La Dernière Séance : Le Cinéma au cinéma
Poe philosophait sur l’ameublement ; en équilibre sur un accoudoir
grenat, des remarques sur l’espace cinéphile…
Le monde ne suffit pas, jamais ne
suffit ni ne suffira.
En ce début de nouveau millénaire,
les ombres de la caverne platonicienne continuent à s’animer.
Certes, nous ne les prenons plus pour
la réalité, mais de toutes nos forces désabusées, nous voulons être abusés, de
tout notre cœur politique brisé, nous souhaitons avec impatience qu’elles s’y
substituent.
« C’est le lieu » affirme
le laconique chauffeur de la locomotive du génocide, et la cartographie
spectrale du désastre établie par Lanzmann, malgré ses neuf heures épuisantes
en rime aux neufs mois de gestation de la bête immonde, malgré ses rediffusions
TV au-delà de minuit, le créneau idoine des films d’horreur et de la
pornographie, ne peut se dérouler qu’ici.
De quel lieu parle-t-on
exactement ?
Le lieu des fantômes, la
matrice-tombeau d’Artaud, aux sièges profonds comme les lits des amants baudelairiens,
le caveau rempli d’odeur de pop-corn,
de parfums humains, de pollution sonore (les scies de la radio en préludes
commerciaux).
Le cinéma ? Historiquement, une
attraction de foire (aux monstres que l’on montre), un accessoire de lupanar
(s’échauffer avant de passer aux choses sérieuses, avec ou sans Belle de jour).
Poser son œil de cyclope sur le Kinétoscope d’Edison, épier à travers le trou de serrure les silhouettes
minuscules dans leur danse de Saint-Guy : une occupation davantage puérile
que voyeuriste, une innocente activité pour grands enfants (américains).
Les Lumière n’inventent pas, stricto sensu, le cinéma, mais le
commercialisent, assurément, et le centralisent : des temples profanes pour répandre leur bonne nouvelle, une internationale vitrine où projeter les
bobines tournées aux quatre coins du monde quadrillé.
Annexion du réel, mise en espace
temporelle de l’exotisme, prises de vues pas encore dénommées actualités,
réalisateurs-reporters éclairant/édifiant les masses laborieuses.
Un spectacle à moindre coût des deux
côtés de l’écran et ne tirez pas sur le pianiste, au risque de vous assourdir
avec le bruit de la machine à découdre, alors caméra autant que projecteur.
Croix de Malte et incendie inaugural,
baptême du feu lourd d’enjeux ; guerre de brevets, procès d’industriels et
de trusts, droit à l’image avant
l’heure et droit de copie appliqué à la réalité ; ne plus vendre mais
louer les bandes, révolution économique d’une illusion d’optique promise à un
grand avenir.
Pendant ce temps-là, les indigènes et
les intellectuels s’interrogent. Sortilège ou foutaises ? Septième art ou
bazar ? Dans les ciné-clubs autoproclamés, des théories s’édifient, des
esprits délirent sur les possibilités surréalistes de la camera si obscura, et le
bon peuple, majorité silencieuse conviée aux frasques bon enfant du muet, paie
sa place modique.
Religion des images neuves et
pourtant tellement anciennes, puisant aux sources poussiéreuses du comique, de
la tragédie, de l’éducation et du tabou ; le véritable opium étend son
empire à l’échelle planétaire : le monde entier se met à
parler/penser/rêver en cinéma.
Méliès s’enferme dans son studio, il
sait bien qu’il pourra planter sa fusée phallique dans une Lune androgyne, bien
qu’il ignore encore que ses farces et attrapes poétiques et naïves, ou versées
dans l’actualité du temps (Cuba martiale, Dreyfus reconstitué), ne le
conduiront qu’à vendre des jouets sucrés dans un magasin de gare, avant de
succomber à un cancer dans une maison de retraite spécialisée.
Enfermements, espaces clos, ennemi
intérieur invisible, asphyxie des effets spéciaux qui nimbent la vie de
magie : une panne de manivelle et l’omnibus se métamorphose en corbillard,
signe sinistre pas assez pris au sérieux, épiphanie de hasard d’un art par
essence funéraire.
Ailleurs, on cherche le soleil et les
grands espaces ; on les trouvera près d’un bois de houx encore vierge
d’exploitation immobilière.
Cinéma de plein air, cinéma de
pionniers, Griffith et son lys brisé, Griffith et son ode aux cagoules
pointues, le masque de la mort blanche pour effrayer avec délices les bonnes
consciences sudistes dans le confort sommaire des Nickelodeons ; naissance d’une nation raciste et cosmopolite,
drapeau tricolore et cœur de ténèbres, capitale abusive d’un art grâce aux
guerres d’abord européennes.
