La Piscine : Le Début de L’Inspecteur Harry


Trente-six captures (d’écran) pour tenter de saisir la maestria d’une ouverture : Don « Dirty » Siegel rules !



Le film, en Scope – format idéal pour les enterrements et les serpents (ou les scorpions ?), dixit Lang –, se place d’emblée sous le signe de la mort, avec ce monument dédié au policiers de San Francisco tombés « dans l’exercice du devoir ». Polysémie du vocable américain : la ligne droite, tangente ou brisée du devoir, du destin, de l’éthique, la ligne rouge à ne pas franchir, celle qui sépare de la folie et du trépas (Malick, scénariste éphémère). Sens géométrique du mot, pour une séquence de générique formidablement graphique, faisant penser à son homologue des Demoiselles de Rochefort (le pont transbordeur avec son entrelac de verticales et d’horizontales) ; Woo rejoint Demy, Siegel aussi. Géométrie du crime, mélancolie de la violence : une œuvre hantée par trois femmes mortes (la baigneuse, la jeune fille kidnappée, l’épouse de Callahan, renversée par un chauffard ivre), alors que Les Proies montrait un gynécée issu du Southern Gothic autour d’un seul homme amputé/émasculé (masochisme récurrent d’Eastwood, retrouvé dans cet opus avec un passage à tabac nocturne et démoniaque, ouvertement christique, au pied de la croix monumentale sur la cime de Mount Davidson). Marbre érigé, diraient les architectes : la séquence convie aussi une géométrie du désir propre à ravir les cinéphiles « psys ». L’hommage du film au sacrifice des hommes : ce lien direct de la fiction avec le fait divers irrita la critique prompte à y lire une apologie ou un tract d’enrôlement. San Francisco, choix volontaire du réalisateur et de l’acteur, capitale du Summer of Love, devient nécropole de l’ordre et du devoir où errent d’autres fantômes féminins : ceux de Sueurs froides, bien sûr.


Zoom latéral sur une liste de noms de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles (une longue histoire, un combat éternel) : Robinson, comme Andy, le « Scorpion » à la gueule d’ange du film, digne rejeton de son père Edward G., à son image homme bon et raffiné incarnant mieux qu’aucun autre un « primitif » maléfique (pacifiste convaincu endurci par Siegel, il reçut par la suite de nombreuses menaces de mort – appréciez l’ironie). Un acteur au prénom en forme de surnom enfantin, un très sale gosse qui en terrorise d’autres en route pour l’école, une candeur absolue couplée aux plus irréparables atrocités : dans la fable wellesienne, le scorpion pique la grenouille par nature. Fondu enchaîné – montage de Carl Pingitore, également producteur associé – sur l’étoile (jaune) que le flic jettera dans l’épilogue, relisant la coda du Train sifflera trois fois (lâcheté de la communauté là, indignité de l’individu ici). Jaune et noir : couleurs de la sorcellerie (ah, ces affiches hermétiques du Batman de Burton placardées à Lyon, ancienne capitale des sorciers). Médiéval, L’Inspecteur Harry ? Assurément, mais sans une once de fascisme (impardonnable Pauline Kael, terrible erreur de Roger Ebert, habituellement clairvoyant), mais sans renoncer à son époque : l’allégorie enracinée dans le réalisme, le duel moral (et schizophrène) inscrit dans l’architecture urbaine.


Second fondu sur le canon noir d’un fusil phallique et historique (un calibre, le .30-06 Springfield, utilisé dès la Grande Guerre et jusqu’au Vietnam, ensuite arme de chasse, et L’Inspecteur Harry constitue une épique et symbolique chasse à l’homme, bien avant Woo again). Scorpio (Rising, dirait Kenneth Anger) porte l’emblème de la paix, marque ironique et renversée de l’insigne policier. Les objets métonymiques jouent désormais la fonction des couleurs durant les tournois de jadis ; deux chevaliers, noir (celui de Nolan ?) et blanc, pour un film jamais manichéen mais éclairé par la grisaille de l’âme.


