L’Enfant miroir : Les Damnés


Dans Shining, un « enfant-lumière » voyait les morts ; dix ans plus tard, dans The Reflecting Skin, un « enfant-miroir » regarde les vivants…


Sous le soleil de Satan, un enfant de neuf ans, tout sauf innocent, découvre le Mal. Seth[1], prénom biblique donné au scientifique mutant de La Mouche, vit dans le Grand Nulle Part de l’Idaho, réinventé par l’anglais Philip Ridley en Americana d’Alberta au Canada. Son père, Luke, taciturne et soumis, tient une station-service en déshérence et se repaît d’histoires de vampires de quatre sous ; sa mère, Ruth, sèche et cassante, passe son temps à maudire l’odeur de l’essence qu’elle sent partout et à attendre le retour d’un aîné adoré, parti faire la guerre dans le Pacifique, dont l’image trône sur un buffet devant le drapeau US pendu au mur (elle voudrait poser sa main sur le bras du bambin mais il se dérobe). La fable s’ouvre sur un cas banal de maltraitance animale : une grenouille, sa panse monstrueusement gonflée par le gamin, explose sous son lance-pierre, projetant une gerbe de sang frais sur la robe et le visage d’une blonde passante, veuve vêtue de noir jusqu’aux lunettes. Ce signe funeste et trivial, drolatique et surprenant, donne le ton, selon l’expression courante, et le film tout entier va naviguer entre les quatre pôles expressifs et narratifs. Carrie au bal du diable, on s’en souvient encore, présentait une semblable face féminine souillée de rouge liquide, et L’Enfant miroir partage avec le chef-d’œuvre de Brian De Palma un même lyrisme désespéré – superbe partition, quasi omniprésente, de Nick Bicât –, une même sensibilité sudiste illustrée par la riche tradition littéraire (Faulkner, exemplaire), picturale (Grant Wood, incontournable) et cinématographique (Les Proies ou Délivrance) du Gothique américain, toujours vivace aujourd’hui (voir Killer Joe de Friedkin).



Bientôt, les compagnons de jeux du gosse disparaissent, enlevés par des blousons noirs roulant dans une Cadillac rutilante aux allures de corbillard (Seth se réfléchit sur la carrosserie en jouant les pompistes). Un shérif borgne, au corps abîmé par divers combats avec un improbable bestiaire (une tortue mordit sa main gauche[2], amputée ou dissimulée sous un gant blanc), enquête en vain et interroge Seth sur les attouchements hypothétiques de son père, menacé par un adjoint puritain et inquiétant tout droit sorti d’un roman de Jim Thompson. Les petits anges, gentiment cruels et saccageurs (le coquillage et la chambre de leur victime), s’avèrent la proie de saigneurs modernes, reflétés dans un rétroviseur, qui sillonnent les routes du bourg en plein jour. Le hasard, ou l’ironie sans merci du sort, fait retrouver le cadavre des sacrifiés flottant dans une cuve d’eau, enroulé dans le linceul de la bannière étoilée au sortir d’une grange. Dans Mystic River, Tim Robbins, tremblant et bouleversant, associera la pédophilie au vampirisme ; Ridley file la métaphore et fait dire à Dolphin Blue, la voisine obsédante et endeuillée de Seth, « J’ai deux cents ans, je n’aime pas le soleil », ce que l’enfant, cerné par des harpons et des mâchoires de baleine en guise de décoration intérieure, influencé par la couverture mimétique de la revue paternelle, s’empresse de mal interpréter (Honkytonk Man brodait aussi une trame initiatique en clair-obscur, à partir d’un modèle paternel en sursis au Tennessee durant la Grande Dépression). En rime avec celle de Baudelaire – J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans : le premier vers de Spleen dans Les Fleurs du mal –, la fatigue existentielle de Dolphin (fiévreuse et poignante Lindsay Duncan) enflamme son imaginaire et il accueillera avec joie et soulagement son enlèvement par les doucereux assassins, enfin débarrassé d’une encombrante rivale, renaissant au contact de son frère revenu. 