Puis les cathédrales disséminées dans
les beaux quartiers, les salles présomptueuses cherchant à concurrencer le
théâtre, puis le Scope en riposte à l’invasion domestique de la lucarne
riquiqui, puis le Dolby autiste des années 70, puis la 3D en resucée d’un
format quinquagénaire.
Dans la salle pleine à craquer, les
spectateurs chahuteurs et dressés – apprendre à regarder, à L.A. par exemple,
cf. Carpenter – mettent tous au même moment les mêmes lunettes en carton aux verres
teintés en plastique : la créature du lac noir paraît sourdre de la toile,
se hisser jusqu’à eux ; les démons de Bava et d’Argento effectueront pour
de bon la traversée, tandis que Max Renn s’enfouira entre les lèvres vaginales
et pas très cathodiques de la prêtresse SM d’une nouvelle incarnation.
Rose pourpre du Caire et invention de
Morel ; public angoissé de Bigas Luna et main obéie de Paul Vecchiali ;
un double mouvement de va-et-vient entre la salle et l’imaginaire, entre la
géométrie euclidienne et l’infini de l’utopie, entre ceux qui veulent pénétrer
dans les images et les autres qui veulent s’en pénétrer, dans l’ivresse de la
confusion, de la transsubstantiation.
Le mirage de la vie nous réjouit, les
vingt-quatre natures mortes par seconde prennent vie dans le vertige
mécanique ; automatisme de l’organisme, rémanence de la persistance
(rétinienne), Gestalt et Weltanschauung.
Le storytelling des politiciens, le feuilleton convenu de la crise, le
terrorisme abouché au film catastrophe, la sexualité paupérisée/rémunérée, les
religions problématiques, les mouvements migratoires en mutations
géographiques, l’art du recyclage post-moderne, l’agonie programmée d’une
planète bleue et la colonisation prochaine d’une planète rouge, sans oublier la
hausse du prix des cigarettes ni la baisse promise des impôts, outre tous les
grands tracas et les petits bonheurs d’une existence humaine – ce réseau
d’information (acception factuelle et numérique), cette fiction vraie, cela
s’oblitère enfin dans les salles.
« Entrez de votre plein
gré », accueille avec suavité le comte D. son clerc de notaire, le trop
virginal Mister Harker.
Eskimos rangés au frigo, affiches
géantes remplacées par des tableaux électroniques et disparition à peine
remarquée de l’hôtesse mélancolique immortalisée par Edward Hopper – tout se
perd, ma bonne dame, hors le sésame séculier pour participer à la cérémonie sur
le point de commencer (pas vrai, Jim ?) : un petit carré de papier
avec horaire et prix de la séance.
L’obole versée à Charon et au CNC,
vous poussez la porte à battants, telles celles du grand restaurant régi par de
Funès, pareilles à un hublot de navire, celui de Mason en Nemo ou de Fellini
avec son rhino d’opéra, vous traversez le Styx, vous subissez une modification
qui ne doit rien, fort heureusement, au Nouveau Roman.
Personne, pour l’instant. Le calme
avant la tempête ? Pas vraiment, si l’on considère le genre de films que
vous allez voir. Mais que vaut encore la notion de genre ?
Le début des années 70, disons. Dans
l’obscurité, une femme embrasse un homme glissant sa main sous sa jupe – retour
vers le futur et souvenir au présent, l’écriture ressuscite autrefois et
suscite aujourd’hui ou demain des images mentales (le scénario, objet rassurant
pour convaincre le réalisateur, l’équipe et les financiers).
La Gradisca en bordure de Rimini,
bien sûr, mais aussi Freddy Krueger en plein cauchemar, Jacques Perrin avec son
montage paradisiaque des baisers censurés ou Betty/Diane et Rita/Camilla sur
leur autoroute perdue – esprit du cinéma méta, es-tu là ?
On se mire dans la spectatrice
admirée, on salue Narcisse dans la figure agréablement horrible du grand brûlé,
on pleure et sourit en miroir du gamin devenu adulte cinéphile, on embrasse les
deux filles en deux faces d’une seule persona
en nage ou en larmes.
« Vous êtes déjà mortes au
monde » prévient le duc de Blangis à l’entrée du château sadien, à l’orée
de cent vingt journées transposées bien plus tard par Pasolini ; quelle
étrange activité que de s’enfermer ainsi, de se couper du monde dans la coupe
des plans, de s’extraire du flux social en réclusion individuelle (à perpétuité,
puisque nul ne guérit de sa cinéphilie) !