L’arme se détache en plongée sur le ciel immense et bleu, tenue par une ombre chevelue – le Mal ne possède pas de visage, seulement des masques humains, trop humains dans leur bestialité, que Scorpio va s’employer méthodiquement à détruire, à avilir, pour en faire porter la faute au flic, pour éprouver dans sa chair corrompue et vierge la souffrance exquise (toujours le masochisme) du péché, qui relie toutes les créatures de Dieu à ce séraphin déchu. L’ange blond luciférien demandera d’ailleurs ce relooking révélateur à un diable noir stimulé par ses insultes (Glauber Rocha en embuscade). Sensualité du cadre – dans le double sens du terme – et menace du fétichisme à main armée (le petit laïus de Callahan sur son gros .44 Magnum dans l’épisode du braquage) : toute une nation, ou presque, en un seul plan contradictoire ; le « pays des opportunités », du Big Sky (titre original de La Captive aux yeux clairs), des armes en vente libre, des meurtres dits raciaux. Cette question nourrit le cinéma américain depuis Griffith et se retrouve dans la filmographie d’Eastwood, avec de nombreuses figures noires marquantes (dans Bird, Impitoyable ou Invictus).


Contrechamp sur la cible : surcadrage de la lunette de visée substituée à l’objectif en matrice du cinéma étasunien des années 70. On pense à La Cible de Bogdanovich, à l’assassinat de JFK, aux jumelles de Montana dans Scarface, témoin/complice d’une pendaison en hélicoptère filmée façon snuff. Le téléobjectif écrase la perspective, abolit les distances entre le chasseur et sa proie, entre le voyeur et son aveuglant objet du désir. Réification des êtres, présence-absence des corps, croix du cercle en rime à l’étoile (notez la couleur jaune du maillot, bientôt reprise avec le bus scolaire emblématique de l’Amérique et de son imagerie, autant que la haie blanche et le camion de pompier rouge, moqués par ce pervers de Lynch dans le prologue de Blue Velvet). La jeune femme, qui l’ignore encore, s’apprête à faire le « grand saut » (pas celui des Coen), à plonger (glissando du piano) dans une eau pure sous peu rougie de son sang (de ses règles à la Carrie au bal du diable ?). Le Mal, leçon hitchcockienne dans La Mort aux trousses, leçon de ténèbres donnée par Bernanos et Pialat dans Sous le soleil de Satan, contre toutes les paresses rassurantes de l’expressionnisme, se manifeste en plein jour (lignée des thrillers/films d’horreur diurnes, de Plein Soleil à Shining). Le monde dévoile son essence infernale, sa banalité maléfique (Hannah Arendt Dans la Ligne de mire de Wolfgang Petersen), sa pornographie intrinsèque (la guerre à la TV, le « carton », un an plus tard, de Gorge profonde). Le cadrage recèle une menace mortelle très actuelle – origines réelles du film, qui serviront itou à Fincher pour son Zodiac – et remontant pourtant à la protohistoire du cinéma, avec le « fusil photographique » de Marey.


Art du contraste : la piscine couronne le toit d’un hôtel de vingt-sept étages bâti l’année du tournage, en 1971 (le Holiday Inn Chinatown, rebaptisé depuis 2006 Hilton San Francisco Financial District et converti au feng shui), devant un bâtiment orné d’une plaque identificatrice : Columbus Tower (l’Amérique impure et « première »). Une tache bleue et verte parmi l’océan gris des immeubles, un luxe cher et gratuit, en écho aux actes de Scorpio (flics prolétaires et victimes riches) et de l’accident fatal de Madame Callahan. D’autres piscines, d’autres nageuses : La Féline de Tourneur, Romy Schneider chez Jacques Deray, Suspiria d’Argento (récemment celle, arty et risible avec son drap en apesanteur, de It Follows). Un espace culturellement féminin, un lac géométrique dont le rectangle répond à la ligne droite du fusil, au bloc (« chu d’un désastre obscur », chantait Mallarmé pour Poe) funéraire. Les femmes liées à l’eau, leur sang s’écoulant une fois par mois, l’effusion liquide précédant l’accouchement, l’urologie érotique (ou pas) du X et des mictions nocturnes à Venise, ville-miroir de cette qualité aquatique (La Clé de Tinto Brass). Un oasis de ciment, une spectaculaire scène de crime, un décor naturaliste et surréaliste, une estrade sacrificielle.


