Talons aiguilles
Un métrage, une image : Ténèbres (1982)
La fille en blanc enfonce
profondément le talon de son escarpin rouge (sang) dans la bouche de sa
victime, maintenue sans merci au sol gris et sablonneux par des ragazzi di vita vêtus de chemises
immaculées : Argento fréquente les mêmes plages létales que Mankiewicz (Soudain,
l’été dernier) ou Pasolini (déchiqueté à Ostie dans la « vraie vie »,
avec Moretti en pèlerinage hétéro pour
Journal
intime), sur lesquelles se déroule à ciel ouvert et avec l’hyperréalisme
d’un cauchemar le trauma initial –
cannibalisme ou sadomasochisme, fais ton choix, camarade cinéphile et pervers (pléonasme).
La trop belle Eva Robin’s, transsexuel irrésistible propre à donner des sueurs
froides à tous les mâles machistes adeptes des scream queens, venge ici les innombrables outrages infligés à son
sexe (mais lequel ?) chez le maestro
et ailleurs, toutes ces morts décoratives – ici, un mémorable empalement facial sur une paroi en verre – exécutées (de main d’orfèvre) dans une architecture (antonionienne)
maniériste, cathartique (apprivoiser la mort, toujours) et autobiographique
(des menaces au téléphone, la violence absurde de la société américaine « à
main armée », après les « années de plomb » italiennes). Argento
filme en plein jour son méta récit d’horreur diurne (un autre écrivain assassin
sous le soleil exactement ? Nicholson dans Shining), et annexe le fameux
quartier fasciste de l’EUR pour y situer sa fable morale sur le double, l’art
comme création-destruction, les femmes en incarnations vivantes et presque
mortes, folles à lier (des fantasmes et des films entre eux), certainement, du Cri
de Munch (la coda voit cette chère
Daria Nicolodi hurler encore et encore, de quoi susciter une vocation chez Asia, fille digne et indigne de ses délicieux parents).
Grand œuvre au noir – au sens
alchimique et plastique de l’expression –, Ténèbres baigne dans une lumière
mentale et sonde sans crainte la nuit de l’âme (individuelle, personnelle, transalpine,
terroriste, mondiale et universelle), avec un aplomb (la Louma redéfinit l’espace)
et une beauté (mortelle) encore
éclatante de nos jours, rayonnant largement au-delà de la sphère du « genre »,
giallo, thriller, horreur psychanalytique ou tout ce qu’il vous plaira/dégoûtera
d’autre – la voix wellesienne de Dario nous lit des Pages arrachées au livre de Satan
(son exemplaire à lui, pas celui de Dreyer, quoique) et nous buvons ses paroles et ses images, comme
Peter Neal, avant de devenir un auteur de polars trop inspirés (ou inspirants),
avale la pointe turgescente et impitoyable du désir : celui de séduire pour
mieux détruire.
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