Un feu noir dévore les personnages, dans la belle lumière naturelle et nocturne de Dick Pope, familier de Mike Leigh – il se manifestera de façon spectaculaire quand le père, conduit au suicide par le policier zélé, par le rappel honteux d’un baiser homosexuel avec un mineur de dix-sept ans, s’immolera à la tombée du soir. Dans une parodie de baptême en réponse à la punition maternelle de faire boire de l’eau jusqu’à la nausée, pour purifier le corps autant que l’âme, sans doute, il avalera goulûment la gazoline, avant de s’y prendre à plusieurs reprises pour craquer l’allumette fatale. La séduction de l’incendie n’échappera pas à Dolphin, par ailleurs amatrice de bombes londoniennes et gamine encline à rôtir la queue des chats avec des pétards, quand elle ne faisait pas sauter des canaris, qui s’en excuse auprès de Cam (jeune et fragile Viggo Mortensen) dans un cimetière. Réuni par la mort, le couple se voit dès le début de sa passion condamné à l’inachèvement, à la séparation, malgré la grâce, au sens religieux du terme, d’une étreinte sincère et généreuse, homoérotique et d’une grande tristesse, en forme de pietà. Si les souvenirs douloureux, peu glorieux (à son cadet qui lui demande s’il est un héros, le vétéran juvénile répond non et jette au sol le drapeau tricolore), si le passé empoisonné ou le présent d’un absent (mélancolique scène d’auto-érotisme épiée par les petits intrus) peuvent brûler, la connaissance également.


Seth, isolé dans quelques arpents cosmiques, confie ses états d’âme, la nuit venue et dans son lit, à un étrange fœtus déniché dans une chapelle désaffectée. Imitation grotesque de la vie, pauvre créature corrompue nimbée de mouches et de pourriture, l’avorton ensommeillé, qui rappelle les spécimens orphelins de laboratoire, demeure hélas un confident – et un « ange » dans l’optique enfantine – sans répartie. L’Enfant miroir baigne ainsi dans un climat de déréliction absolue, loin de la ville (où Dolphin espère se rendre à la fin) et du sacré, écrasé par un horizon géographique et spirituel évanoui, aboli. Les enfants, ravis à leurs familles fordiennes, à la rage d’une mère ivre de souffrance – « Tu es rempli de péché ! » lance-telle à Seth pour qu’il répète et avoue – digne d’un texte de James Agee ou d’un tirage de Walker Evans, partent les premiers, présages inexplicables de la mort prochaine des patriarches désorientés, rongés par l’alcool et leurs péchés (véniels), du trépas du soldat irradié dans les « jolies îles » où il servait, qu’il bombardait, blessé à la main par la lame des baleiniers après une altercation (stigmate discret, jalousé). Seth attribue à tort les cheveux accrochés au peigne en preuve de la malédiction du succube, mais les gencives sanguinolentes et la maigreur croissante de Cameron révèlent l’intime vérité. Chez Ridley comme chez Cronenberg, le corps somatise un esprit malade (cf. le subjectif Heartless, brisant le cœur du spectateur) et cet été rural sans avenir, dans une Amérique mentale inspirée de ses propres toiles, cartographie un enfer définitivement dépourvu de rédemption. 



Enfants à la peau « réfléchissante », à cause de l’atome, là-bas, et enfant-miroir, dans sa relation spéculaire et inversée, déformée, avec les êtres et les choses, ici : le point de vue adopté ne verse jamais dans la fantasmagorie conservatrice, dans le délire assermenté, moins encore dans le panthéisme en toc et la philosophie pour élèves de terminale (laissons volontiers Gilliam et Malick à ceux qu’ils intéressent, Les Moissons du Ciel et Tideland, tournés dans la même région et aux alentours, à son ennui poli ou à sa mauvaise réputation critique). L’Enfant miroir s’inscrit davantage dans le sillage de Paperhouse, que nous venons de célébrer, ou de Requiem pour un massacre, autre eau-forte dantesque, éprouvant autoportrait d’un enfant en enfer. En quatre-vingt-quinze minutes denses et souvent impressionnantes, Philip Ridley, ancien étudiant aux beaux-arts, dramaturge, romancier, parolier, poète et photographe, n’oublie pas de payer son tribut à trois maîtres (Norman Rockwell, Edward Hopper, Andrew Wyeth), bien que son premier long métrage, sélectionné à Cannes, primé à Locarno et Sitges mais toujours inédit en DVD, sinon dans une édition étasunienne apparemment peu recommandable (nous le visionnâmes dans une médiocre copie numérique en VO), ne succombe à aucun moment aux pièges de la pose picturale, aux écueils du tableau vivant. 