Zoom arrière – « Je vais et je viens/Entre tes reins », se régalait Gainsbourg – et dans la plainte d’une corne de brume, Scorpio réintègre le champ, évidemment à gauche du cadre, en bonne orthodoxie iconographique chrétienne, emplacement sinistre (étymologie connotée) ; précisons ou rappelons que l’auteur de ces lignes n’écrit pas de la main droite (ou ne tire pas de celle-ci, tel Newman chez Penn dans Le Gaucher, justement). Notez la superbe composition du plan, digne d’une toile-mosaïque à la Nicolas de Staël : les deux grandes artères de circulation, la diagonale sur la gauche, l’évasement en forme de V (un pubis ? Of course !) du toit en bordure de cadre, la piscine au centre, foyer des deux regards, celui du tueur et du spectateur voyant ce qu’il voit à travers la lunette, sa position de voyeur métaphorisée avec plus de dangerosité que chez Hitchcock (Fenêtre sur cour). Horizontalité du plan d’eau, verticalité de l’hôtel-pénis. Le tueur cyclopéen porte un pull incongru et des gants noirs transalpins (Il gèle en enfer, nous dit Mocky). Il surplombe l’événement, se détache de son acte uniquement perçu via la visée ; les entraînements « virtuels » de l’armée américaine procède d’une identique mise à distance, la guerre comme un jeu vidéo, un écran sur lequel bougent de vagues silhouettes-cibles à terre, à des années-lumière, plus lointaines encore que la fille sur le toit-terrasse, qu’il s’agit de terrasser, de mettre à terre (avant leur mise en terre). La vie imite l’art, les assassins aux mains propres se croient à l’abri dans leur ubiquité numérique : grave erreur, de stratégie et de morale, discours-mensonge que le cinglant Redacted viendra corriger, expurger, littéralement, par l’excès polymorphe de ses images interdites (et l’amant létal de Lana Del Rey, dans un registre moins martial mais pareillement américain, joue aussi aux Video Games…).


Un visage anonyme, les yeux clos, sur les vocalises d’une choriste angélique, anxiogène, après les cloches et carillons d’église (devançant l’épisode sis à Saint-Pierre-et-Paul, avec son tourniquet bicolore affirmant Jesus Saves) de la stèle et la rythmique irrésistible, quoique dissonante, liée à l’apparition du tueur. Le caractère menaçant et hallucinatoire de la scène – qui dit Ténèbres ? – passe aussi par la musique inspirée de Lalo Schifrin, qui lui confère une sensualité malade, un érotisme malsain, parvenant à évoquer dans un bref motif à huit notes les noces américaines d’Éros et de Thanatos, d’une culture des armes, du « divertissement pour adulte », de l’image-reine, du corps obèse et sculpté/commercialisé, d’un pays de snipers et de stars, d’horizon et de promiscuité – ce que donnent à voir le zoom ou le téléobjectif –, de richesse impudique et d’extrême pauvreté. Siegel, cinéaste par essence américain, ignoré chez lui, encensé ici, notamment par les jeunes critiques des Cahiers du cinéma (nous en faisions un peu trop, avouera Godard). Ophélie déjà morte avant de recevoir la balle fatale dans le camée jaune, bleu et noir du plan.


Insert (oui, comme dans la pornographie) sur la gâchette ; impuissance de Scorpio, chasteté de Harry. Le film X, un genre puéril, pour citer Melville, lui-même illustrateur homoérotique avéré (Woo, toujours). Scorpio et Callahan, ennemis intimes, deux côtés opposés de la même pièce, scission insupportable d’une seule persona ; tout le film va s’échiner à les disjoindre, à les réunir, à les faire se croiser, se défier. Duels de flingues, de sexes (réplique improvisée, admirative et amusée du Scorpion devant le Magnum sorti de la main gauche : « My, thats a big one ! »), étreinte très masculine dans un univers dépourvu de femmes, entre ombres et lumières, chute(s) et salut, profanation et rédemption. Appuyer pour tuer, appuyer pour filmer (shoot to kill, indeed). Stewart et sa Winchester '73, Scorpio et sa Springfield : transposition du western dans la ville, après le brouillon sympathique dUn shérif à New York. Un éclat rouge sur l’acier bleu de l’arme (tenue par Jamie Lee Curtis dans le bien nommé Blue Steel de Kathryn Bigelow).


Une fleur rouge sur l’omoplate rose (et gauche) de la brune inconnue. Chair déchirée dans l’eau brouillée, qui la fait tournoyer sur elle-même. Comment appeler cela, sinon un Sudden Impact ? Hors de la numérisation des effets spéciaux, un « coefficient de réalisme » très élevé, assorti/renforcé par une détonation sèche sur la bande-son. Aucune grandeur, rien De l’assassinat considéré comme un des beaux-arts (caro Dario relisant Thomas de Quincey) : Siegel, formé à la série B, connaît la valeur d’un plan nu, d’un langage sans arabesques ; son formalisme, répétons-nous, s’abreuve à la « vérité », au dépouillement du regard. Chez notre cinéaste, la beauté ne procède pas de l’esthétisme, et le raffinement graphique ne dévitalise ni ne désincarne jamais les images, qui conservent leur chair blessée. Extrême précision du tireur, du réalisateur, du monteur.