Le partage, le synchronisme des
émotions, les têtes tournées ensemble dans la même direction, le regard levé
opposé à celui, baissé, face à la télévision, la fabrique godardienne d’oubli
et de mémoire – évidemment, mais pas seulement, et beaucoup d’individualisme
aussi, une mosaïque silencieuse de solitudes, à cinq centimètres d’un coude, à
des années-lumière d’une chevelure.
Extinction progressive de la lumière
(ou des glissements du désir, dirait Robbe-Grillet), veilleuses au sol pour
veiller des vieillards et des gosses, signaux lumineux de SORTIE avec la menace
diffuse de la claustrophobie, du feu tapi dans le flicker du projecteur (conspiration des ténèbres rendue caduque par
les clés USB).
Se déplacer, sortir de chez soi, de
sa peau et de sa conscience, le joli défi de Dalí hissant son expo tout en haut
d’une tour ; la physique et la métaphysique, la gymnastique et
l’esthétique, le court trajet menant au bout du monde.
Retour à la matrice, rouge utérin,
bleu de chambre d’enfant, velours hors-saison et blanc aveuglant de
l’écran ; haut-parleurs noirs en surplomb, rangées de sièges bien
ordonnées en légions incitatrices ; le générique en sas fictionnel.
Voir des films en voiture : il
était une fois en Amérique ; voir des œuvres préservées : il était
une fois les cinémathèques ; voir des traductions domestiques : il
était une fois la VHS puis le DVD puis la VOD ; Truffaut en fanatique
logique de la vidéo.
Désormais, des églises désertes ou
désaffectées, reliques anachroniques – et des multiplexes, et des salles de
quartier commémorées, et une dématérialisation généralisée du support (la
pellicule ? Une rose bientôt réduite à son nom).
Le cinéma accomplit matériellement et
symboliquement un saut quantique, laissant loin derrière lui les tentatives
d’explication, les témoignages documentaires et les récits sur le vif (misère
du making-of) ; le mystère gît
dans le matériau et filmer en HD ne revient pas à tourner un long métrage
similaire.
Chaque langue exprime sa vision du
monde, différente et tangente à celles des autres idiomes. La salle en question
d’acoustique : écouter les films et non plus seulement les entendre, dans
le bruit des villes ou le babil familier du foyer.
Le visionnage à domicile permet une
proximité renforcée jusqu’à l’intime, mais la projection donne du champ, de la
voix, de la perspective. Les physiciens relativistes et le principe
d’indétermination énoncé par Heisenberg : l’observateur crée l’expérience,
la salle modifie le film ; importance cruciale du contexte, de la
subjectivité, des conditions de l’expérience scientifique/artistique.
Dans le faisceau lumineux issu de la
cabine divine se pose une question de vie ou de mort ; les puissances du
cinéma, décuplées dans leur terreau d’élection, dans la chambre noire et
pourtant claire comme aucune autre, s’avèrent si captivantes que les ombres
nous émeuvent, nous irritent, nous dérangent et nous caressent.
Celui qui frémit sur le mur à
quelques mètres de moi, je me rends compte qu’il me ressemble ; celle qui
se met à nu devant l’objectif invisible, à la fois mon œil et radicalement
étranger à lui, je tombe amoureux de sa fragilité courageuse, de ses rides
agrandies ; ceux qui volent dans
les chasseurs Zéro après avoir rêvé de les dessiner, celles qui dansent et
succombent et soupirent dans leur académie fribourgeoise, je les suis dans leur
chorégraphie, immobile en mouvement (le Nautilus, à nouveau).
Et quoi de plus bouleversant qu’un
visage sur grand écran ?
Les héroïnes de Pabst, Dreyer,
Cassavetes, Lynch ; la salle en place de Grève, en espace d’autopsie, en
alcôve bénie ; derrière le tissu immaculé ou le drap itinérant bat le cœur
de femmes perdues, respire le souffle d’un monde doté de sens, se déploient les
fresques contemporaines et laïques des légendes dorées, des frises littéraires
des cathédrales.
Mythologies massives et
réactualisées, périls éternels à affronter, art et industrie, commerce et
transcendance : la salle de cinéma donne à vivre vraiment le cinéma, à
l’éprouver avec tout son corps, à s’abandonner à lui – pas d’arrêt sur image,
pas de version à choisir, pas de suppléments souvent navrants.