En homme d’images et de mots, Ridley raconte une parabole empreinte d’un symbolisme polysémique, cohérente dans son langage et déjà d’une grande maîtrise dans l’effet produit (leçon revendiquée de Poe). Outre le prénom du protagoniste, son patronyme démontre son (beau) talent et son souci littéraires, en écho, une fois de plus, à la pratique de Cronenberg, elle-même enracinée dans la lecture de Burroughs et Nabokov, amateurs notoires de noms connotés. Seth Dove[3], dans une incise du film, annexe absurde au premier abord mais lourde de menace et de sens ensuite, croise deux femmes/jumelles en clones de Zouc, un oiseau blanc, colombe ou mouette, au creux de leurs mains, endormie, plus vraisemblablement morte, cette mini procession accompagnée de leurs roucoulements saugrenus. Sans revenir sur Dolphin, relié de plein droit à la dimension animale (et médiévale) du film, on peut pareillement citer Ticker[4], le nom du gardien de l’ordre malvoyant, qui incarne à lui seul le décompte tragique, le compte à rebours mortel régissant l’œuvre. Enregistrement d’un passage à l’âge adulte précipité par l’accumulation d’événements banals et extraordinaires, L’Enfant miroir affiche une temporalité indécise, les marqueurs historiques (habits, automobiles, équipements domestiques) renforçant de façon faussement contradictoire sa valeur intemporelle.   



Le lecteur (la lectrice) s’interroge peut-être, au vu de notre évocation, à propos des parallèles possibles, voire des emprunts ou des correspondances, avec l’univers de David Lynch. Dissipons vite le malentendu – la presse américaine dénigra l’opus en vil décalque prétentieux – : Ridley se situe du côté de la psychologie, de l’étude de mœurs, livre un drame réaliste et nihiliste ; Lynch se tient dans le territoire de la sensation, de l’individualisme, pour un ensemble de mélodrames horrifiques (pléonasme) rédimé par la foi (surtout dans Twin Peaks: Fire Walk with Me et Une histoire vraie). Certes, Blue Velvet propose un itinéraire (assez) proche de celui suivi par L’Enfant miroir, et l’attention aux textures visuelles et sonores du cinéma lient les deux hommes à la formation partagée. Cependant, leurs visions du monde diffèrent et divergent, sans parler de leurs parcours professionnels. De surcroît, rappelons-le aux cinéphiles amnésiques, Lynch n’inventa nullement l’étrangeté au septième art, Tod Browning, Bergman ou Fellini, parmi beaucoup d’autres, le précédant avec brio sur ce créneau. Le trouble et la puissance de The Reflecting Skin, alimentés aux sources précitées, doivent leur pleine intensité au sentiment de vérité de chaque plan et de chaque séquence, en témoignage suffisant des qualités personnelles de Philip Ridley, explorant sans faillir ni renoncer, avec une admirable et douce radicalité, le « cauchemar de l’enfance » et « l’innocence [qui] peut être un enfer », pour reprendre deux oxymorons dans l’ultime monologue de Dolphin, philosophie de la vieillesse en naufrage, en décrépitude, contrebalancée par l’amour en unique gage de jeunesse.           