Cri muet de la cible. Elle ne hurle pas mais suffoque et s’étouffe. Grandeur tragique de ces quelques secondes durant lesquelles nous voyons sur l’écran une femme en train de mourir, une comédienne (Diana Davidson, actrice australienne « non créditée ») en train de jouer, un mythe cinématographique en train de naître. Le visage se tourne vers le ciel, vers la lumière, en quête de secours qui ne viendront pas, d’une réponse que nul ne peut fournir. Symbolisme, certes, mais sans transcendance : les mâles peuvent s’affronter vaillamment et salement, contemporaines enluminures, la femme meurt (et enfante) dans une indicible douleur, qui ne se dit pas, qui ne se crie pas, ici et maintenant, à chaque projection/diffusion/visionnage, sur toute la largeur de l’écran-écrin, morte-vivante dans son maillot de soleil et sa piscine de larmes, promise à la noyade, en holocauste à l’énigme maudite du monde, de sa violence masculine, couplée aux hommages de cinéastes. Nous ne savons rien d’elle mais son râle liquide, son appel d’air désespéré, aussi proches pour notre oreille que son cadavre encore chaud sous nos yeux, nous bouleversent brièvement. Combien de femmes faudra-t-il tuer encore pour réaliser des chefs-d’œuvre, avant de savoir enfin les aimer dans la vraie vie ? Sondra Locke, dans Le Retour de l’inspecteur Harry, réalisé par Eastwood himself, viendra venger toutes ses sœurs d’infortune, artiste du chaos, de la destruction, cependant porteuse, peut-être, d’une déchirante promesse d’amour pour notre cher Harry le Charognard (en VF, ce qui rajoute au bestiaire, avec le scorpion et la grenouille), arrivé au bout de son aventure filmique, le dernier volet virant à l’auto-parodie assumée.     


Elle semble s’élancer pour plonger dans les eaux troubles de la psyché américaine des années 70, mais flotte en fait à la surface d’un linceul marin très loin de Paul Valéry, dans sa grâce indicible de mannequin noyé. Autour de l’impact/orifice/blessure, l’eau trop bleue et scintillante commence déjà à rougir, temps réel du massacre diffusé le soir dans les maisons nationales au JT. Les Dents de la mer ou la queue (in cauda venenum) du scorpion. La mort en cette piscine, à nouveau – pour Deray, Delon noie Ronet, son double de cinéma, à Ramatuelle –, en ce format idoine de pierre tombale, qui ne magnifie plus les plaines ouvertes des pionniers, de l’imaginaire qu’on leur rattache, mais le cercueil de ciment du temps présent. Cinéma désenchanté, attristé, d’une virilité névrotique et rageuse.


Le Sauveur, croit-on et croit-il, apparaît enfin. Le nom de l’acteur se superpose à son image. Dénotation/connotation, signifiant et signifié, héraldique et cinéphilie. Son épiphanie s’apparente à une entrée en scène, soulignée par l’escalier en plongée lui aussi. Un flic noir en uniforme tient la porte à l’inspecteur blanc en civil (costume gris très chic avec pièces de cuir aux coudes sur petit pull bordeaux). Entrée dans la fiction et la légende, dans « l’ère du soupçon » (Watergate and Co.) et des malentendus : Magnum Force afin de corriger la trajectoire balistique/idéologique de L’Inspecteur Harry, ou d’expier son « scandaleux » succès, en décimant les Cavaliers de l’Apocalypse motorisés conçus par Milius, adepte auto-proclamé d’un pouvoir autoritaire devant plus à Robert (E. Howard) qu’à Benito (M. comme Meurtrier, Lang bis). Lettres jaunes de la charte graphique et parabolique. Lunettes noires pour masquer le regard, pour s’abriter des rayons diaboliques, pour s’en faire une cuirasse fragile face aux monstruosités du quotidien. Ardeur du soleil noir nervalien à midi ou à Minuit dans le jardin du bien et du mal. Motif musical cool dans la tapisserie sonore (et latine) de Schifrin, jazz singulier, creuset du funk (la basse) et du disco (les cordes emphatiques).


