Heimat : Le Village


Suite à sa diffusion par ARTE, retour sur le titre d’Edgar Reitz.


Chronique d’un rêve, avertit le sous-titre de la première partie, mais autant d’une communauté, d’une époque de changements, près de cinquante ans après la Révolution française, d’un désir immortel et irrépressible, transformé désormais en problématique migratoire : aller ailleurs, quitter sa patrie et son état d’esprit, se réinventer dans une utopie. Notre Marius de Rhénanie fantasme sur le Brésil, où Zweig ira se suicider, où moult nazis iront couler en toute impunité une retraite ensoleillée (et se livrer à leurs dadas eugénistes pour Schaffner dans Ces garçons qui venaient du Brésil). Tandis qu’il se tient sur une éminence rocheuse à l’orée d’une forêt, caricature du romantisme pictural allemand (Le Voyageur contemplant une mer de nuages signé Caspar David Friedrich), un convoi passe au loin sous ses yeux, métonymie de l’hémorragie, présage de cet Exode accompli par sa famille dans le second volet du diptyque. Car lui ne partira pas, se contentera de voyager par les livres et les langues étrangères, contrairement à son frère revenu de la guerre et marié à son premier amour (Partir, revenir dirait Lelouch). Sous le ciel immense, sur la terre d’une désespérante et impitoyable platitude, des hommes et des femmes vivent, travaillent, prient, aiment puis meurent, des enfants souffrent d’une jambe raide ou d’un pied-bot : ainsi vont les choses de la vie sur deux années, ainsi se tissent les destins des « pauvres gens » chantés par Ferré, le cinéaste revendiquant son refus de toute dramatisation convenue et divertissante. La précision documentaire, le poids des gestes et des mentalités, se tressent à une dimension fantastique inédite et surprenante, afin de délivrer une épopée athée, la tentative réussie de « rencontrer la vie au cinéma » et de « redéfinir le concept de film historique » (Reitz cite Kubrick, Mankiewicz, Griffith, Rossellini et les Taviani, préfère la vérité, notamment esthétique, au réalisme et combat la tendance habituelle à établir des documents au passé sur aujourd’hui).



Heimat, le feuilleton et le film, par sa longueur et son ambition, par sa nature à la fois romanesque et historique, rejoint comme une évidence les travaux contemporains de Fassbinder (Berlin Alexanderplatz) et Claude Lanzmann (Shoah, que la version TV évoque de façon diffractée, en point aveugle et angle mort), mais cette œuvre-fleuve, fresque intimiste et cartographie cosmique, évoque en outre le cinéma de Dreyer (point de vue subjectif d’un mort digne de Vampyr, ruralité endeuillée dépourvue de la résurrection miraculeuse et scandaleuse d’Ordet) et se permet des clins d’œil à Hitchcock (un baiser sans « quatrième mur » emprunté à La Mort aux trousses) ou Spielberg (des objets animés de couleurs tel le Petit Chaperon rouge se détachant sur le ghetto de Varsovie dans La Liste de Schindler), voire Coppola (les poissons rouges de Rusty James). À l’unisson de la partition anxiogène (dissonances et stridences), éthérée (voix féminine séraphique) et cocasse (accordéon impromptu) de Michael Riessler, le scénario mêle les tons (on sourit souvent dans le premier pan, moins dans sa suite, sèchement mélodramatique et achevée sur la lecture en pleurs d’une lettre lointaine) tandis que la réalisation confère à l’ensemble sa « sorcellerie évocatoire », pour parler comme Baudelaire : une trentaine d’années après le Heimat originel, déjà en noir et blanc, mais aussi trois décennies après Shining, voici un grand film de fantômes saisis dans leur existence-absence de morts-vivants, à l’instar du diariste libéré de prison revenant chez lui avec des faux airs de zombie (le filigrane révolutionnaire du portrait surgit dans l’épilogue révolutionnaire, avec le mot liberté brandi en français), dans leur monde de morts en série (l’oncle fou, le père muet, l’enfant diphtérique, la mère adorée), dans leur damnation humaine dictée par une aristocratie tout sauf nietzschéenne, condamnée à son tour à disparaître (« La certitude de la mort […] plane sur tous les personnages et sur toutes les images » affirme à raison l’auteur).