L’artiste britannique pose sur ce pandémonium épanoui (sensualité des champs de blé, privés des corbeaux de van Gogh, en relecture perverse des étendues édéniques de Superman, par opposition à la morbidité générale) un regard à la fois empathique et distancié, émouvant et satirique. On songe parfois à Héros malgré lui de Frears, porteur d’une pareille altérité de culture et d’appréhension de la réalité – thème en réflexion de L’Enfant miroir, pour ainsi dire – pourtant dissimulée dans une (presque) identique identité linguistique. Parler la même langue ne revient pas à voir le monde de la même manière, et l’anglophonie, avec le jeu sur les accents respectifs, renforce a fortiori la bizarrerie du rendu, corroborée par un tournage « à l’étranger », sur les terres de l’ennemi politique et pacifique canadien : à la fois l’Amérique et une utopie[5], à la fois un récit d’enfance et une allégorie adulte, à la fois un titre méconnu et un film culte souterrain. Seth, comme tout spectateur de cinéma, se raconte des histoires et finit par y croire, avant le coup de théâtre (et de couteau) final, principe de réalité sauvage et impitoyable (pour lui et nous). Le conte de fées, on le savait bien avant la psychiatrie infantile et les filmographies de Vincente Minnelli ou Jacques Demy, comporte des éléments d’horreur pure, archétypale, tamisés par la métaphore, l’imaginaire, le saut qualitatif et quantique de la littérature, même dite orale et longtemps méprisée pour cela. L’Enfant miroir parle aussi de ceci, de l’imagination en traduction de la réalité, mais il le fait sans une once d’espoir, sans l’ombre d’une catharsis, au moins pour le protagoniste (le spectateur devra se contenter de la plénitude de l’œuvre, une récompense en soi).                


Face à l’horreur et à la beauté du monde, mariage blakesque du Ciel et de l’Enfer résumé dans les belles explosions du nucléaire contées par Cameron, face au mystère insondable de la féminité (celle de Dolphin, celle de la pin-up en noir et blanc, formant une trinité dérangeante et désenchantée avec la photographie d’un jeune martyr à Hiroshima et des deux frères souriants et enlacés), face au Mal en vainqueur, le champ des possibles paraît bien limité. Luke opte pour le suicide, Ruth sombre dans l’apathie, Cameron plonge dans le désespoir, au chevet de son amour allongé en gisant dans sa robe immaculée (celle de Dita Parlo dans L’Atalante ?) et Seth, complice du désastre par son silence, s’en va hurler sa douleur insupportable sous le Ciel sourd, à contre-jour, au crépuscule et les bras levés (dans la coda de la scène citée supra de désir solitaire, Dolphin et les deux gamins se mettent à hurler à tour de rôle, grand moment d’hystérie collective à l’unisson de Lynch !). En dépit de son humour très noir, celui, disons, de Psychose ou Massacre à la tronçonneuse, L’Enfant miroir s’achève donc sur une figure physique et métaphysique naguère immortalisée par Munch ou Antonioni. Au terme de La strada, le colosse-bourreau s’effondrait devant la perte irréversible de sa compagne aimante et innocente, versant des larmes amères sur sa nature, son destin, son deuil impossible, qui le rachetaient in fine. Philip Ridley nous abandonne dans les ténèbres – Heartless se clôt sur le baume, illusoire ou pas, de la voie lactée hantée par le père accueillant son fils à l’agonie, en réponse à l’épilogue maternel de Elephant Man –, le cœur battant et l’esprit à terre. Son troisième et dernier film à ce jour corrigera cette noirceur promise à un échec commercial, par le scintillement poétique et létal[6] des étoiles, seulement visibles en pleine nuit...


Notre album du film :




[1] Désigne aussi un dieu « fripon » égyptien, figure universelle et mythique qualifiée par l’anthropologue Paul Radin de « miroir de l’esprit » et à la base du concept « d’enfant intérieur » créé par Jung. 
[2] La main « diabolique », étymologiquement sinistre, tatouée du mot HATE par Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur.  
[3] Colombe, comme dans la chanson de Prince qui les fit pleurer…
[4] Cœur (des ténèbres à la Conrad) ou montre (molle à la Dalí).
[5] Dans l’acception première du dictionnaire : un lieu qui n’existe pas.  
[6] Une étoile brille en « mourant » ; ne nous parvient que la mémoire différée de son évanouissement…

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Les Compagnons de la nouba : Ma femme s’appelle Maurice

La Fille du Sud : Éclat(s) de Jacqueline Pagnol

L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot : Le Trou noir