Une arrivée « en fanfare » dédramatisée à l’aide d’un chewing-gum et d’un froncement de sourcils inimitable. Notez la cravate du fonctionnaire, les verticales du mur d’enceinte ou de prison (Alcatraz, voisine et prochaine évasion). Harry dans le labyrinthe, Belmondo dans l’Enfer de Dante (et sur les toits de Paris, ceux de Verneuil, pas ceux de René Clair) : deux images de la masculinité armée de ce temps, face à des abstractions issues de formes littéraires – le bestiaire médiéval, la mythologie antique – injectées « au forceps » dans la trame populaire et métaphorique du « septième art ». Harry, dans le labyrinthe de Frisco, pourchasse un jumeau dégénéré, l’enfant qu’il ne put avoir, son reflet déformé, mais bien trop reconnaissable. L’Inspecteur Harry ou une tragédie américaine et dédoublée, masquée par l’adoubement public et la crucifixion critique. À-plats de gris et de bleu remplissant le cadre, matière visuelle et organique : Siegel, peintre prolétaire d’une légende dorée.


Panoramique jusqu’au cadavre dans son suaire, flanqué d’un coroner et d’un témoin en peignoir et tongs. Le parasol trop blanc, la pelouse artificielle, la baie brumeuse (Fog City, surnomme-t-on la ville) au loin, semblable à un rêve ou une illusion : artefacts à la Douglas Sirk, troublés par le sang logé dans l’angle droit du cadre, tache indélébile sur le joli tableau en plastique. Eastwood acteur et producteur, le nom ironique de sa compagnie, Malpaso, s’affichant sur sa démarche (d’un bon pas). Diagonales de la piscine et de la terrasse, verticale du pied de parasol, courbe de l’escalier menant à l’eau, horizontale de la chaise-longue : graphisme équilibré autour d’une pointe de rouge nichée dans un cyprès, rime fixe au barbouillage rougi de la piscine.


Une femme à terre et deux hommes à son chevet, dans la courbure anamorphosée de l’image due à l’objectif. Derrière eux s’élève le totem funeste. Harry ôte ses lunettes, geste de deuil, de recueillement (baudelairien ou plébéien). Le titre du film surgit en deux temps et deux tons : double Callahan, double Eastwood, flic pourri (mais pas « ripoux ») chargé des « basses besognes » du maintien de l’ordre et veuf au cœur tendre capable de s’éprendre, une douzaine d’années après, d’une tueuse en série qui lui ressemble. Image poignante et fugace, qui résume l’enjeu du film et les rapports ambigus du réalisateur/producteur/acteur avec Miss Locke ou d’autres. Tuer un scorpion pour venger une vierge, occire sa part d’ombre pour renaître en pleine lumière. Harry va devoir suivre un jeu de piste macabre, avatar de saint Georges muni de son dragon à lui (une caricature dévoyée de hippie, entrecroisant l’innocence et la sauvagerie, sorte de prémonitoire Marilyn Manson sans Columbine ni gothique d’opérette).


Eastwood sur le point de devenir une star, mais encore homme des foules perdu dans l’ombre des villes, anonyme chasseur dans la pénombre du plein jour, à la base des tours, jumelles ou non, qui fomentent au-dessus de sa tête une nuit américaine plutôt que racinienne. Une enseigne rouge à droite du cadre, cohérence visuelle et flamme sauvegardée des autels, tarkovskiens (Nostalghia) ou pas.


Après un panoramique vers un carrefour à angle droit, le même mouvement à la verticale, sur l’immeuble du tireur, avec un drolatique et renversant effet de mickeymousing par Schifrin. Juxtaposition d’une façade que l’on dirait new-yorkaise, d’un bloc d’ombre à gauche (logiquement) et du building futuriste au centre. Le temps d’une contre-plongée, Metropolis rencontre le générique de La Mort aux trousses et croise le 11-Septembre, que présageaient les totems de King Kong. Cadrage de la puissance létale, faille implicite et invisible – surexposée « en boucle » quarante ans plus tard – de l’orgueil architectural, Babel multiculturelle, épicentre du mouvement pour les « droits homosexuels » en terrain de jeux machiste. Siegel film avec un pragmatisme qui ne fait pas obstacle à l’interprétation, voire à l’exégèse (que notre athéisme nous garde de tout prosélytisme !), mais au contraire les suscite et les attire en aimant audiovisuel, à l’instar de Scorpio obsédé par Harry, de Callahan repoussant le monstre trop proche. L’herméneutique revendique sa subjectivité, ou bien se réduit à un dogme, à une redite, à de l’information. Callahan voit le monde à travers le regard de Siegel, et nous voyons le film du réalisateur à travers nos propres yeux, sans lunettes noires (celles d’Eastwood ou de Carpenter jouant les Ken Loach dans Invasion Los Angeles).