La caméra s’élève en ascensions inquiétantes ou plonge durant l’envol d’un gerfaut de conte de fées, qui rappelle les corbeaux meurtriers sévissant dans Opéra, et le steadicam, en opposition à la fixité des compositions de paysages, apporte sa subjectivité flottante au récit objectif de la reconstitution narrative (Reitz ne donne pas de leçons, d’Histoire ou de morale, il raconte son histoire à son rythme, avec une majorité d’acteurs non professionnels, dans une autarcie fertile et audacieuse par rapport aux contenus (ou au vide) et aux vitesses (artificielles et bruyantes) d’une large part du cinéma actuel). Le noir et blanc, hommage expressionniste (un petit côté Le Golem dans ces maisons à colombages), dévitalise les corps malades, anémiés, nourris au lait caillé, à la purée, avec la tuberculose en récompense (superbe scène de la mère portée en plein champ de bleuets par ses fils pour respirer l’air frais, valant par sa sensualité déchirante et dérisoire tout le panthéisme publicitaire d’un Malick). On ne peut que penser à Romero ou à City of Life and Death, témoignage un peu trop stylisé, un peu trop propre sur lui, du massacre de Nankin. Il convient de se laisser porter par ce Styx à contre-courant, par ces quatre heures qui jamais ne lassent et passent finalement très vite (les quinze heures du feuilleton, avec des pauses pour les repas, ne fatiguèrent pas leurs spectateurs durant la projection), par la voix off de Jakob écrivant dans son journal ses aspirations, ses réflexions, en aucun cas doublons ni redites des images, moins encore logorrhée pseudo-philosophique en surplomb des événements (Terrence M. again).



Le doux rêveur et magicien du réel (le vent lu provoque la fuite des chevaux blancs) ne verra certes pas le Nouveau Monde, cet Eldorado démystifié par les exilés volontaires (la misère cessera, l’installation ne garantit rien, dit à juste titre le protagoniste), mais il porte en son sein une liberté incorruptible lui permettant de rester ici, au chevet de sa mère, en secours de son père réconcilié ; artiste et scientifique, il concevra même un « régulateur » pour apprivoiser la machine à vapeur fraternelle, ce qui nous vaudra un caméo de Werner Herzog en méconnaissable éminence berlinoise sidérée par ses talents (et causant la fuite du héros trop timide !). Moins politique et réflexif que le Peter Watkins de La Commune (Paris, 1871), pas aussi languissant et contemplatif que Béla Tarr, Reitz décrit pourtant pareillement un univers démoniaque, une « terre vaine » à la T. S. Eliot peuplée d’âmes damnées en sursis, surtout d’une pléiade de personnages familiers et universels dans leur singularité même, ce qui rend son film populaire et le préserve de toute tentation arty ou commémorative. Œuvre hantée cependant bien vivante, expérience généreuse se fichant du passéisme et de la belle image mortifère (Wenders et ses lamentations méta dans Au fil du temps), Heimat tire sa puissance, sa beauté, son envoûtement de l’héritage littéraire (Mann, Balzac et Zola, principalement) en terreau précis pour l’expressivité cinématographique, réaliste et surnaturelle, aux limites de l’immatériel dans son ampleur (au-delà de la maestria du regard de Dreyer, il manque sans doute à Reitz le frisson de la foi, la volonté consciente de filmer l’envers des visages et des apparences, puisqu’ils ne se situent pas dans la même catégorie ni au même niveau, d’inspiration et de réalisation).


Petite patrie natale (en parallèle au paese corse), la terre, in fine, dans son acception la plus triviale et matérielle, finit toujours par recouvrir les vivants et les morts (qui « emportent quelque chose de nous avec eux », en effet), les sédentaires et les émigrés, ceux qui souffrent de nostalgie ou d’exil intérieur (Camus et les étrangers existentiels dans son sillage), se taisent devant l’horreur du monde ou gueulent afin de le changer : le long métrage s’achève logiquement dans un cimetière, lieu fréquenté itou par Sergio Leone (Le Bon, la Brute et le Truand), Tsui Hark (L’Enfer des armes) ou Ringo Lam (Victim), le fils déposant la lettre du frère sur la tombe de la mère et la recouvrant d’une poignée aussi noire que la cendre. Nul désespoir ni apitoiement, toutefois : la vie se poursuit, englobant la mort, unique invariant et point de repère (moral et artistique), et ce film sans couleurs parvient, avec sa captivante humilité, son « exotisme » humaniste, à briller dans la nuit de la salle ou du foyer, dans celle de l’âme avant tout, au terme inachevé d’une odyssée personnelle et collective, adulte et juvénile (en dépit ou grâce aux quatre-vingts ans du réalisateur), candide et lucide. La patrie dépeinte par Heimat, symbolique co-production franco-allemande, ne s’apparente à l’Allemagne (pas encore unifiée/séparée) qu’en surface et presque par accident, sans contradiction avec l’attachement sentimental et régionaliste que la chronique souligne – nous connaissons tous ce territoire oublié des cartes et que l’on désigne par plusieurs vocables (rêve, liberté, cinéma), comme les Indiens d’Amazonie utilisent vingt-deux mots pour verbaliser la couleur verte : il se trouve en chacun, puits d’énergie et d’envie, espace de désir et de vie, arpent de plénitude et de beauté ; le grand œuvre de Reitz nous en fait passer la frontière, avec une simplicité assumée, une tranchante douceur (admirable photographie contrastée en Scope de Gernot Roll) et ce village-là, a contrario de celui de Shyamalan, ouvre sur le monde, ancien et nouveau, en explorant le pays de l’âme et de la cinéphilie… 

          

Commentaires

  1. http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2020/11/de-lexil-interieur.html

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    1. https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/08/film-damour-et-danarchie-chronique-dune.html

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