir et des lendemains, enchantés ou non. De la contemplation, je ne sais (je voudrais, sans doute), mais surtout de l'ardeur, de l'intensité, du partage, avec et au-delà de nos corps-miroirs, miséreux et pourtant magnifiques...
Il y aurait aussi le corps "liquide", avant que d'être liquidé (ou effectivement effacé par le numérique). Car le corps se "liquéfie" comme le film d'ailleurs, dans la matière numérique. SandorK
RépondreSupprimerJuste remarque, naguère illustrée de mémorable manière par le deuxième volet des aventures du Terminator - mutatis mutandis, ou le corps protéiforme dans ses métamorphoses (filmées) infinies...
SupprimerTout à fait : du mécanique : (Terminator), au fluide, au liquide (Terminator II). C'est le corps-image qui transmute, change de peau... Le numérique vise la transparence : il faut regarder derrière l'image, enlever la peau (pellicule signifie "petite peau") voir à travers l'ADN de l'image, lui faire la peau à cette image de cinéma si je puis dire...
SupprimerJe définirais la manière dont le film subit le numérique (dans son changement de corps donc, de l'argentique à la dématérialisation des supports), notamment par la façon dont il se véhicule dans les réseaux (se dissémine), comme une sorte de dissolution, jusqu'à celle du point de vue...
Toujours se méfier de la transparence, dans tous les domaines, mais l'admirer en élément essentiel du langage de la lumière (le vitrail des églises ou ces mille fenêtres qui ornent le cinéma fantastique et encadrent ses héroïnes)... Le numérique permet aussi une redéfinition infinie (ou presque) de l'image, lui conférant ductilité, malléabilité, immortalité (relative).
SupprimerCette métamorphose s'accompagne en effet d'une circulation planétaire - ubiquité, donc - et d'une démultiplication basée peu ou prou sur le modèle de reproduction cellulaire du cancer : mot-virus de William S. Burroughs, vidéos virales bien nommées, peaux mortes (pellicules dans les cheveux) du monde, atomisation du point de vue en mosaïque cubiste, violente, ludique, terrible (cf. le sidérant Redacted de Brian De Palma, donnant à voir tout cela avec les outils du temps)...
Un beau corps d'histoire, matérielle, immatérielle...
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