Ce puits de lumière au bord duquel se penche Callahan, on le reverra bientôt, sous une autre forme, moins abstraite (Mondrian ?), dans une scène éprouvante, filmée au téléobjectif, quand les policiers découvriront encore un cadavre, cette fois celui d’une adolescente de quatorze ans, violée puis abandonnée, inutile rebut, au fond d’une excavation. Puits sans fond de la douleur, de la déréliction (et délicatesse de l’accompagnement musical, en quelques notes éthérées au xylophone). L’Inspecteur Harry combine constamment horizontalité et verticalité (scène du sauvetage du suicidaire sur son rebord d’immeuble, « mise en boîte » par l’acteur), sommets et abysses, élévation et perdition, avec l’acmé de la séquence dans le Kezar Stadium, arène pour deux gladiateurs modernes, terrain plat et vide, avec le cinéphile pour seul spectateur, quitté à la dernière seconde par une caméra en hélicoptère qui semble reculer devant l’acte du flic « torturant » le suspect blessé sur du free jazz (tout se tient entre les guillemets, dans cette complexité invisible et intolérable à ceux, critiques ou non, qui ne voudraient avoir affaire qu’à des catégories étanches et définies, au cinéma ou dans la vie). On se souvient de la phrase de Nietzsche sur l’abîme-miroir, qui nous renvoie notre regard à force de le fixer : Harry Callahan s’engage sur une voie (biblique et métaphysique) très étroite, au risque de perdre l’équilibre et son âme.


L’immeuble et ses faux airs d’usine, bien avant la cimenterie de l’épilogue. De quoi s’agit-il exactement ? Que contiennent ces énormes citernes à l’arrière-plan, qui obstruent le ciel dans leur massivité carcérale et inhumaine ? Le plan suivant répond laconiquement, et, une fois encore, de manière très symbolique.


Voici la solution du rébus visuel, sise avec ironie sous le nom de l’acteur interprétant le maire (impeccable et fidèle John Vernon, tout droit sorti d’un Ford, le cinéaste, pas la marque de voiture vue en placement de produit discret dans le plan de rue !) : Eastwood erre dans une station d’épuration. Après le chlore de la piscine, la boue urbaine (la boue sexuelle, disait Denner dans Peur sur la ville), la boue excrémentielle des corps et des cœurs, la boue propice à tarauder tous les nettoyeurs du cinéma US, avec Bronson (Un justicier dans la ville) ou De Niro (Taxi Driver) en pères tutélaires. Mais ils ignorent le verset sur la paille et la poutre dans les yeux accusateurs, ces contempteurs du temps, ces hommes blessés pensant panser leurs plaies en supprimant les oppresseurs de l’espace public (et donc privé, avec l’avènement généralisé de la « société du spectacle », dont Scorpio connaît les rouages et les ficelles, maître médiatique des marionnettes). L’Inspecteur Harry ne se situe pas dans le sillage du vigilante movie mais dans celui de l’allégorie, de l’eschatologie, du choc des valeurs et des symboles. Callahan ne demande pas justice pour sa famille ou sa guerre, il cherche à exterminer un principe fondamental qui le constitue lui aussi, sa disparition ne pouvant que conduite à la sienne propre, à une forme de suicide reconnu (et avoué dans le geste final de l’étoile lancée dans le lac verdâtre et industriel, sur le thème élégiaque et développé de la gamine martyrisée).


Russell Mulcahy dans Razorback, Alan Parker dans Angel Heart ou George Pan Cosmatos dans Cobra réemploieront ce plan iconique d’un ventilateur d’usine. Deux cinéastes venus du clip et de la publicité, un troisième dont le film peut volontiers se lire en remake « décomplexé » du Siegel, à la mode fantasque, flashy et joyeusement factice d’un certain cinéma des années 80. Siegel, là encore, ne renonce pas au réalisme, et ses pales ne se transforment pas en ailes d’hélicoptère (celui d’Apocalypse Now), ni en quelconque marqueur d’un style daté d’une époque largement dominée par l’esbroufe, pas seulement sur grand écran. Observez aussi le cercle du conduit d’aération, cohérent avec le reste des figures géométriques/sexuelles/religieuses.


Callahan monte un escalier à main nue, petite frère de Kong escaladant le Chrysler Building pour y déposer sa belle, avec une délicatesse adorable et tout sauf bestiale, dans un dédale en métal d’ombres et de travées de ciel : l’occasion de saluer le travail du directeur de la photographie Bruce Surtees, « Prince des ténèbres » auquel nous consacrâmes un article ici même, en évoquant plus précisément Sudden Impact.