La nudité extrême du film durant son
jaillissement, et son emprise empirique sur le spectateur ; au cinéma, on
fait l’amour avec les images, chez soi, on baise avec elles : deux
rapports (de force) divergents, deux temporalités opposées, deux façons d’être
au monde que l’on se gardera de juger, de jauger, parce que notre passion
existentielle les réunit, les pratique et les interroge ; ah, cette belle
diversité des visages, des lieux, des mots prononcés !
La vidéo instaure une dialectique à
base de solipsisme, la salle tresse un réseau d’énergies et d’attention. Dans
le hors-champ de la réalité, les spectateurs ne se perdent pas de vue. Dans la
liturgie mercantile, ils communient à leur insu. Dans l’isolement d’un
appartement, l’univers d’un créateur saute au visage et aux yeux d’une
individualité. S’ouvrir aux autres via
le quatrième mur ou se prémunir du réel dans l’autarcie mortifère des otakus.
Pas de manichéisme, pas de jugement
de valeur, pas de nostalgie. Le cinéma excède la salle et le domicile, le
compartiment de train et le cellulaire tenu à l’horizontale. Les images de
cinéma se distinguent aisément de leurs consœurs, malgré le formatage, le
clonage, le gaspillage.
L’amour est à réinventer ? Que
l’injonction rimbaldienne nous serve à remodeler le cinéma, à raffermir notre
amour (du septième art), à ne pas désespérer dans les ténèbres transpercées par
la clarté en apesanteur.
La myriade d’usages, de
personnalités, d’histoires singulières finit par tramer une seule et unique
tapisserie visuelle et sonore et de la joie, de la beauté, de la confiance et
de l’ardeur nous attirent encore dans le miroir (sans alouettes) des fantômes
(ou au-delà).
« Stepping out of the page
into the sensual world » susurrait Kate Bush sous influence joycienne –
imitons-la avec plaisir, dans le fertile mélange des espaces et des
situations : lire la sensualité du monde, écrire la complexité du réel,
éprouver la vérité d’artefacts et ne plus craindre la facticité ou l’éphémère
d’une autobiographie.
La mort nous attend patiemment, elle
qui transforme la salle de cinéma ou d’attente – l’écume friable des jours
passés en projets, en espoirs, en fantasmes – en chapelle ardente, mais cela
nous le savions dès les premières secondes de notre home movie, et la caméra, à l’instar de la Terre, continue
cependant à tourner.
Les lumières, brutalement, se
rallument ; la parturiente serre les dents avant sa délivrance ; le
pendu sous son arbre médiéval connaît une ultime extase ; l’amoureuse
reçoit l’offrande mortelle dans un cri (« You put your disease in me! »
rugit Isabella Rossellini) ; la lame brillante s’enfonce dans le ventre
d’un peintre en Toscane ou d’un poète-cinéaste sur un terrain vague à
Ostie ; mille et une voix à chanter, mille et une gorges à trancher, mille
et un films à célébrer pour rester en vie encore une journée, jusqu’au bout de
la nuit.
La nuit nous appartient, mon amour,
car nos nuits sont plus belles que leurs jours.
La dernière séance d’Eddy Mitchell ou
de Peter Bogdanovich, la première d’inconnus.
Vous regardez votre montre et le
Temps dilaté regagne son cadran, vous vous levez à l’unisson des derniers
retardataires, vous parvenez, sans vous presser, au trottoir devant
l’établissement. Dans votre dos, une file anonyme attend sagement.
Devant vous, l’aventure – la vôtre,
celle de Lelouch ou d’Antonioni – se poursuit.
Très beau texte, très bien vu, dans l'esprit de Guy Debord et noblesse oblige,
RépondreSupprimeron n'en sort pas de ce cinéma de la société du spectacle en effet...
"Le dos de Marion Brando et la chemise de Baby Doll ont nourri les fantasmes de tant de cinéphiles qu'on en vient à oublier que Tennessee Williams est avant tout un grand écrivain américain trop négligé en France : ses nouvelles sont des chefs-d'œuvre de baroque, de tendresse et d'ambiguïté ; des personnages qu'aurait pu dessiner Norman Rockwell y trouvent une fin délicieuse dans les cinémas mal famés et tous les clichés du Sud y sont pulvérisés avec une minutieuse et prodigieuse perversité.
Sucre d'orge - WILLIAMS, Tennessee "
Merci !
SupprimerDe TW au ciné, je retiendrais surtout Soudain l'été dernier par Mankiewicz, La Nuit de l'iguane selon Huston ; la présence de Mesdames Gardner, (Katharine) Hepburn, Kerr, Taylor bien sûr pas pour rien, on en veut encore...