Un homme en équilibre au-dessus du vide, sur La Corde raide de son destin et de sa gloire à venir (l’opus de Richard Tuggle, plus ou moins remplacé par Eastwood devant et derrière la caméra, trop timoré mais in fine assez passionnant en autoportrait officieux, prenait pour point de départ l’ambiguïté consanguine entre le flic à la sexualité « déviante » et le tueur de prostituées ; l’une des affiches alternatives de L’Inspecteur Harry énonce clairement leur gémellité autiste et solitaire : « Dirty Harry and the homicidal maniac. Harry’s the one with the badge »).  





Un panoramique circulaire nous fait « survoler » San Francisco (sur la bande-son, une sirène de police puis de navire), toujours avec ce jeu de lignes et d’espaces, de positionnements sémantiques : Callahan se tient au même endroit, exactement, que Scorpio, mais dans le cadre droit du champ, son parfait opposé ; on comprend pourquoi, et dans cette correspondance spéculaire gît une ressemblance bien plus troublante que les « jeux de rôle » des profilers du petit écran, qui se targuent de pénétrer les psychés troublées des Esprits criminels. Siegel, cinéaste béhavioriste, ne s’embarrasse pas, Dieu (du cinéma d’action) merci, de psychologie, encore moins de logorrhée d’élucidation (cf. le monologue du psychiatre à la fin de Psychose). Il filme une morale en actes, et cette façon de filmer constitue sa seule morale, inattaquable en dépit ou en raison du clair-obscur volontaire du scénario.


Le grand Lalo Schifrin s’autorise sur son nom au générique un petit effet de signature musicale, avec la reprise du motif de Harry, qui nous renvoie gentiment à ce procédé fort usité durant l’âge d’or hollywoodien (L’Inspecteur Harry, film novateur et classique, narratif et abstrait, thriller et drame intérieur, ainsi que, disons, À bout portant).


Le flic avise la piscine, regard de rapace (Quand les aigles attaquent) qui tente non d’imaginer mais de reconstituer, de mesurer la géométrie du massacre. Au loin, derrière lui, le Golden Gate Bridge apporte sa touche rouge à l’ensemble gris.


Un plan que doit apprécier Lynch, avec sa texture granuleuse, ses ombres obliques et profondes, la douille dorée en contre-point, ramassée à l’aide d’un stylo d’ébène dont la pointe pénètre parfaitement la « chemise » vide. Une balle d’argent pour tuer le loup-garou du pacifisme, du tribalisme, de la révolution des mœurs des seventies ? Scorpio, force mauvaise qui va, sans autre but que de détruire le Bien, détient aussi, on le soulignait, un aspect enfantin, à la Alex dans Orange mécanique ; L’Inspecteur Harry, tel L’Exorciste, pourrait encore se lire en choc générationnel, en conflit œdipien entre le père de famille autoritaire et endeuillé face à son fils putatif enragé par le climat et le contexte, rejeton monstrueux d’une contre-culture pas seulement poussée dans les fleurs et l’union libre, mais aussi au sein des assassinats d’actrices enceintes et des émeutes raciales, sans parler du « théâtre des opérations » asiatique.


Avant la fin ouverte (démission selon Eastwood, pied de nez selon Siegel), un autre mystère : qui écrit à Harry depuis Provo, Utah ? Quel expéditeur pour cette enveloppe à son nom, envoyée sur son lieu de travail, dans laquelle il glisse le projectile ? L’analyse plan par plan réserve de ces jolies surprises, et l’œuvre, à ce niveau, ne saurait bien sûr être limitée à aucune lecture…


L’inspecteur, au centre du cadre, scrute quelque chose droit devant lui mais tenu hors-champ. Une montre visible à son poignet : le film de Siegel comporte une harassante et « courue d’avance » course contre la montre, où le flic se retrouve presque aussi à bout de souffle que la victime de la piscine, en vain. Faux suspense et faux espoir, aiguilles impitoyables contre lesquelles Eastwood courra une fois encore, mais celle-ci avec succès, dans le ratage de Jugé coupable.   


Le « grand homme » de haute taille (et des hautes plaines) se plie pour lire une missive fixée à une antenne (de TV ?). Tout à l’heure, il se courbait pour regarder dans le puits. Plus tard, Scorpio va martyriser son corps et son visage ensanglanté, sous sa cagoule rouge de catcheur SM et près d’un monument historico-religieux (la croix évoquée supra). Le beau costume ne tiendra pas longtemps, souillé par la guerre fratricide. Dans Les Proies, ses amoureuses hystériques lui coupaient une jambe, l’émasculaient symboliquement. Déjà chez Leone, dans Le Bon, la Brute et le Truand, Eastwood subissait un chemin de croix comme le prix à payer pour sa (trop) belle gueule, dans un dolorisme réduisant à néant son statut de héros invincible et cynique (ou faussement raciste ici). Sur la route de Madison et Million Dollar Baby, sublimes mélodrames amoureux sur deux femmes aimées et perdues, retravailleront la matière première de l’acteur – et de n’importe quel comédien, sur scène encore davantage – : son corps, alors vieilli, amoindri, filmé avec une impudeur généreuse et touchante. Eastwood se met à nu quand il se dirige, au propre et au figuré.


La lettre de Scorpio vient parapher la séquence, d’une durée de six minutes environ, sous l’intitulé « Produit et réalisé par Don Siegel » (trois abréviations : Clinton, Donald et Andrew – ah, cet esprit démocratique de « l’usine à rêves » étasunienne). Double signature et lancement du programme du film, un peu comme dans Mission impossible. Attrape-moi si tu peux, lance le scorpion à la grenouille (très fine et très virile) et Siegel lance son protagoniste dans le récit, dans le mouvement du long métrage, jusqu’alors figé dans la stase de l’exposition (le tueur agit immobile). Tout ceci arrache l’unique mot prononcé (Le Samouraï en parallèle pour un prologue tacite) : « Jesus ! » (« Bon Dieu ! » en VF), exclamation assourdie, triviale et sacrée, entre juron et supplication, réutilisée par Scorpio, dans le final, face à son ange exterminateur juché sur un pont.  


L’ultime plan de notre découpage, qui suit avec fidélité celui du film, mais perd nécessairement son effet global d’expérience visuelle, sonore et rythmique, se pose en reflet inversé de ce qui précédait. L’affaire devient publique, avec la lecture de la lettre raturée, d’une écriture de cancre (le montant de la rançon en lettres et en chiffres !), par le maire, dans la nuit artificielle mais symbolique de son bureau, qui, sidéré, ne prononce pas le mot tabou (nigger), s’interroge sur la nature du Mal, déplore l’état de ses finances l’empêchant d’honorer la demande du criminel, avant de recevoir l’inspecteur précédé par sa (mauvaise) réputation. Les talents conjugués de Surtees et de Siegel brillent dans ces ténèbres remarquablement claires, dont la noirceur et la lumière mentales, épousées, abouchées l’une à l’autre, nourriront également Le Sang du châtiment, autre chef-d’œuvre dans lequel Friedkin asphyxie le spectateur plongé dans l’esprit  maudit d’un assassin comme les autres, boy next door sévissant à Noël et sans les explications provoquant la compassion de Peter Lorre (ce refus de tout psychologisme, de toute justification de la délinquance par une situation socio-économique, faisaient déjà bondir la critique, surtout démocrate, face au Scorpio de Siegel).



L’Inspecteur Harry de Don Siegel comporte d’autres trésors, mais bornons notre prose à cette image et au montage étudié : ils donnent une idée du film dans son intégralité, de sa problématique morale et religieuse (pléonasme), de sa valeur documentaire et symbolique, de sa sensualité solaire tressée à la nuit la plus obscure, de sa richesse graphique et rythmique à l’unisson de la simplicité biblique de son argument. Siegel ne se prit jamais pour un auteur (lecture conseillée : son autobiographie chez Faber & Faber, intitulée A Siegel Film), mais chaque plan du début de son film démontre admirablement son talent de cinéaste, et lui confère son souffle, son ampleur et sa puissance, dans l’agencement magistral, chorégraphique, de tous les éléments divers et unifiés que nous venons d’examiner. Un artiste nous donne (nous impose) à contempler une vision du monde et de l’art, un alliage de beauté et de crudité, celles du monde en miroir de l’œuvre, ou l’inverse, un artisanat porté au plus haut point d’expressivité, avec une humilité de moyens, une discrétion d’effets, une ambition d’intentions – et de réalisation, surtout, dans la double acception du mot – qui aboutissent à la pérennité sereine de l’œuvre. Don Siegel, grand petit homme aux films à redécouvrir et à célébrer, appartient de plein droit à cette famille, comme Dirty Harry et Scorpio appartiennent à la nôtre, faux frères terrifiants et familiers, flux d’énergie enivrants projetés sur la toile de notre esprit, dans le miroir immortel et terni de Madeleine ou Judy...
  

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